Introduction

L’autisme infantile fait partie des énigmes que le nouveau siècle devrait résoudre. En effet, les questions qu’il pose en matière étiologique, clinique et thérapeutique ne sont que partiellement résolues.

La recherche dans le domaine de cette pathologie, rare mais inquiétante, est très active. Les connaissances issues des sciences cognitives et de la clinique psychanalytique, parfois contradictoires mais toujours fécondes, s’accroissent. L’accord actuel reconnaît des déterminismes plurifactoriels où s’intriquent les conséquences de possibles facteurs neurologiques, psychologiques et environnementaux. Aussi, l’autisme est identifié sur l’association, avant l’âge de trois ans, d’une déficience des interactions sociales réciproques, d’un trouble de la communication verbale, d’une restriction des activités et des intérêts. Il peut se présenter sous des formes variées et non plus seulement sous une forme « pure » décrite en 1949 par L. Kanner.

Sur le terrain de la pratique, des actions multidimensionnelles se développent. La recherche des signes précoces d’une potentialité autistique, essentiellement marquée par les anomalies et le défaut de participation du regard, permettent aux parents et aux professionnels de tenter de modifier au plus tôt une évolution autistique. Les actions de soins prennent en compte les dimensions psychopathologique et éducative nécessaires au développement de l’enfant. Les parents sont le plus souvent associés au travail des équipes. L’alliance thérapeutique avec l’équipe, la participation aux entretiens familiaux ou à un programme éducatif favorisent la communication et les relations entre parents et professionnels. Ces nouvelles modalités de travail répondent de façon plus satisfaisante aux souhaits des parents.

Pourtant, les évolutions des enfants autistes sont incertaines et diverses. Certains autistes restent sévèrement handicapés, n’accèdent pas au langage, persévèrent dans des conduites d’automutilation, tandis que d’autres parviennent à s’insérer socialement. Ces constatations interrogent parents et professionnels sur la validité des trajectoires institutionnelles suivies par les enfants. L’option « institutionnelle du soin » de l’enfant est-elle la plus judicieuse ? Les personnels sont-ils suffisamment qualifiés ? Ces derniers utilisent-ils la méthode de soins, d’éducation adaptée à la pathologie de l’enfant ? Ces questions fréquemment posées lorsque les enfants sont devenus adolescents ou lorsque l’évolution stagne, suggèrent un défaut de compétences à partir duquel il est facile d’imaginer que les collectifs soignants sont peu ou prou responsables d’une évolution insatisfaisante.

Sans ignorer que cela puisse se produire, nous savons aussi que bon nombre d’équipes soignantes s’engagent dans le travail thérapeutique et/ou éducatif auprès des enfants sans ménager leurs efforts. Afin de ne pas s’enfermer dans une situation psychique inextricable, il apparaît intéressant de considérer l’incidence de la pathologie sur les collectifs soignants. Plus précisément, quel effet inhibiteur les enfants autistes peuvent-ils avoir sur la qualité de l’engagement des soignants et des institutions qui, officiellement, les prennent en charge ?

Ici, il importe de rappeler comment, généralement, le développement de l’enfant autiste diffère de la norme, et comment, peu à peu, il entraîne ses parents dans l’inconnu et le désarroi total. Le mécanisme essentiel du retrait autistique étant une capacité de relâchement de l’attention appelé démantèlement par D. Meltzer. Les enfants autistes évitent le contact, se détournent de la voix humaine pour s’absorber dans un monde inanimé. Dès la naissance le développement des liens avec les personnes de l’entourage est entravé. L’intensité des échanges œil à œil entre le nourrisson et sa mère font défaut. Par la suite, l’absence de frontières somatiques et du processus d’incorporation induit par les troubles autistiques génère de nombreuses conséquences empêchant l’enfant d’avoir les échanges qui le construisent. L’expérience d’être de l’enfant autiste engendre une difficulté intense, une souffrance particulière et produit assez vite des oscillations extrêmes entre l’évitement, le retrait relationnel et l’intrusion. Dès lors les difficultés initiales se trouvent accentuées par un effet de boucle. De ce manque d’échanges, les parents souffrent et se sentent incompétents, car ils ont la plupart du temps déployé quantité d’énergie et de patience pour tenter de surmonter, malgré leurs angoisses, les difficultés d’entrer en relation avec l’enfant. Cela peut entraîner chez eux des sentiments de culpabilité, de l’épuisement psychique, de la dépression.

