3. L’empan emblématique

Ce qui nous paraît essentiel dans la pratique de l’emblème, c’est le privilège accordé à travers les siècles soit à l’épigramme, soit à la figure symbolique, impliquant la possibilité d’une disparition de l’un ou l’autre. L’emblème ne requiert plus obligatoirement ses trois éléments d’origine, et l’appellation s’applique aussi à des formes qui ne présentent que l’image ou que le texte. Se dessine ce que nous appelons un véritable empan emblématique dont les deux formes extrêmes sont, d’une part, le texte seul, d’autre part, l’image seule. Entre ces deux extrêmes se situe tout l’espace possible de la création emblématique dont l’emblème au sens plein, constitué à la fois d’une image et d’un texte, serait la forme centrale équilibrée. A partir de ce point d’équilibre, et en tendant vers l’un ou l’autre des deux extrêmes, on rencontrera donc des dominantes plus ou moins accentuées, celle de l’image ou celle du texte.

Si on retrouve dans l’aphorisme des caractères comme la brièveté, la discontinuité et la dimension gnomique qui sont les équivalents de la condensation, du détachement et de la dimension morale du texte de l’emblème, en revanche, la présence dans ce dernier de l’image, de la figure gravée, semble dépourvue d’équivalent dans le poème charien. Nous avons cependant suffisamment insisté sur le mode de la représentation dans le poème charien pour pouvoir y reconnaître un alter ego écrit de l’image : le récit d’une part, avec des séquences narratives et descriptives, les images analogiques d’autre part, sont différents types de figuration propres au code écrit, mais qui sont indéniablement une forme de représentation. D’ailleurs, si l’effort de mise en page des emblèmes a suscité leur présentation isolée sur une seule page, ce fut pour que la saisie de l’image se fasse instantanément, notamment dans sa dimension narrative, sa dimension de “récit”. Lorsque l’emblème accentue sa tendance à l’image dans le code pictural, le poème charien développe quant à lui le mode du récit ou de l’image dans le code de l’écrit.

Dans son déploiement du récit et de l’image, ou dans son économie poétique du genre parfois réduit à l’aphorisme, le poème charien s’établit parfaitement dans cet empan emblématique. Par son parcours et son exploration incessante des possibilités d’un genre qui mêle représentation et discours, il donne des équivalents aussi bien de l’emblème équilibré que de sa dominante figurative, dont les poèmes en prose sont souvent les meilleurs représentants, ou de sa dominante discursive, qui correspond davantage à l’aphorisme, en conservant toutefois presque toujours une once du versant quitté.

Même s’il admire un enlumineur comme Jean Fouquet, René Char ne réalise pas, en toute rigueur, des emblèmes au sens ancien. Il crée cependant une poésie qui relève selon nous de cette pratique symbolique, qui en est peut-être l’héritière, d’une façon plus libre. La proximité avec le genre de l’emblème nous paraît d’autant plus pertinente pour cerner la poétique charienne qu’elle nous permet de prendre en compte les textes mais également les recueils car la conception poétique de René Char dépasse très souvent le texte, notamment dans l’accompagnement artistique que les poèmes ont suscité.