Si la poésie de René Char est communication, elle porte sur la connaissance du monde dont elle révèle la double nature. Elle élucide le mouvement d’abstraction qui fait passer de la réalité d’une circonstance au “ grand réel ”, mouvement d’abstraction dont nous avons étudié les différentes formes. Indice référentiel par excellence, le nom propre perd, dans un emploi poétique, sa valeur mondaine, mais donne en revanche la clé du rapport au monde qu’établit le nom commun et qui est un rapport d’adéquation. Si le nom propre permet de comprendre que le nom, en poésie, n’est pas vraiment ou seulement référentiel, le nom commun actualisé de façon privilégiée par l’article défini permet d’en préciser l’avantage : à la perte de la notoriété, il ajoute celle de l’unicité. Le nom tire de son actualisation par l’article défini la faculté de renvoyer aussi bien à un événement particulier qu’à une vérité générale. Cet événement particulier est certes perçu par un sujet, mais il prend une résonance qui dépasse sa seule individualité et qui confère au lyrisme charien une portée transpersonnelle. La force de déplacement qui affecte le sujet regardant se transpose également sur l’objet regardé : la représentation du monde fait l’objet de déplacements métaphoriques qui le déréalisent d’autant mieux que l’analogie laisse souvent place à l’image qui propose une re-description de la réalité et un accès possible au “ grand réel ”. Au détour métaphorique fréquent s’associe la métonymie qui traduit une recherche de formulation directe de la qualité essentielle, qui émerge de la réalité en même temps que son expression acquiert une autonomie syntaxique. Le passage de la réalité au réel s’effectue le plus souvent dans l’instant d’une circonstance, dans le temps ponctuel de la saisie de l’essence. C’est pourquoi la temporalité du “ grand réel ” n’a pas la permanence d’une éternité mais l’intensité d’un hors-temps qui vient redoubler le temps vécu. La forme poétique est alors l’espace dans lequel sont non seulement représentés la réalité et le réel, mais surtout le passage de la première au second. Ce passage s’opère dans l’espace-temps du poème lui-même, selon un cheminement symbolique original de type emblématique puisqu’il prolonge la représentation d’une expérience vécue par l’expression de sa vérité. De la nomination à la prédication jusqu’à la forme du poème, l’abstraction fait émerger le réel d’une réalité qui reste nécessaire.
La poésie charienne est doublement “ productive ” : dans la dynamique de la réalité au “ grand réel ”, qui est mouvement du monde, dans lequel s’enracine une circonstance, à la saisie de son essence ; dans la dynamique du poème, qui représente ce mouvement d’abstraction. La poésie produit une essence au sens où elle la fait émerger, et le poème en est la représentation. Le terme abstraction, considéré comme un processus, rassemble parfaitement les différents faits de langue et de style observés : “dé-référenciation”, généralisation, dépersonnalisation, déréalisation, “essentialisation”, “intemporalisation”, “emblématisation” sont pour partie des néologismes purement opératoires que nous formulons pour les associer dans un même suffixe de sens actif, et qui pourraient être les noms des différents mécanismes d’une poétisation de la réalité. Mais, au-delà de la séduction d’une telle identité phonique, l’idée d’abstraction suffit à caractériser une poétique dynamique, d’autant plus que l’achèvement de ce mouvement d’abstraction n’est jamais atteint, et qu’il ne laisse pas régner l’abstrait.
L’essence de la réalité n’a rien d’un acquis éternel. C’est une vérité d’expérience, enracinée dans la temporalité d’une circonstance, aussi brève soit-elle : “ Il n’y a pas de siège pur ” 758 . C’est dans l’instant d’une circonstance que sa vérité nous enlève, mais le ravissement n’a rien d’une possession ni d’une contemplation. Le premier texte de Moulin premier, qui commence sur ces mots de “ connaissance productive du Réel ”, s’achève sur le caractère instantané de la saisie :
‘Tels nous serons introduitsLa poésie se fait passeur : elle permet un passage de la réalité d’une expérience au réel, mais elle s’en tient à la représentation de ce passage. Si elle est “ réception ” de la réalité, elle n’en est pas le réceptacle : l’adjectif “ vécue ” vient non pas gager le poétique sur du biographique, mais souligner la nature personnelle du passage représenté. La poésie de René Char naît bien d’un mouvement affectif que le mot “ commotion ” du premier poème de Moulin premier annonçait, elle est bien la “ matière-émotion ” 759 dont le quatrième aphorisme de ce même recueil donne la formule. Entre la matière du monde et celle des mots joue l’émotion du poète, récepteur doublement sensible puisqu’il joint l’affectivité à la sensation : selon la belle formule de Georges Mounin, “ l’émotion, c’est l’infra-rouge de la connaissance ” 760 .
