2.2.3. L’autisme infantile: « un trouble à objectiver »

Les théories psychanalytiques perdant de leur prestige, d’abord aux Etats Unis, puis en France, sont rattrapées par un autre mouvement de pensée : le comportementalisme ou behaviorisme. Ces écoles théoriques vont à l’encontre de l’approche psychanalytique en se limitant volontairement aux réalités observables : les stimulations et les réponses de l’organisme. Pour elles, les comportements aberrants et les inhibitions sont liés à un apprentissage défectueux et peuvent disparaître grâce à un conditionnement fondé sur un système de récompenses et de sanctions, et être remplacés par un comportement mieux adapté. Dans le domaine de l’autisme on a reproché à ce point de vue comportementaliste son réductionnisme et son échec à prendre en charge une pathologie complexe dont rien ne permet d’affirmer qu’elle est liée à un quelconque trouble de l’apprentissage.

‘« On lui a reproché surtout de fabriquer des robots bien dressés et de dériver parfois vers une répression sans pitié des comportements autistiques, allant jusqu'à de véritables sévices. »106

Devant les échecs du comportementalisme, une nouvelle théorie prend forme : il s’agit de la psychologie cognitive. La psychologie cognitive à la différence du behaviorisme

‘« [...] met au centre de sa démarche l’étude des états mentaux et considère qu’aucune théorisation des faits psychologiques ne peut se passer d’en rendre compte. »107

Les recherches en psychologie cognitive portent sur deux points essentiels : la compréhension des étapes de traitement par lesquelles passe une information présentée à un sujet ; - les types de transformations que le traitement subit en fonction des tâches auxquelles il est soumis.

‘« Les recherches en psychologie cognitive consistent généralement à observer le comportement de sujets lorsqu’ils réalisent une tâche spécifique, que cela soit dans le domaine de la perception, du raisonnement, du langage, de l’apprentissage ou de la mémoire. »108

Dans cette optique les recherches sur l’autisme sont axées sur l’existence d’une anomalie cognitive, qui serait spécifique de l’autisme. Plusieurs théories ont été émises : anomalies dans le traitement de l’information sensorielle élémentaire, déficits touchant les processus de symbolisation. U. Frith va dans ce sens :

‘« Apparemment les enfants autistes souffrent d’une anomalie d’une structure cérébrale, qui n’a toutefois pas encore été identifiée. Cette anomalie cognitive les rendrait incapables d’évaluer leurs propres pensées ou de percevoir les états mentaux d’autrui. »109

Plusieurs études sur la compréhension d’une croyance erronée chez des enfants normaux et autistes sont réalisées. P. Guillemot110 en fait un bref historique. En 1985, Baron-Cohen111 et son équipe ont l’idée d’utiliser un test du même type (Sally et Ann) pour explorer l’idée suivante : l’enfant autiste a-t-il une « théorie de l’esprit » ? Ce test consiste à créer une situation dans laquelle il se passe quelque chose à l’insu de quelqu’un : l’événement ne peut donc pas influer sur l’état mental de cette personne. Dans cette expérience mettant en scène deux poupées, la première Sally met une bille dans son panier et referme le couvercle. Sally sort de la pièce, Anne entre, retire la bille du panier et la met dans une boîte perçée. La question est « où Sally va chercher la bille quand elle revient ? ». A partir de quatre ans d’âge mental les enfants non autistes répondent en majorité que la bille est dans le panier. Les enfants autistes répondent à 80 % dans la boîte, c’est à dire là où elle est, mais sans pouvoir tenir compte du point de vue de Sally.

A. Leslie, enrichit la théorie d’une hypothèse supplémentaire. Citant cet auteur, P. Guillemot écrit :

‘« [...] l’émergence d’une « théorie de l’esprit » chez un enfant serait conditionnée par l’existence d’une capacité de « méta représentation » ou de « mentalisation », c’est à dire une capacité à se représenter mentalement les représentations mentales des autres. »112

Selon Leslie, l’esprit d’un enfant normal est équipé, dès la naissance, d’un certain nombre de « connaissances » fondamentales sur les caractéristiques importantes du monde qui l’entoure tels le temps, l’espace et la causalité. Il « sait » aussi qu’il y a des objets et des personnes, et il y réagit de façon différente. Il doit acquérir une connaissance plus détaillée de son monde, et il peut le faire parce qu’il est capable de se représenter les gens, les choses et les événements. A partir de un an l’enfant est capable de bâtir des représentations (méta-représentations). A. Leslie suggère qu’il existe un mécanisme (le découpleur) qui permettrait d’expliquer comment fonctionnent les méta-représentations. Selon lui, ce mécanisme est inné, mais ne parvient à maturité qu’au cours de la deuxième année de vie. A ce stade, la capacité de faire semblant commence à se développer, puis, progressivement, la capacité de mentaliser. A. Leslie postule qu’une faille neurologique extrêmement spécifique suffirait à affecter cette composante du développement affectif.

P. Guillemot signale que dès 1982,

‘« P. Hobson avait évoqué chez les sujets autistes un « concept limité des personnes », c’est à dire un concept limité de la nature des personnes comme ayant des expériences subjectives et des orientations psychologiques vers le monde extérieur. »113

P. Hobson situe donc lui aussi la problématique de l’autisme au niveau de la capacité à appréhender le monde mental de l’« autre ». En revanche, il s’oppose résolument à A. Leslie en ce qui concerne le déficit primaire ; P. Hobson postule l’existence d’un déficit relationnel primitif qu’il appelle « capacité déficiente ou aberrante à l’intersubjectivité ».

