2.2. La bataille de l’autisme. Approche contre-transférentielle des différentes positions théoriques concernant l’autisme infantile

2.2.1. L’évolution du concept d’autisme infantile

Face aux inconnues de la clinique de l’autisme infantile précoce de nombreuses et diverses hypothèses sont émises. Les façons d’appréhender la clinique de l’autisme se sont considérablement enrichies, par le biais de nombreux courants théoriques, parfois contradictoires mais toujours féconds. Cette pathologie précoce et spécifique de la relation interhumaine repose la question de l’essence même de cette relation et oblige à prendre en compte un ensemble de disciplines et de recherches qui, pour être souvent très différentes dans leurs méthodes et objectifs, n’en restent pas moins pertinentes quant à l’objet qu’elles étudient. Ainsi, il ne se passe pas, à l’heure actuelle, de mois sans que des travaux nouveaux enrichissent en même temps la connaissance de l’autisme et des stades très précoces du développement humain. Je pense comme J. Hochmann que ces positions ont en elles-mêmes valeur clinique et qu’elles font partie de la sémiologie de l’autisme.

Dans un premier temps et afin de situer ce concept dans une perspective historique je voudrais revenir deux siècles en arrière. Bien que le terme d’autisme ne soit pas utilisé, à notre connaissance, des écrits font état de ce qu’on appelle actuellement l’autisme infantile. Il s’agit du cas de Victor de l’Aveyron qui a vécu au XIXème siècle.

J. Hochmann raconte dans son ouvrage « Pour soigner l’enfant autiste » comment des chasseurs capturent un enfant sauvage dans les bois de l’Aveyron et l’amènent à Paris. Victor, il a été ainsi nommé, aurait vécu seul dans les bois jusqu'à l’âge de onze ans. La nosographie de l’époque le qualifie d’idiot. J. Hochmann rappelle qu’en ce début de siècle la psychiatrie est seulement en train de se constituer. P. Pinel instaure le traitement moral de la folie introduisant un changement de point de vue fondamental : les malades mentaux ne sont plus considérés comme des « possédés » mais comme des êtres humains ayant besoin de soins.

J. Hochmann souligne que c’est également à ce moment que les philosophes s’interrogent sur l’état de nature et sur le fait de savoir si les idées sont innées ou acquises par l’éducation. Ces questions, on continuera de les poser longtemps en opposant origine organique et origine psychologique ; soin et éducation.

Un vif débat est d’emblée engagé autour de Victor. J. Hochmann explique qu’à ce moment là, deux courants de pensée s’opposent :

P. Pinelet d’autres médecins considèrent que les troubles de Victor sont de naissance, et que pour cette raison il a été abandonné par ses parents. En l’occurrence ils le considèrent comme étant parfaitement incurable.

J. M.Itard jeune médecin pense autrement. Il est le premier à s’opposer à l’idée d’une défaillance congénitale et à défendre celle d’un trouble moral susceptible d’être éduqué. Il émet l’hypothèse d’un défaut de contact humain, puisque cet enfant a vécu dans un isolement complet de la société des hommes. J. M. Itard engage un traitement, sa méthode consiste à stimuler les différents sens de l’enfant sous forme d’exercices de plus en plus complexes qui visent à faire marcher le raisonnement et le langage. La persévérance de J. M. Itard et un traitement intensif de quatre années ne parviendront cependant pas à amener Victor à la parole et à le sortir de l’isolement dans lequel il se réfugie de plus en plus.

Cette expérience souligne J. Hochmann ne modifie en rien les conditions d’hospitalisation des enfants que nous qualifions aujourd’hui d’autistes. Ils sont accueillis sans soins particuliers dans des services hospitaliers. Quelques années plus tard, quelqu’un s’intéresse à nouveau à cette population infantile, il s’agit d’E. Seguin. Celui-ci décrit d’abord minutieusement les signes de ces troubles et donne une nouvelle définition du terme utilisé à cette époque, l’idiotie. C. Synodinou rappelle que l’idiotie est :

‘« Dans le sens du grec ancien, c’est l’homme qui n’a pas de métier, qui n‘est pas instruit, qui ne s’exprime pas dans le cadre de la cité, qui n’a pas d’intérêt pour les choses publiques. » 90

J. Hochmann indique que pour traiter ces patients, Seguin met au point une méthode pédagogique et pense tout comme Itard qu’on peut les éduquer. N’étant pas médecin, il est l’objet de nombreuses attaques. Il part s’installer aux Etats-Unis. Les sections d’enfants sont abandonnées jusqu'à la fin du XIXème siècle. C’est D. Bourneville, médecin, qui améliore les conditions d’accueil hospitalier des enfants et qui remet les exercices de Seguin au goût du jour. Il introduit une approche à la fois soignante (des infirmières) et pédagogique (des instituteurs). En ce sens, il préfigure ce que seront les prises en charge futures des enfants autistes. Une fois de plus sa démarche est fortement contestée : la question sous-jacente peut être caricaturée par : « pourquoi soigner des incurables ? » La contestation s’exprime par la voie de Binetqui avec l’invention du quotient intellectuel soutient l’idée qu’en dessous d’un certain score il n’y a pas d’acquisitions scolaires possibles.

Il faudra attendre plusieurs années et le développement de la psychanalyse et de la psychiatrie de l’enfant pour entendre parler à nouveau de ces patients.

Soulignons que le terme d’autisme est introduit dans le langage psychiatrique par Bleuleren 1911. Il emploie le mot autisme pour désigner un symptôme caractéristique de la schizophrénie chez l’adulte, il s’agit de la prédominance de la vie intérieure sur la réalité externe et de la tendance au retrait.