Les équipes soignantes qui reçoivent parents et enfants connaissent bien ces états psychiques et peuvent si elles n’y prennent garde, être entraînées corps et âme par ces tumultes. En effet, les troubles autistiques ont la particularité de ne pas se limiter à l’individu qui les porte mais de se diffuser dans son entourage, qu’il soit familial ou institutionnel. Dans ce sens, J. Hochmann parle d’un trouble de la communication qui serait « contagieux ».

La tâche première de l’institution qui est de soigner et d’aider les enfants autistes à retrouver un certain plaisir à penser et à communiquer peut se trouver compromise par la mise en place de défenses massives sclérosant la dynamique institutionnelle. D’une manière générale les équipes soignantes sont conscientes de ce risque et cherchent à le prévenir. Fréquemment une large plage de temps est consacrée au travail de repérage des contre-attitudes induites par le fonctionnement psychotique et autistique. L’élaboration qui doit être sans cesse renouvelée au sein d’une équipe soignante s’avère être un instrument précieux et dynamisant pour le fonctionnement institutionnel.

Quoiqu’il en soit, l’âpreté du trouble autistique et sa nature archaïque semblent engendrer des manifestations démesurées : passions ou au contraire silence complet, sentiment de précarité, ou plus encore, d’inanité. La pathologie autistique amène souvent à faire sortir chacun de ses catégories de pensée, de ses rôles, de ses compétences. Elle tend à enfermer chacun dans une pratique à l’exclusion des autres, fractionne la réalité. Ces faits de « contagion » et d’angoisse qui émaillent toute vie institutionnelle nécessitent de s’interroger et d’approfondir la question.

Je suis particulièrement concernée par ces problèmes, puisque j’exerce la profession de psychologue dans un hôpital de jour pour enfants. Confrontée très rapidement à la vie institutionnelle et à ses dysfonctionnements je me se suis rendue compte qu’une institution peut être soucieuse d’effectuer au mieux sa tâche mais qu’il arrive que la réalisation de ces objectifs se trouve entravée. Accueillir et soigner pendant plusieurs années des enfants présentant des troubles massifs, qui communiquent peu, qui érigent de grandes barrières pour se défendre de toute intrusion ne se passe pas sans heurts. L’institution, tous les membres qui la composent et moi-même devons régulièrement faire face à des conflits d’équipe bruyants à propos d’enfants la plupart du temps indifférents. Ces conflits passionnés m’ont parfois déstabilisés ne sachant plus ce que je devais penser de l’institution au sein de laquelle je travaille et ce que je ressentais à l’égard des patients.

L’hypothèse de travail principale se formule de la manière suivante : « L’autisme infantile par la singularité de ses modalités d’expression « contagionne » (c’est à dire contamine) les membres des équipes thérapeutiques, éducatives ou pédagogiques. Il est, de plus, possible de parler des mécanismes mis en jeu à cette occasion en termes de transfert et de contre-transfert. »

Deux questionnements sous tendent l’hypothèse principale. Je veux tout d’abord faire une représentation des principaux phénomènes de réaction de l’institution et des soignants à l’autisme des enfants. Ces actions et réactions des patients, comme des soignants et de leur institution ont été décrites par certains auteurs sous les étiquettes de « transfert et contre-transfert ». C’est par cette voie que j’aborde et développe le sujet. Je défends, dans la suite, l’idée que ces mécanismes sont principalement au nombre de quatre, que j’appelle indifférenciation, clivage, fascination et ritualisation.

