2.3.2. Dysfonctionnements de la « fonction contenante »

Le développement des études sur les nourrissons met l’accent sur l’intensité des interactions enfant-mère ou enfant-milieu psychique ambiant. L’enfant, on le sait mieux maintenant, vient au monde avec des compétences, une curiosité, une soif d’informations qui le prédestinent biologiquement à entrer en contact et en négociation avec son environnement maternant. Si l’équipement sensoriel du nourrisson le rend tout à fait apte à cette communication, il présente toutefois une grande vulnérabilité . Le nouveau-né apparaît très sensible à la fois au manque de stimulation sensorielle mais aussi à l’excès qui peuvent induire des réactions d’évitement et de retrait. C’est la mère et l’entourage de l’enfant qui maintiennent un équilibre constant et progressif entre la quantité d’informations affectives et sensorielles et la maturation du bébé. Autrement dit, la mère traduit en terme d’émotion, de sentiment ou de communication ce que ressent l’enfant.

Dans le cas des bébés autistes, le développement se fige, et cela pour de multiples raisons. L’enfant ne parvient pas à repérer des limites et à établir des liens, ce qui ne lui permet pas de jeter les bases de sa différenciation sans une angoisse terrifiante.

W. Bion a décrit la nécessité pour le bébé d’identifier la « fonction contenante » de la mère. W. Bion s’intéresse au développement de la pensée et de ses troubles chez l’enfant en relation étroite avec la capacité maternelle de « le contenir », de recevoir « ses » projections et de « le » nourrir psychiquement. Pour lui, la communication d’abord archaïque entre l’enfant et la mère, est fondée sur un système d’évacuation dans la mère d’expériences de nature sensorielle : les « éléments bêta ». Ces éléments doivent être métabolisés par la capacité de rêverie de la mère pour être réassimilables par l’enfant sous forme d’éléments pensables : les « éléments alpha ». Le passage du « non penser » au « penser » pour l’enfant consiste en la transformation des données brutes sensorielles comprenant images visuelles, schèmes auditifs, olfactifs, etc... que reçoit la psyché de l’enfant en « éléments alpha » Cette transformation n’est possible que grâce à la capacité maternelle d’accueillir les identifications projectives du nourrisson.

‘« La rêverie est un état d’esprit réceptif à tout objet provenant de l’objet aimé, un état d’esprit capable, autrement dit, d’accueillir les identifications projectives du nourrisson qu’elles soient ressenties par lui comme bonnes ou mauvaises. Bref, la rêverie est un facteur de la fonction alpha de la mère. »121

Grâce à une méthode d’observation systématique des nourrissons, E. Bick émet, elle aussi des hypothèses sur les fonctions jouées par la peau chez le nourrisson. J. Begoin écrit :

‘« En 1968, E. Bick avait décrit certaines réactions très violentes d’intolérance à la séparation survenant chez des enfants qui n’avaient pas pu intérioriser de « fonction contenante », fonction que cet auteur décrit alors comme un équivalent pour la vie psychique du rôle de la peau pour la vie corporelle. »122

E. Bick fait l’hypothèse que sous la forme la plus primitive, les parties du psychisme ne sont pas encore différenciées des parties du corps et qu’elles manquent d’une force cohésive susceptible d’assurer des liaisons entre elles. Elles doivent être maintenues ensemble sur un mode passif, et c’est la peau qui remplit symboliquement cette fonction. Cette fonction interne résulte de l’introjection d’objet capable de contenir les parties du corps. L’objet contenant se constitue dans les échanges mère-enfant :

‘« Si la mère tient le bébé suffisamment bien, le nourrisson peut sentir qu’il lui est possible d’utiliser sa peau pour entrer en contact avec la peau de sa mère et introjecter peu à peu la peau maternelle sur laquelle il s’est d’abord étayé. »123

Si la fonction contenante n’est pas remplie de façon adéquate par la mère, ou si elle est endommagée par les attaques fantasmatiques destructrices du bébé, elle n’est pas introjectée par celui-ci : à une identification projective normale qu’il ne peut atteindre, se substitue un mécanisme pathologique continuel qui entraîne des confusions d’identité. L’enfant autiste ne peut pas utiliser ou se constituer cette mémoire primitive lui permettant de demeurer en contact avec son « objet » en l’absence ou lors des défaillances de ce dernier. Il cherche un objet (lumière, voix, odeur) qui maintienne une attention unifiante sur les parties de son corps et lui permette de faire, au moins momentanément, l’expérience de maintenir ensemble les parties de soi.

D. Anzieu développe dans ses ouvrages l’idée d’un « moi-peau ». Pour lui,

‘« L’inconscient apparaît structuré comme le corps, non pas comme le corps tel que les anatomo-physiologistes l’étudient et le représentent, mais le corps de l’anatomie fantasmatique de l’hystérie, celui des théories sexuelles infantiles ; plus fondamentalement encore, de façon plus primaire, plus archaïque, le corps source des premières expériences sensori-motrices, des premières communications, des oppositions pertinentes à la base de la perception et de la pensée. »124

D. Anzieu décrit neuf fonctions du « moi-peau » parallèles aux fonctions du moi, auxquelles il fait correspondre des fonctions biologiques de la peau. Parmi celles-ci trois d’entre elles nous intéressent plus particulièrement :

Il s’agit :

‘« [...] d’une identification primaire à un objet support contre lequel l’enfant se serre et qui le tient : c’est plus la pulsion d’agrippement ou d’attachement qui trouve satisfaction que dans la libido. »125

Les soins prodigués par la mère au bébé éveillent chez lui une sensation de peau comme un sac contenant. Le moi-peau vise alors à envelopper tout le psychisme avec un « contenant » qui est le réceptacle passif des sensations, images, affects de l’enfant, et un « conteneur » qui est l’aspect actif de cette fonction, par identification projective à la mère et à ce qu’elle imagine, élabore, crée concernant son bébé. Les angoisses correspondant à la carence de cette fonction sont de type diffus, permanent d’une excitation pulsionnelle incessante ; ou passoire : les idées, les pensées, les souvenirs fuient, la sensation éprouvée est celle d’un vide.

Dans les cas d’autisme les plus graves, les enveloppes tactiles et sonores font défaut, le pare-excitation est trouvé dans l’isolement et le retrait. L’absence de « moi-peau » entraîne des troubles de toutes les fonctions : propreté, alimentation, sommeil.

Notes
121.

BION W., Aux sources de l’expérience, p. 54. (18)

122.

Psychoses et névroses de l’enfant dans l’œuvre de M. Klein, op. cit., p. 991. (13)

123.

ANATHASSIOU C., Esther Bick : sa conception de la normalité des angoisses primitives et leur rapport avec les phénomènes autistiques, p. 61. (3)

124.

ANZIEU D., Une peau pour les pensées, p. 52. (5)

125.

Ibidem, p. 98. (5)