2. L’expérience de La Nuit talismanique

Selon Edmond Nogacki, la peinture de René Char est un “ aboutissement poétique attendu ” 747 . Le poète effectue ses premiers dessins en 1943, sur papier : ils sont l’épure d’un segment de réalité, c’est la couleur qui domine plus que la représentation, car les éléments situationnels sont évités. L’expérience devient plus intense dans les années cinquante et les supports se diversifient. Il peint de petites planches avec de la gouache et de l’encre de chine, sur lesquelles des fragments poétiques sont pyrogravés. Le support peut être aussi minéral, pierres et galets étant également peints et assemblés. Edmond Nogacki voit dans la matérialité et les dimensions réduites des supports la volonté du poète de “ réifier sa poésie ”, et de la “ vérifier dans le réel ”. Les oeuvres de cette période mêlent le dessin et l’écriture. Le dessin, souvent naïf, reprend des motifs simples, comme l’oiseau, le soleil et la bougie, qui appartiennent à l’univers du poète. Ils sont accompagnés d’un texte plus ou moins long, simple titre, légende ou commentaire, créé avec le dessein ou repris à un poème antérieur. Dans La Nuit talismanique 748 , une peinture représentant une bougie est ainsi sous-titrée d’une phrase inédite : “ Tenir son livre d’une main est malaisé ”. En revanche, à un dessein représentant une amande dans sa coque se superpose le texte du poème “ La Grille ” 749 .

Si on peut voir dans ces expériences un aboutissement poétique dans une perspective diachronique, on peut plus curieusement y lire le déclenchement de la création poétique dans l’écriture de La Nuit talismanique. L’image n’est pas une illustration de ce qui lui préexiste, un texte poétique, mais elle le précède et le suscite : “ Supportant mal l’électricité, sa lueur immobile, perçante et froide, je m’éclairais à la bougie et je commençais à écouter certains poèmes déjà commencés, en amorçant d’autres. Ainsi naquit le dessin et le recours à la couleur. Mon tourment s’agitait, signe peut-être que j’étais dans le vrai. la couleur pour moi : quelque chose d’humide, de secourable. J’avais des encres de Chine étrangères, de toutes couleurs ; je me suis mis à dessiner, à peindre sur des cartons blancs que me procurait Guy Lévis Mano et sur des écorces de bouleau que je chapardais dans la forêt de l’Epte et faisais sécher entre les pages d’un gros dictionnaires, durant des semaines. Ensuite, je les affinais pour les préparer à l’écriture. Cet apprentissage m’a pris un an. J’étais comme un analphabète au milieu d’un livre qu’il n’arrive pas à lire. Je m’obstinais. Quand l’écorce du bouleau était définitivement peinte, je la fixais à l’aide de deux petits clous sur sa planchette pour me convaincre qu’elle n’était pas sacrée ailleurs. Des débuts de poèmes sont nés ainsi, tous étaient nocturnes. je traçais des fulgurances que j’entourais de cire de couleur. Puis ils filaient vers leur destin d’oiseau 750  ”. C’est la réalité qui provoque un geste de représentation qui la reproduit le mieux possible. Mais si le dessin précède ainsi le texte, il s’agit en fait de “ rester le plus proche du réel pour toutefois et paradoxalement le transcender ” 751 . On retrouve l’idée d’un processus d’abstraction, mais il ajoute une étape préliminaire qui est celle d’une vérification de la réalité, d’une expérience matérielle du monde, que l’utilisation de supports difficiles renforce. Cette étape ménage une plus grande transition entre la réalité et sa vérité poétique.

Au-delà d’un réel goût pour la calligraphie et de la nécessité poétique de retrouver l’envie d’écrire, on peut voir dans cette expérience l’esquisse d’une rencontre souvent rêvée entre le texte et l’image, rencontre que l’emblème avait précisément réalisée.

Notes
747.

Edmond Nogacki, René Char, Orion pigmenté d’infini ou de l’écriture à la peinture (enluminures, illustrations, poèmes-objets), 1992, p. 176.

748.

Voir La Nuit talismanique, 1972.

749.

“ La Grille ”, La Parole en archipel, O. C., p. 386.

750.

Notes, O. C., p. 1259.

751.

Edmond Nogacki, loc. cit.