L’apport de la psychologie cognitive à la problématique de l’autisme permet de décoder l’absence de communication en analysant l’incidence de défaillances dans le traitement des informations reçues par le cerveau. Cette approche met en évidence l’impossibilité, pour l’enfant autiste, de développer le dialogue avec l’autre. La chaîne « classique » de l’échange verbal (émetteur-récepteur-décodage) se trouve dès lors altérée. Le mécanisme ne signifie pas que la communication est impossible, mais nécessite des outils différents de ceux utilisés dans le schéma classique. Il s’agit ici du mécanisme de cognition qui ne structure pas, ne permet pas l’échange, car les codes ne sont pas les mêmes. Chez l’enfant autiste, l’altération des facultés émotionnelles, ne modifie en rien l’accès à la communication mais ne permet pas d’établir un accès au verbal. Celui-ci sollicite la maîtrise d’un processus d’abstraction non assimilé chez l’enfant autiste qui peut signifier les objets par ce qu’ils sont, mais pas se les représenter ou les anticiper. Ces constats ont conduit à élaborer des méthodes telle la méthode TEACCH114, ou d’autres méthodes issues du même schéma. Leur objectif est de favoriser le développement des capacités de la personne autiste pour lui permettre d’investir la communication par un biais adaptatif. Cette méthode d’apprentissage introduit l’enfant dans le Socius. Cela amorce une reconnaissance de son être et une légitimité existentielle.

La méthode TEACCH est un programme de rééducation mis au point par E. Schopler. Dans le domaine de l’autisme, c’est un des plus connus. E. Schopler a établi, au moyen d’échelles et de tests de mesure, le degré d’autisme et les aptitudes « émergentes » des enfants ou des adultes. La notion d’émergence se réfère à une nouvelle conception dynamique du handicap. Le concept clé du programme TEACCH est celui d’un environnement individualisé structuré. A la différence de B. Bettelheim, l’approche privilégiée de l’autisme par cet auteur et ses collaborateurs apparaît extérieure. Les émotions sont mises à distance. E. Schopler évoque des caractéristiques sociales et familiales, de résultats de recherches psychologiques expérimentales, génétiques et biologiques. Dans cette optique, l’autisme infantile est perçu comme un handicap et pour le démontrer de nombreuses expériences chiffrées sont mises en avant. A côté de données expérimentales très intéressantes apportées par des protocoles d’expériences très ingénieux, ces théories semblent être fondées, du moins en partie, sur l’opposition aux théories psychanalytiques notamment celle défendue par Bettheleim. On ne peut manquer d’être frappé par les arguments employés par ces chercheurs. Ils ne se contentent pas seulement d’apporter une approche différente de l’autisme mais prennent le contre pied des théories dites « psychogènes ». Une large place est d’ailleurs faite aux parents. E. Schopler écrit plus de vingt ans après la parution de son livre sur l’autisme :

‘« Dans les années 70, en réaction à l’incompréhension freudienne de l’autisme, suite aux plaintes des parents qui disaient que les professionnels de la santé les avaient accusés d’être à l’origine des troubles de leur enfant, nous avons mis en place une clinique fondée sur un lien de collaboration étroite entre parents et professionnels. »115

Il faut souligner que E. Schopler, le fondateur des méthodes de rééducation très en vue actuellement et opposées à la psychanalyse, a été un moment collaborateur de l’Ecole Orthogénique. Cette « philosophie » est reprise par ses collaborateurs. Ainsi, U. Frith fidèle aux principes de son école déclare :

‘« Les théories fondées sur les théories psychogènes continuent de culpabiliser les parents en leur imputant la responsabilité de la rupture, supposée évitable et réversible, des relations sociales de leur enfant. »116

En affirmant comme principe fondateur la non culpabilité des parents, la conception cognitive permet aux processus de refoulement d’être actifs. Ainsi les parents n’ont plus à se culpabiliser, mais doivent s’intéresser à leur enfant, et à son devenir. Dans ce mouvement, s’inscrit le retour à une théorie organiciste. L’attribution de la problématique de l’autisme à un chromosome introduit la dimension du « corps malade de l’enfant ». Ce dernier devient dès lors médiateur dans la communication entre les parents et les professionnels. Il faut soigner, prendre en charge, ce corps malade.

A l’heure actuelle, ni l’imagerie médicale, ni la génétique n’ont obtenu de résultats probants. Pourtant les origines organiques de l’autisme infantile sont énoncées comme un dogme et toute autre approche est suspecte.

Notes
106.

Pour soigner l’enfant autiste, op. cit., p. 32. (72)

107.

SERON X., La neuropsychologie cognitive, p. 6. (126)

108.

Ibidem, p. 7, 8. (126)

109.

FRITH U., L’autisme, p. 69. (52)

110.

GUILLEMOT P., Approches cognitives de l’autisme, p. 28, 29. (61)

111.

BARON-COHEN S., LESLIE A., FRITH U., Does the autistic child have a theory of mind ? (10)

112.

Approches cognitives de l’autisme, op. cit., p. 29. (61)

113.

Approches cognitives de l’autisme, op. cit., p. 29. (61)

114.

Treatment and education of autistic and related communication handicapped children

115.

SCHOPLER E., Parents et professionnels devant l’autisme, p. 191. (128)

116.

L’autisme, op. cit., p. 69. (52)