1.5.2.2. Le contre-transfert, un instrument de travail

Après la seconde guerre mondiale, de nouvelles interrogations se font jour à propos de l’activité psychanalytique. La réflexion de certains auteurs porte l’accent sur les affects éprouvés par l’analyste dans son travail avec le patient. Le contre-transfert est compris globalement comme un pare-excitations. L’élargissement du champ de la pratique psychanalytique conduit à la mise en question du rôle même de l’analyste. Ce mouvement d’interrogation largement suscité par les travaux de Ferenczi se prolonge. Les praticiens sont confrontés, et le reconnaissent, à des processus pathologiques, à des expressions transférentielles différentes en contenu et en intensité de ceux auxquels s’applique initialement la thérapeutique psychanalytique.

En 1946, M. Klein avec la découverte de l’identification projective apporte un concept nouveau qui va aider à la compréhension du contre-transfert. Elle montre que le processus de développement psychique du sujet comprend des positions schizoïde, paranoïde, dépressive. Elle explique l’identification projective de la façon suivante : la personnalité se sépare d’une de ses parties, en la projetant dans un objet extérieur, de sorte que le lien entre la partie projetée et le reste de la personnalité soit totalement méconnu sous l’effet d’un clivage. Ce mécanisme à condition qu’il ne soit pas prédominant fait partie de toute personnalité. Il devient alors possible de comprendre qu’un patient puisse agir sur le psychisme de son analyste en y projetant une partie de son propre psychisme. Il revient donc à l’analyste, grâce à un travail d’élaboration, de remettre en relation cette partie avec le reste de la personnalité du patient. Cela apporte un éclairage nouveau, faisant du contre-transfert un système dynamique réunissant deux psychismes. M. Klein a cependant très peu utilisé le terme de contre-transfert dans son œuvre écrite.

Dans les décennies qui suivent, 1950 et 1960, de nombreux analystes élaborent une théorie du contre-transfert : le contre-transfert n’est pas réduit à un phénomène qui vient contrarier le travail analytique mais constitue un instrument de perception de certains aspects de la communication du patient venant favoriser celui-ci, à condition que l’analyste y soit attentif. Ces travaux mettent l’accent sur la relation interpersonnelle et sur l’idée de « réponse » contre-transférentielle de l’analyste. Le contre-transfert met en suspens la réponse émotionnelle de l’analyste et l’analyse personnelle de celui-ci.

P. Heimann 38, dès 1950, s’est intéressée à la nature du contre-transfert pour énoncer qu’il recouvre la totalité des sentiments que l’analyste éprouve envers son patient. Dans la présentation de l’ouvrage « Le contre-transfert », N. Katan-Beaufils rapporte l’idée soutenue par P. Heimann : la réponse émotionnelle de l’analyste à son patient à l’intérieur de la situation analytique représente un instrument de travail très important,

‘« [...] un outil de recherche à l’intérieur de l’inconscient du patient . » C’est pourquoi « un analyste doit avoir une sensibilité émotionnelle extensive plus qu’intensive, diversifiée et mobile. »39

Cependant, elle s’oppose à Ferenczi en déconseillant à l’analyste d’exprimer ses sentiments à son patient. A propos d’un rêve de l’un de ses patients, qu’elle se surprend à interpréter en fonction de ses propres associations, elle reconnaît dans ce phénomène la part qui revient au patient, en ce sens que c’est lui qui suscite le sentiment chez l’autre. Elle propose donc de réfléchir en termes de refoulement et de résistance par rapport à cela. Elle argumente son propos en disant que l’usage du contre-transfert comme instrument de recherche peut être mis en parallèle dans les descriptions que Freud fait de la voie par laquelle il est arrivé à ses découvertes fondamentales. Selon elle, Freud pointe la nécessité de dépasser la résistance qu’il a rencontrée chez les patientes hystériques. Il conclut que la même force est à l’origine du refoulement des souvenirs cruciaux et de la formation du symptôme hystérique. Ainsi, le contre-transfert se caractérise-t-il par une force d’opposition.

