2.4.3. Particularités de la dynamique transféro-contre-transférentielle

R. Diatkine introduit la difficulté soulevée par la dynamique transféro-contre-transférentielle avec les enfants autistes :

‘« Le problème le plus ardu est l’application de la méthode psychanalytique dans un domaine où ses instruments de connaissance ne peuvent pas être utilisés simplement. Face à un enfant qui semble l’ignorer, ne parle pas, répète inlassablement des gestes ou des manipulations autistiques qui n’ont d’intérêt et de raison d’être que pour lui autiste, le psychanalyste peut se sentir très démuni. »143

L’anomalie la plus importante et la mieux connue dans les états autistiques graves est l’absence de langage. La plupart des recherches ont conduit à considérer les troubles du langage et son absence comme un des symptômes de l’autisme infantile au même titre que les troubles de la relation. Pour G. Haag :

‘« [...] le mutisme fait partie de l’histoire naturelle de la maladie, puisque l’état autistique proprement dit est essentiellement un état sans activité mentale. »144

Citant D. Meltzer, elle précise :

‘« [...] le type adhésif d’identification narcissique semble encourager l’identification aux fonctions corporelles plutôt que mentales des objets, on pourrait dire à la danse plutôt qu’au chant du langage profond... »145

L’utilisation du langage des enfants autistes montre que les mots sont leur propriété privée et ne sont pas mis au service de la communication et de la relation. De plus, pour M.C. Laznick Penot :

‘« [...] le plus grand désarroi du clinicien ou des soignants, les mots peuvent survenir ou disparaître sans que l’on puisse prévoir ni quand, ni pourquoi. Pendant toute la période proprement autistique, rien ne semble jamais acquis : non seulement des mots, mais même des jeux qui paraissaient s’ébaucher peuvent se retrouver brutalement non investis, comme s’ils n’avaient jamais été enregistrés. Au même moment le thérapeute se retrouve confronté à une barrière défensive massive. Plus étonnant encore est l’observation inverse : comment ce qui semblait ne pas avoir été perçu peut s’avérer en fait enregistré ? »146

Si l’on s’en tient aux strictes définitions freudiennes, l’inconscient - du moins l’inconscient analysable, celui qui se répète sur la scène du transfert pour s’ouvrir à la remémoration et à l’élaboration - est constitué par le refoulement. Nous l’avons vu précédemment147, l’enfant autiste fonctionne plus sur le mode de la projection, de l’incorporation et de l’adhésivité que sur celui du fantasme. Ce que l’enfant répète, ce sont des situations du début de sa vie, élémentaires et préverbales, qui, normalement, restent inconscientes et ne constituent pas des « souvenirs ». La situation transférentielle de l’enfant autiste se différencie par l’aspect cru, rudimentaire, archaïque de la vie émotionnelle de l’enfant, qui ne connaît que des émotions extrêmes de rage, de terreur et d’angoisse. Cependant le mystère et l’efficacité des cures d’enfants autistes conduisent les psychanalystes à considérer qu’il y a un sujet et qu’il est capable de transfert.

Pour G. Haag cela est en effet mystérieux, mais selon elle,

‘« [...] ces expériences nous obligent à dire que la compréhension du langage se révèle très bonne au moment où l’analyste a une interprétation juste. »148

Cette constatation l’a conduit, tout comme W. Bion, à penser qu’il y aurait des parties de la personnalité qui fonctionnent en même temps, les unes étant saines, les autres étant psychotiques. Le psychanalyste s’appuyant, lorsqu’il s’adresse à l’enfant ou à l’adulte, sur les parties saines.

F. Dolto parle d’un apparent non-transfert de l’enfant sur le thérapeute. Comme si le sujet, chez cet enfant, nous dit-elle, raisonnait en disant : « si je suis non, non, non, à toute présence », se préservant d’un danger potentiel de communication et donc éventuellement d’un arrachement secondaire douloureux. F. Dolto nous dit que le raisonnement de l’enfant est le suivant :

‘« Je ne suis pas présent, je ne suis pas visé, donc je ne risque plus rien. »149

Et elle ajoute qu’à partir du moment où le thérapeute comprend l’intelligence d’un enfant psychotique et son mode de résistance devant la souffrance, on peut lui parler, sans le culpabiliser du masque dont il s’affuble : indifférence, mutisme, agissements animaux. On l’aide ainsi à se retrouver humain et sujet de désir, et à reconstruire grâce au transfert une image du corps en rapport au schéma corporel, qui s’en trouve comme désensorcelé.

G. Haag s’est intéressée aux particularités de la constitution de l’image du corps chez les autistes et aux inscriptions corporelles des toutes premières identifications. Les « identifications intracorporelles », concept qu’elle a proposé, sont la traduction, non seulement dans l’image du corps, mais aussi dans la motricité, des tout premiers liens aux objets libidinaux.