Matière des mots avant d’être matière d’un monde dans le poème, la poésie de René Char n’est pas uniquement une oeuvre de sens, dont la portée éthique s’enlèverait sur des mots qui lui seraient subordonnés. Dans la fabrique du poème, les mots sont forgés dans leur signifié comme dans leur signifiant, et deviennent une force “ productive ” du sens en même temps que du texte. Cette dynamique fonde plus qu’on ne pense la poétique charienne de la maturité 761 . Au-delà de cette dynamique phonique dont l’exploration est à poursuivre, et d’un déploiement lexical et sémantique plus souvent souligné, une approche stylistique permet d’examiner la mise en œuvre de régularités linguistiques et de constater leurs limites. Certains emplois dépassent en effet ces régularités qui ne peuvent toujours les justifier. C’est ainsi que le nom propre, en perdant sa référence, s’enrichit d’un véritable sens, et que la représentation pronominale se voit bouleversée par un incessant déplacement des formes par rapport aux personnes désignées. La poésie se crée parfois sur les limites de la langue : elle échappe en partie à la clarté de ces systèmes, celui de l’article défini, ou celui des temps verbaux, et se montre réfractaire à tout calibrage aux normes linguistiques. La stylistique de la poésie s’établit ainsi sur ces marges, entre l’ordinaire et l’inouï de la langue. Du phonème à l’énoncé en passant par le lexème, la matière des mots suscite déjà une représentation du monde. Précédant même parfois la signification, elle laisse pressentir un réel qui parvient à se dévoiler en deçà de toute formulation, le “ réel d’avant le mot et qu’on nomme poétique ” 762 .
Matière des mots en relation étroite avec la matière du monde, le poème entretient une relation particulière avec la réalité à laquelle René Char donne le nom de “ vérification ” et qu’il explicite en évoquant l’œuvre de Balthus :
‘Ce qui m’attache à l’œuvre de Balthus, c’est la présence en elle de ce rouge-gorge infus qui en est l’artère et l’essence. L’énigme que j’appelle rouge-gorge est le pilote caché au cœur de cette œuvre dont les situations et les personnages égrènent devant nous leur volonté inquiétante. Le décalogue de la réalité d’après lequel nous évoluons subit ici sa vérification : l’oiseau qui chante son nom termine en fil d’Ariane. [...] 763“ Présence ”, “ essence ”, “ énigme ”, “ réalité ”, “ vérification ” : certains “ alliés ” du poète sont à ce point doublement “ substantiels ” que de nombreuses formulations qu’il leur applique s’appliquent également de façon confondante à sa propre pratique. Le rouge-gorge est “ l’essence ” d’une réalité signifiée par des “ situations ” et des “ personnages ”. La réalité est ainsi vérifiée par l’art dans sa capacité à en extraire l’essence. Le poème de René Char effectue une semblable “ vérification ”, qui retrouve son sens étymologique, celui d’un accès à la vérité. Et si “ Madeleine qui veillait ” relate la rencontre avec une inconnue comme un événement étonnant, c’est qu’elle se produit curieusement après l’écriture du poème “ Madeleine à la veilleuse ” :
‘[...] Ce poème m’a coûté. Comment ne pas entrevoir, dans cette passante opiniâtre, sa vérification ? A deux reprises déjà, pour d’autres particulièrement coûteux poèmes, la même aventure m’advint. Je n’ai nulle difficulté à m’en convaincre. L’accès d’une couche profonde d’émotion et de vision est propice au surgissement du grand réel. [...] 764La réalité vient vérifier le poème, mais en se dépassant, en se faisant réel incarné. L’étonnement ne porte donc pas sur la rencontre, mais sur l’inversion de l’ordre de l’abstraction qui veut que l’expérience précède sa vérité, inversion qui est aussi un dépassement. La réalité fait retour, mais sous la forme du réel. Après avoir suscité la disparition de la réalité, le poème réussit à
‘[...] obtenir [son] retour sous la forme d’une présence entièrement satisfaisante. C’est alors l’inextinguible réel incréé. 765La justesse du poème ne tient donc pas uniquement à la justesse des mots, mais à la justesse du rapport entre le poème et la réalité.
Matière du monde “comprise” dans la matière des mots, la poésie est l’acceptation d’une certaine ignorance sur le monde qui se dit. Le poète partage cette expérience avec le philosophe, contre le scientifique, ces trois figures 766 que nous convoquons de nouveau avec Michel Deguy : “ Le savoir du non-savoir favorise-t-il la pensée, en ce sens que la pensée serait ce qui permet de comprendre en profondeur le destin technique de l’humanité (thème heideggerien) sans rien savoir de technologique (voire même : à condition de ne rien savoir de technologique) et à défaut de la moindre capacité technicienne ou “scientifique” ? Telle “pensée” alors serait “la même” à l’œuvre en poésie comme en philosophie ? ” 767 . Si le vrai et le réel peuvent s’“ ajointer ” aussi bien dans l’une que dans l’autre, cette gémellité ne doit pas étonner car elle est originaire, et se manifeste dans leur accompagnement mutuel, où “ l’une ne peut rien sans l’autre ”. Si le poème fréquente ainsi la philosophie, c’est qu’il “ s’enlève sur le fond d’une différence à la fois rigoureuse et confuse entre la pensée-poésie et ce qui n’est pas elle, ne sera pas elle, ne peut pas être elle ” 768 . La poésie est dans un rapport de “ rompre-avec ” la philosophie. Et si la poésie de René Char “rompt-avec” l’ontologie et l’éthique, à l’inverse Heidegger “rompt-avec” la poésie, de même que Merleau-Ponty, surtout dans l’orientation finale de leur pensée.
