1.2. Transfert et contre-transfert ne sont pas dissociables

Le terme de contre-transfert est couramment employé aujourd’hui par les psychanalystes, les psychologues et les autres personnels qui soignent des malades mentaux. Cependant comme le remarquent J. Laplanche et J.B. Pontalis dans le Vocabulaire de la psychanalyse,

‘« C’est en de très rares passages que Freud fait allusion à ce qu’il a nommé contre-transfert .»1

Freud évoque ce mot spécifique, contre-transfert (gegenübertragung), dans la correspondance qu’il entretient avec S. Spielrein2.

En fait dans les débuts de la psychanalyse, c’est le transfert, facteur thérapeutique pivot de la situation analytique, qui est au centre des théorisations. Freud en inventant la psychanalyse découvre son existence et ses effets. Il y a transfert, lorsque le passé du patient est rejoué afin de dire quelque chose à l’analyste. C’est en quelque sorte, après coup, de façon rétroactive, par l’écoute qui en est faite, que l’identification transférentielle est repérée. Selon M. Neyraut il y a non seulement une reconstruction d’un passé mais

‘« Quelque chose surgirait dans la pleine actualité de la cure ; de nouvelles manifestations psychiques concernant cette fois-ci les relations personnelles du médecin et de son patient. »3

Dès 1895, dans « Les études de l’hystérie », ouvrage rédigé avec la collaboration de J. Breuer, Freud rend compte des cas où telle patiente transfère des représentations inconscientes sur la personne du médecin :

‘« Le contenu du désir était apparu d’abord dans la conscience de la malade sans aucun souvenir des circonstances environnantes qui l’auraient fait replacer dans le passé. Le désir présent était alors, en fonction de la compulsion à associer qui dominait dans la conscience, lié à une personne qui occupait légitimement les pensées de la malade ; et, résultant de cette mésalliance que je nomme connexion fausse, s’éveillait le même affect qui avait entraîné en son temps la patiente à rejeter ce désir interdit.»4

O. Mannoni raconte dans « Freud », que si

‘« Breuer se désintéressa de ce qu’il avait lui-même découvert, c’est que pour des raisons contre-transférentielles obscures, il avait beaucoup de culpabilité devant les manifestations soudaines du transfert de sa patiente. Il n’a pas raconté la fin de l’histoire d’Anna O. ; mais Freud, à partir de confidences partielles, l’avait reconstituée avec le temps. Il avait fait soumettre la reconstitution à Breuer, et Breuer l’avait reconnue exacte. Anna O. avait eu une crise de crampes abdominales (causées par un fantasme d’accouchement). »5

La première cure psychanalytique est effectuée par Freud en 1899. La technique thérapeutique employée est différente de la « méthode cathartique ». Il laisse le patient choisir le sujet au lieu d’essayer de liquider les symptômes les uns après les autres. Il s’agit du traitement d’un cas d’hystérie : Dora. Freud publie le texte seulement en 1905 sous le titre de « Fragment de l’analyse d’une hystérie ». Dans les remarques préliminaires Freud explique ce report de publication par le fait qu’il faut délivrer l’intimité des analysés et que c’est quelque chose de délicat. Lorsqu’il reçoit Dora celle-ci est âgée de 18 ans. Cette jeune fille est amenée en consultation par son père en raison de symptômes hystériques. Le père a lui-même été soigné par Freud quelques années auparavant. Le traitement qui dure quelques mois s’articule autour de deux rêves. Freud souhaite à ce moment

‘« [...] mettre en évidence la manière dont l’interprétation des rêves intervient dans le travail analytique.»6

Pris dans les découvertes et les hypothèses que cette cure lui suscite, Freud fait beaucoup d’interprétations, et presse Dora de nombreuses questions. Après le deuxième rêve, soit trois mois après le début du traitement Dora décide de quitter Freud. Freud avait centré l’analyse du second rêve sur la reconnaissance d’un « fantasme de défloration ». En privilégiant cette hypothèse, qui était la sienne, et non celle de Dora il précipite le départ de sa patiente. Cette cure lui suggère néanmoins de nombreuses réflexions sur ce qui s’est passé et sur lui-même. Il conclut son exposé de la cure de Dora par ces mots :

‘« Je ne réussis pas à me rendre à temps maître du transfert ; l’empressement avec lequel Dora mit à ma disposition une partie du matériel pathogène me fit oublier de prêter attention aux premiers signes du transfert qu’elle préparait au moyen d’une autre partie de ce même matériel, partie qui me restait inconnue. »7

Freud se questionne après coup sur l’empressement de Dora. Il se demande :

‘« [...] serais-je parvenu à retenir la jeune fille si j’avais moi-même joué un rôle, si je lui avais montré un intérêt plus grand, ce qui malgré l’atténuation qu’y eut apporté ma qualité de médecin, eût un peu remplacé la tendresse tant désirée par elle. »8

Dans le post-scriptum, Freud regrette de ne pas avoir été assez attentif au transfert et à l’homosexualité.