Pour J. Hochmann, l'autisme infantile, et plus généralement la psychose, est une faculté de défense plutôt qu'un déficit. C’est une modalité d'organisation globale du psychisme :

‘« Ce processus particulier a, comme tout processus psychique, un sens. Il vise à écarter les angoisses incoercibles, les souffrances intolérables liées à l'impossibilité de surmonter les expériences de séparation. »150

Il s'ensuit un refus énergique et violent de toute utilisation d'objet pour sa valeur symbolique, la destruction et le rejet des représentations, et un emploi concret des objets.

‘« L'enfant autiste utilise un certain nombre de manoeuvres défensives qui existent chez tout être humain mais qui, par leur usage privilégié sinon exclusif ainsi que par leur groupement et leur intensité, le caractérisent. Telle est l'identification adhésive, cette manière de coller son psychisme à l’autre, comme une peau à une autre peau que ne sépare aucun interstice. [...] Telle est la fragmentation de l'environnement en menus morceaux [...] Telle est encore la transformation de toute information nouvelle en simple bruit de fond, la réduction de tout changement à l'immuable. »151

En fait il s’agit d’une exclusion active :

‘« Soumis comme tous les autres interlocuteurs de l'autiste à ce bombardement, le thérapeute se sent renvoyé à l'incapacité de penser et d'élaborer ce qui se passe entre son patient et lui. »152

Pour J. Hochmann l'enfant autiste essaie de détruire son appareil de pensée et également celui des autres.

‘« La visée essentielle de l'autiste ne serait pas seulement de mettre l'autre à distance pour se protéger de son intrusion. Elle aurait aussi, et plus fondamentalement, pour fonction de protéger son appareil psychique de toute pénétration de l'intérieur comme de l'extérieur. [...] Pour ce faire, elle désamorce tout processus de mentalisation d'abord en soi, ensuite dans l'autre. »153

La pathologie autistique fait que le processus transférentiel se passe d’une façon particulière, pour ainsi dire à l’envers d’une cure psychanalytique classique. En effet, l’enfant ordinairement névrosé transfère sur l’analyste ses sentiments à l’égard de ses parents, et c’est dans ce contexte transférentiel que le processus thérapeutique va opérer sur l’enfant et sur les relations qu’il entretient avec ses parents. En revanche, explique F. Tustin, avec un enfant autiste le processus est autre :

‘« [...] le thérapeute met en mouvement les relations infantiles primaires en établissant le noyau de ces relations, et c’est ensuite qu’elles sont transférées sur les parents. »154

L’enfant autiste vit l’expérience de relation précoce avec son thérapeute bien après l’époque normale. A mesure que l’enfant polarise ses sentiments sur le thérapeute, il développe des relations avec sa mère.

Le concept même de transfert, selon G. Haag, demande à être considéré différemment. Cela suppose qu’on ne limite pas la notion de transfert au transfert névrotique basé sur un niveau de relation d’objet total, mais que l’on élargisse cette notion au transfert des relations et modes d’identification précoces. F. Tustin, qui a une longue expérience avec les enfants autistes, constate :

‘« J’ai abouti à la conclusion que, dans leur cas, la situation de transfert ne peut être établie par les seuls effets de l’interprétation. Même si nous devons nous garder de permettre qu’elles remplacent la thérapie interprétative, d’autres mesures plus actives sont ici indispensables. Il est par dessus tout nécessaire de développer en permanence cette compréhension de la situation sur laquelle repose nos interprétations, afin de pouvoir adjoindre à notre activité personnelle des communications qui permettent à l’enfant de faire réflexion sur ce qu’il est en train de faire. »155

Les enfants autistes vivent leurs expériences dans la discontinuité et ne semblent pas capables de voir les liens entre elles. Les mécanismes de l’interprétation leur fournissent justement ce qui leur manque. F. Tustin remarque que les enfants autistes comprennent plus de mots que nous ne le pensons. L’un des avantages, nous dit-elle,

‘« [...] c’est que l’enfant semble se rendre compte que quelqu’un essaye de parvenir jusqu'à lui. »156

Pour F. Tustin, interpréter des états physiques archaïques, demande d’être capable de s’identifier à l’autre. Dans la psychothérapie des enfants autistes, il est très important de pouvoir reconstruire de façon imaginaire des expériences primitives :

‘« La capacité d’interprétation du thérapeute semble fournir un dispositif mental (jusqu'à ce que l’enfant ait pu élaborer le sien) qui permet au patient de supporter la tension et de différer son action, en tenant compte des possibilités extérieures et de ses propres capacités. »157

Selon elle, l’incapacité de communiquer renforce les terreurs de l’enfant et le psychothérapeute doit utiliser des expressions symboliques évocatrices qui lui permettent de donner corps à ces terreurs invisibles.