Matière du monde dans la matière des mots, la poésie de René Char vient souvent illustrer le jugement d’hermétisme porté sur une partie de la poésie du XXème siècle. Mais la volonté de communication du poète pourrait bien déplacer l’hermétisme du champ du poème à ceux de la réalité et du réel qui l’habite. La clôture du poème et l’utilisation d’un langage d’initiés ne seraient que le reflet de la fermeture du monde au sens, ne serait que l’écriture d’une ignorance acceptée ou d’un savoir difficile. Le monde échappe doublement à la connaissance. D’une part la réalité n’est plus que ce que le regard qui l’observe en fait et, si elle se multiplie ainsi, elle se détériore également sous le regard hégémonique du scientifique qui s’accompagne d’actions concrètes. D’autre part, il semble être dans la nature de ce réel de se dérober sans cesse. Sa différence avec la réalité trouve un écho dans l’opposition que Lacan a établi précisément entre ces deux notions : la réalité est la représentation du monde extérieur, elle est ce qui est accessible au symbolique, dans le champ du langage, tandis que le réel est toujours là, mais à la lisière du symbolique, comme ce qui “ ne cesse pas de ne pas s’écrire ”. Exclu du symbolique, expulsé de la représentation de la réalité, il y fait donc retour comme un invisible présent. Contre cette double complexité du monde, celle que les hommes créent, et celle qui lui est constitutive, “ il faut tenir désespérément son parti ” :
‘A la fin du XIXème siècle, après des fortunes diverses, la nature, encerclée par les entreprises des hommes de plus en plus nombreux, percée, dégarni, retournée, morcelée, dénudée, flagellée, accouardie, la nature et ses chères forêts sont réduites à un honteux servage, éprouvent une diminution terrible de leurs biens. Comment s’insurgerait-elle, sinon par la voix du poète ? Celui-ci sent s’éveiller le passé perdu et moqué de ses ancêtres, ses affinités gardées pour soi. Aussi vole-t-il à son secours, éternel mais lucide Don Quichotte, identifie-t-il sa détresse à la sienne, lui redonne-t-il, avec l’amour et le combat, un peu de son indispensable profondeur. 769Plus qu’une connaissance, c’est la reconnaissance d’une essence qui semble être la fin d’une poésie qui prend naissance dans l’émotion de la matière. Dans la reconnaissance se fond d’ailleurs aussi bien la découverte de la “ profondeur ” du réel, que cet “ amour ” déclaré pour la réalité. L’idée de reconnaissance les rend même indissociables, le sentiment de gratitude envers un monde qui se donne au poète n’existant que dans la mesure où il rend possible le dévoilement d’une essence présente quoique jamais élucidée. Mais la dernière difficulté de cette poésie de la reconnaissance, où “ on n’habite que le lieu que l’on quitte ” 770 , pourrait bien être l’envers de son dynamisme même, rebelle à tout établissement dans la certitude confortable d’une vérité :
‘Seule est émouvante l’orée de la connaissance. [...] 771“ La connaissance productive du Réel ”, Le Marteau sans maître, O. C., p. 61.
“ J’habite une douleur ”, Fureur et Mystère, O. C., p. 254.
“ Moulin premier, IV ”, Le Marteau sans maître, O. C., p. 62.
Georges Mounin, La Communication poétique, précédé de Avez-vous lu Char ?, Paris, Gallimard, pp. 41-42.
L’énigmatique “ Lysanxia ” de l’Eloge d’une soupçonnée superpose ainsi phonétiquement la Lyonnaise Louise Labé à l’anxiolytique dont ce titre est le nom (O. C. (éd. 1995), p. 845).
“ Flux de l’aimant ”, Recherche de la base et du sommet, O. C., p. 698.
“ Le Dard dans la fleur ”, Recherche de la base et du sommet, O. C., p. 681.
“ Madeleine qui veillait ”, Recherche de la base et du sommet, O. C., pp. 664-665.
“ Partage formel, I ”, Fureur et mystère, O. C., p. 155.
René Char lui-même les a convoquées en 1966 dans “ Le Souhait et le constat ” (O. C., pp. 745-746). Après avoir envisagé l’œuvre du philosophe, celle du poète et enfin celle du physicien, il achève le poème sur une question : “ Lequel des trois aménagera l’espace conquis et les terrasses dévastées ? ”. La réponse ne fait aucun doute.
Michel Deguy, “ C’est tout un poème ”, Europe n°849-850, “ Littérature et philosophie ”, janvier-février 2000, pp. 53-54.
Michel Deguy, Ibid., pp. 51-52 passim.
“ Arthur Rimbaud ”, Recherche de la base et du sommet, O. C., p. 731.
“ Arthur Rimbaud ”, Recherche de la base et du sommet, O. C., p. 733.
“ A une sérénité crispée ”, Recherche de la base et du sommet, O. C., p. 751.