‘« Plus je m’éloigne du temps où je terminai cette analyse, plus il me semble que mon erreur technique consista dans l’omission suivante : j’omis à temps de communiquer à la malade sur son amour homosexuel pour Mme K... était sa tendance psychique inconsciente la plus forte. J’aurais dû le deviner : personne d’autre que Mme K... ne pouvait être la source principale de ses connaissances sexuelles... »9

Freud a essayé de se situer dans le transfert de Dora : au début il remplaçait facilement le père de Dora dans l’imagination de celle-ci. En revanche, il lui était beaucoup moins facile de s’accepter comme objet d’un amour homosexuel pour Dora. Dans l’« Intervention sur le transfert » Lacan commente le cas Dora sous l’angle du transfert. Il remarque que Freud en raison de son contre-transfert revient trop constamment sur l’amour que Monsieur K. inspirerait à Dora. Il est d’ailleurs singulier nous dit-il

‘« [...] de voir comment il interprète toujours dans le sens de l’aveu les réponses pourtant très variées que lui oppose Dora. »10

C’est dans l’insistance de Freud à vouloir amener Dora à reconnaître un désir inavoué pour monsieur K. que Freud se fourvoie. Il faut dire que Freud a pour Monsieur K. une sympathie qui remonte loin, puisque c’est lui qui a amené le père de Dora en consultation. Lacan termine son commentaire de la façon suivante :

‘« Freud n’occupait plus la place d’interprète qui lui aurait permis d’interpréter ce qui était mis là en acte. »11

Pour Freud le terme transfert est au centre de toute la théorisation psychanalytique des processus psychiques et le concept de contre-transfert correspond simplement à une idée de contre-mouvement et d’opposition.

De manière générale, on s’accorde aujourd’hui sur le fait que l’un ne va pas sans l’autre, sur l’importance primordiale du mode d’échange, de la relation à deux qui se crée entre analyste et analysant dès que s’installe la situation analytique. De ce fait, le rôle du contre-transfert prend une valeur au moins égale à celle du transfert. D’après Devereux :

‘« Le transfert et le contre-transfert ont des sources et des structures identiques. C’est stricte affaire de convention que d’appeler « transfert » les réactions de l’informateur ou de l’analysé, « contre-transfert » celles de l’ethnologue ou de l’analyste.»12

L’auteur poursuit :

‘« Le contre-transfert, en agir, en affect, en pensée, consciente ou non - voire en élaboration théorisante - n’est plus sans doute pour personne, aujourd’hui, le résidu importun ou la rançon inévitable d’un manque de sérénité de l’analyste, qu’il conviendrait d’élucider et d’éliminer à tout prix pour que le processus du patient n’en pâtisse point. Il apparaît, au contraire, de plus en plus en sa réalité foncière d’instrument habituel, indispensable et même privilégié de la compréhension du transfert du patient, dans la constante interaction transfert-contre-transfert.»13

Notes
1.

LAPLANCHE J. et PONTALIS J.B., Le Vocabulaire de la psychanalyse, p. 103. (100)

2.

SPIELREIN S., Entre Freud et Jung. (129)

3.

NEYRAUT M., Le transfert, p.15. (115)

4.

FREUD S., Etudes sur l’hystérie, p.245. (51)

5.

MANNONI O., Freud, p. 43,44. (111)

6.

FREUD S., Cinq psychanalyses, p.8. (50)

7.

Cinq psychanalyses, op. cit., p. 88. (50)

8.

Ibidem, p. 82. (50)

9.

Cinq psychanalyses, op. cit., p. 90. (50)

10.

LACAN J., Intervention sur le transfert, p. 224. (96)

11.

Ibidem, p. 224. (96)

12.

DEVEREUX G., De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, p.75. (31)

13.

Ibidem, p.139. (31)