M. Little introduit son propos avec l’exemple d’un patient en seconde analyse avec elle et à qui, selon elle, l’analyste précédent a fait une interprétation en fonction de son propre contre-transfert. Pour M. Little l’analyste ne doit pas rester neutre mais montrer la subjectivité des sentiments sans en dévoiler forcément l’origine. D’après elle, l’analyste doit être une personne « réelle », particulièrement avec les malades qui ne sont pas capables de symboliser et qui ont des structures psychotiques. N. Nathan Beaufils explique qu’en 1956, consciente des différentes acceptions que peut prendre le terme contre-transfert, M. Little introduit le symbole « R » qu’elle définit comme

‘« [...] la réponse totale de l’analyste aux besoins de son patient, quels que soient les besoins, et quelle que soit la réponse. »40

La réponse totale comprend l’interprétation, mais aussi le comportement et les sentiments.

En revanche, d’après le commentaire de N. Katan-Beaufils, M. Little réserve le terme de contre-transfert :

‘« [...] aux éléments refoulés jusque là non analysés de l’analyste, qu’il attribue à son patient, de la même manière que le patient transfère sur l’analyste. »41

Le contre-transfert représente quelque chose qui n’a pas été analysé et les effets qu’il provoque ne peuvent prendre sens que dans l’après coup. De ce fait les patients prennent, en un certain sens, le rôle de l’analyste. Ce type de réponse fait appel aux reacting-impulse. Ces réactions impulsives viennent non pas du ça de l’analyste, mais d’une partie de son inconscient qu’il n’a jamais pu analyser. Pour M. Little, les réactions impulsives existent toujours mais surtout « elles sont absolument bénéfiques pour le patient, dans certains cas, bien sûr ».

A. Reich et L. Tower sont dans le sillage de M. Little. A. Reich met en équivalence les phénomènes de transfert et de contre-transfert, ce qui l’amène à faire l’étude psychopathologique de l’analyste et à conclure que seule une sublimation réussie permet un cadre psychanalytique de qualité.

‘« Le contre-transfert comprend les effets des besoins et conflits inconscients de l’analyste concernant sa compréhension ou sa technique. »42

A. Reich parle « d’acting out » de la part de l’analyste chaque fois que son activité d’analyse a une signification inconsciente pour lui. Le patient devient alors un objet envers qui l’analyste éprouve des sentiments et des désirs issus de son passé. Le facteur déclenchant peut être quelque chose dans la personnalité du patient, un type particulier de transfert, une situation et un matériel analytiques spécifiques. Elle donne des exemples : une agression inconsciente peut rendre l’analyste hyperconciliant, des sentiments de culpabilité inconscients s’exprimeront par l’ennui ou trop d’ardeur thérapeutique. Au contraire, la peur de tout surgissement émotionnel ou de toute explosion chez le patient conduit l’analyste à préserver une distance de sécurité à l’égard de l’inconscient du patient et à éviter de s’identifier à lui.

Les réponses contre-transférentielles décrites précédemment consistent en des exigences libidinales et / ou agressives défensives contre des contraintes, ou des identifications liées à un conflit spécifique du passé de l’analyste. A. Reich distingue les réponses conscientes, différentes du contre-transfert. Ces dernières doivent être considérées comme contre-transférentielles seulement si elles atteignent une intensité excessive, ou si elles sont fortement teintées de sentiments sexuels ou agressifs inappropriés, se révélant alors déterminées par des exigences infantiles inconscientes.

La question de la place et du ressort de l’interprétation est ici centrale. A. Reich ajoute :

‘« [...] accentuer l’effet du contre-transfert et l’impact émotionnel profond de l’analyste, plutôt que faire porter l’accent sur l’interprétation, constitue un retour au concept de l’effet thérapeutique de l’abréaction, au sens de Ferenczi, qui avait apparemment le talent tout spécial de la réaliser chez ses patients grâce à sa réponse émotionnelle personnelle.»43

L. Tower, au début de son article, fait l’inventaire non exhaustif des diverses conceptions des psychanalystes sur le contre-transfert. Elle souligne qu’attribuer à l’analyste la capacité de contrôler consciemment son propre inconscient s’inscrit en faux avec le principe de la psychanalyse, car les êtres humains sont possédés par un inconscient qui n’est pas susceptible d’être contrôlé. Pour elle, fantasmes et sentiments envers les patients abondent pour tous les psychanalystes, et sont maintenant assez généralement acceptés. Par moments, les analystes peuvent ressentir pour leurs patients la plupart des sentiments rationnels et irrationnels qu’ils éprouvent dans la vie quotidienne.

