3.2.3. L’institution, espace des sentiments collectifs et des émotions de groupe

D. Anzieu fait l’analogie entre le travail du rêve et celui du groupe : c’est l’accomplissement du désir.

‘« Le lien interhumain inconscient, dans le couple, dans le groupe, dans la vie familiale et sociale, résulte de la circulation fantasmatique ; elle (la circulation fantasmatique) stimule, infléchit, fait dévier ou empêche les accomplissements techniques réels : elle réunit ou oppose les individus plus sur des manières d’être et de sentir que sur des façons d’agir : elle cherche à provoquer la mise en commun de l’accomplissement des menaces et des désirs individuels inconscients. »177

Freud, Bion et plus récemment les analystes de groupe, comme R. Kaës, ont décrit et analysé les sentiments collectifs et les émotions du groupe. S. Freud aborde cette question dans Psychologie des masses et analyse du Moi. La foule est un lieu de contagion des émotions. Il introduit son propos en citant les travaux de Le Bon sur la foule. Avec lui, il constate combien un individu au milieu d’une foule est différent d’un individu isolé. L’interprétation de Freud est quelque peu différente de celle de Le Bon, pour lui

‘« [...] l’individu se trouve, dans la foule, mis dans des conditions qui lui permettent de se débarrasser des refoulements de ses motions pulsionnelles inconscientes. »178

Le Bon souligne le caractère contagieux présent dans toute foule. R. Kaës nous dit que poursuivant sa réflexion S. Freud développe cette idée : l’identification est ce qui est commun entre deux ou plusieurs sujets, c’est ce qui se passe et se déplace de l’un dans l’autre. R. Kaës dans « L’institution et les institutions » s’appuie sur la référence princeps de « Totem et tabou ».

‘« Ce que se transmettent les frères après le meurtre du père originaire, c’est ce qu’ils ont en commun ; cela même qu’ils transmettent à leur génération par le processus de l’identification : l’interdit de tuer l’animal totémique en tant qu’il représente le père. »179

R. Kaës continue la démonstration : Freud reprend l’analyse de la formation du symptôme névrotique pour montrer comment les symptômes de Dora et de son père, et les identifications qui soutiennent Dora expriment la forme la plus précoce et la plus originelle du lien affectif. Le choix d’objet devient identification en s’appropriant des qualités de l’objet. Le symptôme permet de retrouver, par identification, le lien avec la personne aimée. Mais il va montrer aussi comment l’identification fait abstraction du rapport objectal à la personne copiée. Il donne l’exemple cité par Freud :

‘« L’une des jeunes filles d’un pensionnat vient de recevoir, de celui qu’elle aime en secret, une lettre qui suscite sa jalousie et à laquelle elle réagit par une crise d’hystérie ; quelques-unes de ses amies au courant du fait vont alors attraper cette crise, comme nous le disons, par voie de contagion psychique. Le mécanisme est celui d’une identification fondée sur la capacité ou la volonté de se mettre dans une situation identique. Les autres aimeraient aussi avoir un rapport amoureux secret et, sous l’influence de la conscience de culpabilité, elles acceptent aussi la souffrance qui s’y rattache. Il ne serait pas juste d’affirmer qu’elles s’approprient le symptôme par compassion. Au contraire, la compassion naît seulement de l’identification, et la preuve en est qu’une telle contagion ou imitation s’instaure également dans des circonstances où l’on admet, entre les deux personnes, une sympathie préexistante bien moindre que celle qui s’établit habituellement entre des amies de pension. L’un des moi a perçu chez l’autre une analogie significative en un point, dans notre exemple, la même disponibilité affective ; il se forme là-dessus une identification en ce point et, sous l’influence de la situation pathogène, cette identification se déplace sur le symptôme que l’un des moi a produit. L’identification par le symptôme devient ainsi l’indice d’un lieu de coïncidence des deux moi, lieu qui doit être maintenu refoulé. »180

L’identification est la modalité par laquelle le sujet va chercher dans l’autre un point commun qui l’assurera d’être dans son désir. Le mouvement qui commande cet assujettissement est le fait de pénétrer en l’autre et de mettre en soi la partie qui nous manque et enfin d’être assujetti à l’autre.

Les travaux de W. Bion sur les psychothérapies de groupe apportent un éclairage sur les motifs qui font tenir ensemble les sujets d’un groupe ou d’une institution. W. Bion parle de « mentalité groupale », qui correspond à l’activité collective qui se forme lorsque des personnes se réunissent en groupe, par l’opinion, la volonté ou le désir unanime de ses membres, à un moment donné. Les individus y contribuent de manière inconsciente. La mentalité groupale peut être en conflit avec les désirs, les opinions ou les pensées des individus. Elle est donc à la fois issue de ceux-ci et extérieure à eux.