‘« Pendant cette période difficile, le thérapeute interprète en s’inspirant de ses intuitions, qui reposent sur sa pratique clinique, ainsi que sur les sentiments qu’éveille en lui le patient. Dans les moments où l’analyste a agi impulsivement et où de telles communications n’ont pas été possibles, l’analyste doit prendre conscience des sentiments qui ont dicté sa conduite. Et cela renvoie à la question du contre-transfert. Il doit savoir repérer et travailler, dans les relations transférentielles et contre-transférentielles, les angoisses en arrière plan des aspects pathologiques des défenses successives ou intriquées. »158

On retrouve cette visée sous la plume de M. C. Laznick Penot qui dit que

‘« [...] l’analyste en investissant toute production de l’enfant, gestuelles ou langagières, d’une valeur signifiante, et en se constituant lui-même comme adresse de ce qu’il considère comme un message permet à l’enfant de pouvoir se reconnaître après coup comme source de ce message. Son but n’est pas d’interpréter les fantasmes d’un sujet de l’inconscient déjà constitué, mais de permettre à un tel sujet d’advenir. »159

L’autre particularité du processus transférentiel est que l’on peut dire qu’il y a bien entre l’enfant et ses thérapeutes quelque chose d’analogue à un jeu transféro-contre-transférentiel mais qu’il s’agit selon l’expression de J. Hochmann

‘« [...] d’un jeu pour de vrai auquel manque la dimension d’illusion habituelle au transfert psychanalytique. »160

En effet, afin de tolérer les expériences de frustration et l’absence de l’objet nourricier, l’enfant autiste a plus tendance à investir des choses matérielles, des sensations ou des activités stéréotypées qu’à construire des scénarii imaginaires. En revanche souligne J. Hochmann ce sont ses interlocuteurs qui, soumis à son déferlement projectif, en produisent.

‘« Alors que le sujet névrotique au plus fort de son mouvement transférentiel garde confusément la préconscience du caractère artificiel de ce qu’il est en train de vivre dans la relation à son analyste, fond réel sur lequel se découpent les formes illusoires du transfert et de contre transfert, ici le piège se referme sur un drame où la bonne mère et la sorcière sont réellement ce qu’elles sont et ne sont que cela. Dans ces conditions, les thérapeutes n’échappent à la contagion autistique et à la destruction de leur appareil psychique que par une reprise élaborative, l’accrochage à une théorie, qui représente ici une véritable sauvegarde. S’il y a finalement transfert dans une cure d’autiste, c’est peut-être plus celui du thérapeute sur sa théorie, son superviseur ou son institution de référence que celui de l’enfant sur le thérapeute. »161

On ne peut qu’insister sur la nécessité d’un modèle théorique du fonctionnement autistique. F. Tustin souligne également la nécessité d’un soutien car le thérapeute a du mal à maîtriser les peurs et les excitations archaïques intenses que réactivent ces enfants.

Notes
143.

DIATKINE R., La psychanalyse devant l’autisme infantile précoce, p. 35. (32)

144.

HAAG G., Autisme infantile précoce et phénomènes autistiques, p. 324. (69)

145.

Ibidem, p. 324. (69)

146.

Défenses autistiques et échec de la mise en place de la fonction de représentation, op. cit., p. 109. (102)

147.

Supra, § 2.3.3

148.

HAAG G., Théorie de l’esprit et développement de la symbolisation chez l’enfant autiste, colloque international. (67)

149.

L’image inconsciente du corps, op. cit., p. 218. (33)

150.

HOCHMANN J., L’autisme infantile : déficit ou défense ?, p. 36. (77)

151.

Ibidem, p. 36. (77)

152.

Ibidem, p. 36. (77)

153.

Cordélia ou le silence des sirènes, op. cit., p. 37. (74)

154.

TUSTIN F., Les états autistiques chez l’enfant, p. 202. (134)

155.

Les états autistiques chez l’enfant, op. cit., p. 203. (134)

156.

Ibidem, p. 152. (134)

157.

TUSTIN F., Autisme et psychose de l’enfant, p. 152. (135)

158.

Les états autistiques chez l’enfant, op. cit., p. 153. (135)

159.

LAZNICK PENOT M.C., Théorie de l’esprit et développement de la symbolisation chez l’enfant autiste. (101)

160.

HOCHMANN J., Imitation, identification chez l’enfant autiste, p. 39. (78)

161.

Imitation, identification chez l’enfant autiste, op. cit., p. 39. (78)