‘« Cependant, des sentiments excessifs ou inappropriés à ce que le patient paraît être, ou à ce qu’il dit, et particulièrement s’ils sont accompagnés d’angoisse, ont sans doute une signification contre-transférentielle. »44

Pour L. Tower, l’angoisse de l’analyste est au cœur de toutes les réactions contre-transférentielles. Enfin, elle est favorable au développement d’une structure de contre-transfert qui est, selon elle, la partie inévitable et essentielle de la névrose de transfert. Cette formation agirait comme un catalyseur sur le processus thérapeutique.

‘« La compréhension (du contre-transfert) peut être aussi importante pour la perlaboration finale de la névrose de transfert elle-même, peut-être parce qu’elle est en quelque sorte le véhicule de la compréhension émotionnelle que l’analyste aura de la névrose de transfert. »45

H. Searles s’intéresse lui aussi au contre-transfert dans son acception la plus large. Il va à l’encontre de ceux qui voudraient reléguer le patient psychotique

‘« [...] dans un domaine supposé distinct du nôtre, un domaine pas tout à fait humain en qualité, un domaine qui ne serait pas à la portée de l’empathie du psychiatre. »46

Aussi il n’évite pas le développement d’une dépendance symbiotique et réciproque avec le patient, il l’accepte. H. Searles met l’accent sur l’effort thérapeutique du patient psychotique pour permettre à la mère (et dans le contexte analytique, à l’analyste) de devenir pour lui, le patient, une mère (ou un analyste) totale et efficace. Ce que le patient fait vivre à l’analyste dans la cure le renseigne sur des « modèles » de comportement dont le patient n’a pas conscience et que l’analyste rend conscients en les nommant dans l’interprétation. C’est pourquoi la notion de « vécu » ou « d’expérience » contre-transférentielle a une telle faveur clinique. Le modèle implicite du contre-transfert, dit Fédida, est celui

‘« [...] d’un rapport fictif mère enfant où la mère se fait réceptrice de ce qui se passe chez son enfant : elle éprouve une angoisse qui l’éveille au danger, qui augmente l’acuité de sa perception d’elle-même et de l’enfant ; elle restitue à celui-ci, par des mots et des gestes adéquats, la signification distincte de ce qu’il éprouve, donc sans confusion avec la sienne propre. L’angoisse contre-transférentielle de l’analyste pourrait être idéalement celle d’une mère capable de résonance avec l’état de son enfant, de contenance des énergies de cette angoisse, de métabolisation et de métaphorisation des affects confondus tendant à déborder l’enfant. »47

D. W. Winnicott soutient l’idée que la cure d’un patient fait découvrir certains aspects de l’inconscient de l’analyste. Dans « Les formes cliniques du transfert » il prend cette position à propos de patients, qui selon lui, n’ont pas eu de premiers soins maternels adaptés à leur immaturité, n’ont pas pu se constituer un véritable moi. D’une part, ce sont des patients qui ont une tendance antisociale, d’autre part ce sont des patients qui ont besoin d’une régression. De façon surprenante, les failles de l’analyste sont utilisées positivement par ces patients pour autant que l’analyste soit prêt à les verbaliser plutôt qu’à les reconnaître comme simples résistances. Winnicott propose d’adopter l’expression de M. Little : la réponse totale de l’analyste aux besoins du patient est une manière de nommer les réactions conscientes et inconscientes de l’analyste confronté à une pathologie psychotique.

Notes
38.

HEIMANN P., A propos du contre-transfert. (71)

39.

KATAN-BEAUFILS N., Le contre-transfert et l’angoisse de l’analyste, p.16,17. (93)

40.

Le contre-transfert et l’angoisse de l’analyste, op. cit., p. 18. (93)

41.

Ibidem, p.18. (93)

42.

REICH A., Empathie et contre-transfert, p.91. (119)

43.

Empathie et contre-transfert, op. cit., p.100. (119)

44.

TOWER L., Le contre-transfert, p.120. (132)

45.

Ibidem, p.120, 121. (132)

46.

SEARLES H., L’effort pour rendre l’autre fou, p.260. (125)

47.

FEDIDA P., Crise et contre-transfert, p.173. (38)