IV. Conclusion

Le mouvement d’abstraction s’inscrit dans la dynamique du poème. Il est progression, de multiples façons. Si cette progression n’est pas toujours visible linéairement, elle dépend de la diversité des formes poétiques qui ne reflètent cependant pas une diversité de poétiques mais plutôt différents degrés d’un même mode symbolique. La poésie de René Char contient trois formes majeures qui sont le poème en prose, le poème en vers et le poème aphoristique, mais ces différents formes participent d’une poétique unique. Il n’y a pas d’un côté une poésie-image, et de l’autre une pensée sans image.

Eluard a concentré sa pratique poétique dans le titre L’Amour, la poésie où la juxtaposition restitue l’identification des deux termes, la concomitance entre ces deux modes d’être que la linéarité de l’écriture et de la lecture ne peuvent qu’approcher grâce à la présence d’une simple virgule. Pour René Char, une telle simultanéité existe, mais elle rapproche deux autres termes qu’il faudrait tous deux mettre en parallèle avec la poésie : la réalité, la vérité. Le poète cherche à approcher la vérité du monde par la justesse des mots.

“ Grand réel ”, “ réalité noble ”, “ irréel ”... : la variété des termes pour désigner l’autre côté du miroir est le reflet de la tension constante qu’il suscite. Les formes, dynamiques en elles-mêmes et les unes par rapport aux autres, reflètent autant que les mots la recherche de ce point de fuite que le regard poétique guette à l’horizon de la réalité. C’est sans doute dans le passage, qui est aussi un pari, de l’émotion particulière née de la réalité, à une émotion universelle devant une vérité découverte que se situe la poésie de Char. Mais ce passage est un lieu de tensions formelles destinées à “ capter les signes d’une aventure commune ” dans le trajet poétique que résume “ Vétérance ” :

‘Maintenant que les apparences trompeuses, les miroirs piquetés se multiplient devant les yeux, nos traces passées deviennent véridiquement les sites où nous nous sommes agenouillés pour boire. Un temps immense, nous n’avons circulé et saigné que pour capter les traits d’une aventure commune. Voici que dans le vent brutal nos signes passagers trouvent, sous l’humus, la réalité de ces poudreuses enjambées qui lèvent un printemps derrière elles. 755

Si dans le substantif vétérance, on peut lire l’errance du poète dans le monde à la recherche des signes, le mot lui-même renvoie à une expérience, signe de qualités et garantie de récompense. Mais l’expérience poétique ne s’est pas désignée autrement que par des mots tels que “ propositions ”, “ parole en archipel ”, “ vers aphoristiques ”, “ chants ” et “ chansons ”. “ Signes ” du monde et “ signes ” des mots, “ traces ” réelles auxquelles répondent les “ traces ” poétiques. La forme se dérobe avec le sens, à moins que ces “ traces ” soient précisément le meilleur terme pour désigner la tentative poétique d’une connaissance de l’être :

‘Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. 756
Notes
755.

“ Vétérance ”, La nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O.C., p. 500.

756.

“ Les Compagnons dans le jardin ”, La Parole en archipel, O. C., p. 382.