J’étudie ensuite si la prise en compte par l’institution de ces phénomènes est bénéfique aux patients et/ou aux soignants : peut-on estimer avoir de bonnes raisons théoriques de croire que ces derniers peuvent ainsi trouver le moyen d’en contrôler partiellement au moins les effets.

Le document est divisé en deux parties.

La première partie, théorique, définit le vocabulaire adapté. La juxtaposition des trois termes : autisme infantile, contre-transfert et institution peut recouvrir des significations innombrables. Elle fixe les aspects des concepts qui nous intéressent et comment ils s’articulent pour servir de base aux hypothèses de travail. Elle ne répond bien évidemment qu’aux besoins de l’exposition des résultats. La deuxième partie, à caractère expérimental, décrit la façon dont mes hypothèses s’inscrivent dans le champ des réalités quotidiennes de six institutions et de certains membres de leur personnel soignant.

La première partie comporte trois chapitres.

Chapitre 1 . Pour pouvoir utiliser une extension légitime et précise du concept de contre-transfert freudien valable pour les institutions, je recherche à travers la littérature les éléments d’évolution du concept qui mènent naturellement à l’acception du terme que j’utilise. Pour ce qui est du sens du terme en psychanalyse freudienne, je m’appuie sur les textes de Freud et Ferenczi. Puis les textes de P. Heimann, M. Little, A. Reich, J. Guillaumin me servent à préciser l’évolution du concept et les différentes acceptions que l’on pourrait lui donner.

Chapitre 2. Je cherche à voir comment la description de la dynamique émotionnelle vécue dans les institutions qui accueillent les enfants autistes pouvait être faite en utilisant les concepts décrits au premier chapitre. Je commence donc par inventorier les éléments de littérature relatifs aux principaux courants théoriques qui définissent l’autisme infantile, et qui le présentent selon un point de vue dynamique reposant sur l’analyse des phénomènes définis précédemment comme relevant du transfert et du contre-transfert entre un enfant autiste et son thérapeute.

Chapitre 3. Je me penche sur l’extension possible de ces concepts aux institutions. C’est là seulement que l’on trouve justifiée l’utilisation dans ma recherche de l’extension du concept au domaine institutionnel. Les grandes lignes de quatre cas institutionnels très contrastés (B. Bettelheim, M. Mannoni, J. Hochmann, H. Buten) illustrent la légitimité du concept de dynamique transférentielle institutionnelle.

C’est à la fin de cette première partie que je peux en conséquence expliquer l’élaboration de l’hypothèse de travail relative aux positions contre-transférentielles - de l’institution comme du soignant - entraînées par les manifestations autistiques.

La seconde partie, consacrée à la clinique et aux institutions qui ont fait l’objet de la recherche sur le terrain, comprend trois chapitres. En préambule et sous le nom de méthodologie je présente les moyens de recueil et de traitement des informations.

Chapitre 4. J’expose les résultats de l’enquête par questionnaire. Les données recueillies sur l’organisation des institutions permettent de les comparer entre elles. Une lecture contre-transférentielle de ces mêmes données est également réalisée.

Chapitre 5. Je rends compte de l’étude de six institutions actuellement en fonctionnement, aussi différentes que possible. J’ai interviewé, de manière non directive, des membres du personnel soignant de ces institutions. Je recherche, pour chaque cas quatre positions contre-transférentielles ou contre-attitudes dont je postule l’existence. Elles ne s’avèrent pas toujours toutes présentes, et leur présence semble bien liée à des caractéristiques institutionnelles. Pour chaque cas, j’expose les éléments de l’histoire de l’institution qui permettent de comprendre les situations décrites pendant les interviews et les données réunies dans les questionnaires. Des extraits des interviews illustrent la vérification des hypothèses.

Chapitre 6. Je me risque à un exercice de synthèse en proposant une typologie relative à des institutions dont le rôle est de recevoir des enfants autistes.