Mais c’est surtout en 1943, que L. Kanner pédo-psychiatre américain fournit une description très détaillée de l’autisme infantile précoce.

‘« Depuis 1938, notre attention a été attirée par un certain nombre d’enfants dont l’état diffère si totalement et si radicalement de tout ce qui a été décrit jusqu'à présent que chaque cas mérite, et je l’espère recevra, une prise en compte détaillée de ses particularités fascinantes. »91

C’est ainsi que débute, le premier rapport sur un syndrome infantile qui ne recevra qu’un an plus tard, de son auteur L. Kanner le nom d’autisme infantile précoce. Conscient de décrire « un syndrome unique, non rapporté jusqu’ici », Kanner semble, selon son terme, « fasciné » par ces enfants. A partir de 11 cas d’enfants, Kanner constate,

‘« [...] une inaptitude [...] à établir des relations normales avec les personnes et à réagir normalement aux situations. »92

Kanner retient comme traits caractéristiques chez ces enfants : leur isolement autistique extrême ; leur désir obsessionnel et anxieux de préserver la constance de l’environnement ; le caractère limité de leurs activités spontanées. Il note aussi leur physionomie intelligente et leurs bonnes capacités cognitives. La majorité des enfants a un langage, mais selon Kanner il n’a pas valeur de communication.

La description reste valable encore aujourd’hui. De fait, le premier cas décrit par Kanner, celui d’un enfant prénommé Donald, servira longtemps de modèle pour le diagnostic de l’autisme. Il est vrai que cette affection mentale s’impose avec régularité : la prévalence masculine de ce syndrome, mais surtout la sémiologie, apparaît complète dès le début. Les publications de Kanner montrent qu’il a été dans l’ambiguïté face à ce syndrome. Il adopte une démarche médicale rigoureuse, il décrit un syndrome, une association de signes, sans préjuger de leur origine et, en même temps, il remarque la froideur des mères de ses patients et le peu d’implication de leurs pères dans la vie familiale. Toute sa vie, Kanner devait hésiter entre deux positions pour se rallier de plus en plus à l’hypothèse d’un trouble cérébral. Il trouve des arguments pour ne pas établir des liens entre autisme et environnement

‘« La solitude des enfants depuis le début de leur vie fait qu’il est difficile d’attribuer la totalité du tableau clinique aux types de relations précoces des parents avec les enfants. »93

Finalement Kanner choisit de prendre le parti d’un trouble inné.

‘« Nous devons donc supposer que ces enfants sont venus au monde avec une incapacité biologique innée à développer les contacts affectifs usuels avec autrui, tout comme d’autres enfants viennent au monde avec d’autres handicaps physiques ou intellectuels innés. »94

A la suite de la publication de Kanner, l’autisme infantile est d’abord considéré comme un syndrome très rare. Par la suite, la façon d’appréhender la clinique de l’autisme s’est considérablement enrichie, par le biais de nombreux courants théoriques. Les théories psychodynamiques concernant les enfants se sont développées dans le sillage de la psychanalyse à partir des années 1920. A cette époque, commencent à émerger des tableaux cliniques différents des arriérations mentales, caractérisés par des troubles majeurs de la relation, du langage et une distorsion grave de l’ensemble du développement de la personnalité. La question des psychoses infantiles ne fait pas l’unanimité et est l’objet de controverses. Freud n’a pas approfondi l’étude des psychoses qu’il estime sur le plan thérapeutique inaccessibles à la démarche psychanalytique. En ce qui concerne les enfants, M. Klein, première psychanalyste d’enfants décrit le monde archaïque du nourrisson et la problématique de l’angoisse. Avec elle émerge l’idée qu’un enfant puisse être habité par des angoisses psychotiques. Un débat a lieu entre A. Freud et M. Klein. M. Klein limite son rôle à l’interprétation des fantasmes inconscients de l’enfant, tels qu’ils se révèlent dans ses paroles ou ses dessins mais surtout à travers une médiation qu’elle a particulièrement développée : l’utilisation de petits jouets. L’analyse des fantasmes porte essentiellement sur le transfert. En revanche et c’est là l’objet du débat, pour A. Freud, l’enfant est incapable de transfert. Il ne peut revivre dans le transfert une relation à ses parents qui est actuelle et en train de se construire.

Aux Etats Unis, M. Malher considère l’autisme comme une incapacité pathologique à dépasser une phase normale. Echec du processus de « séparation-individuation », l’autisme serait lié à une impossibilité d’établir avec l’objet maternel une relation de symbiose, soit que la mère ne se prête pas à ce type de relation, soit que l’enfant révèle son impuissance à investir sa mère. Ce point de vue interactionniste conduit M. Malher à proposer des thérapies mère-enfant centrées sur l’étude des intéractions entre la mère et l’enfant.

Une mobilisation s’engage pour les pathologies mentales des enfants. Tout comme au XIXème siècle, le débat entre éducation et soins se poursuit. Il s’illustre par l’existence de deux grands courants : l’un se réclame des théories cognitivistes, l’autre se réfère aux théories psychodynamiques.

Notes
90.

SYNODINOU C., Autisme infantile, p. 17. (131)

91.

KANNER L., Autistic disturbances of affective contact, trad. Fr. in BERQUEZ G., L’autisme infantile, p.217. (92)

92.

HOCHMANN J., Cordélia ou le silence des sirènes, p. 31. (74)

93.

Autistic disturbances of affective contact, trad. Fr. Berquez G., L’autisme infantile, op. cit., p. 264. (92)

94.

Ibidem, p. 264. (92)