Bion énonce deux grands principes :

Premièrement, le comportement d’un groupe s’effectue à deux niveaux : celui d’une tâche commune (processus secondaires) et celui des émotions communes (processus primaires).

Deuxièmement, les individus réunis dans un groupe se combinent de façon instantanée et involontaire pour agir selon des états affectifs que Bion dénomme « présupposés de base ». Ces états affectifs sont archaïques, prégénitaux. Il s’agit :

‘« Il est réuni pour être soutenu par un leader dont il dépend pour sa nourriture matérielle et spirituelle ainsi que pour sa protection. »181

W. Bion s’intéresse au fait que les trois schémas de base expriment l’apparition originaire de phénomènes typiques de groupe et peuvent, d’autre part correspondre à la société ou à des institutions sociales spécifiques. L’église pour le groupe dépendant, l’aristocratie pour le couplage et l’armée pour le groupe attaque/fuite. Bion souligne tout comme Freud la faculté qu’ont les individus de se combiner instantanément avec d’autres individus pour se comporter selon un certain code, celui des schémas de base. Dans la dynamique de base, dit-il,

‘« [...] la place principale est occupée par des mécanismes plus primitifs tels que les a décrits M. Klein comme faisant partie de la position dépressive et paranoïde. »182

Les sentiments collectifs et les émotions de groupe décrits par Freud puis par Bion montrent qu’un groupe ne peut exister comme tel si ne sont pas mis en œuvre des phénomènes d’identification à une ou plusieurs personnes centrales incarnant un idéal, sur lesquelles sont projetées des pulsions amoureuses, alors que l’agressivité est dérivée vers des boucs émissaires.

R. Kaës a décrit une position idéologique chez les individus et les groupes et qui serait intermédiaire entre les positions persécutives et dépressives. Il évoque

‘« [...] la puissance et les pouvoirs dans les petits groupes »183

qu’ils soient des groupes de formation et de thérapie comme des groupes institutionnels. Il désigne sous le nom d’archigroupe

‘« [...] cette puissance fantasmatique et idéale du groupe comme origine et comme fin. »184

La puissance du groupe est celle qui lui procure un corps imaginaire :

‘« [...] son pouvoir sera de fournir une tête, des membres, une bouche, un sein, un ventre indéfaillible dans la jouissance, mais aussi dans la terreur. »185

La puissance du groupe entraîne l’effacement de l’autre singulier. L’investissement du groupe comme puissance le voue au clivage et à l’idéalisation. A l’objet idéalisé correspond un objet mauvais qu’il convient de projeter et de détruire. Le processus psychique qui instaure la puissance du groupe est ainsi l’idéalisation. Les pouvoirs dans les groupes visent à obtenir : des satisfactions, des besoins et des accomplissements de désirs spécifiques, des différenciations fonctionnelles, la prise en compte de la réalité interne et externe (par modification interne et/ou modification du milieu), l’assignation à chacun d’une place et d’une fonction. R. Kaës suggère que :

‘« L’organisation du pouvoir dans un groupe procède de l’effort pour introduire une différenciation défensive et constructive dans l’archigroupe ; ainsi, un pouvoir particulier est toujours susceptible de se métaphoriser en idole. »186

Le leader incarne et représente l’objet idéalisé personnalisé, il est, selon R. Kaës, la tête-chef. D’autres fonctionneront comme membres et comme corps. L’idéologie représentée par l’idée capitale peut tenir lieu de chef. Elle a le pouvoir de soumettre tous ses adhérents y compris le chef. Quiconque viendrait attaquer l’idéal serait aussitôt exclu. L’histoire nous a montré que la foule brûle ce qu’elle a adoré. Pour peu que le leader se montre simplement humain, donc mortel, il ne lui est pas pardonné d’être vulnérable. Le processus ne tarde pas à s’inverser, et de porteur d’idéal du Moi, il devient bouc émissaire, objet d’identification projective, cible de la haine. E. Enriquez dans « Le travail de la mort dans les institutions » remarque que l’institution est alors placée sous la menace constante de l’apparition d’un fanatisme de groupe. Il constate la fréquence de la focalisation de la vie affective et inconsciente de la communauté sur les individus les plus bizarres, les plus dangereux, les plus délirants :

‘« Une institution peut, étant entraînée dans cette voie redoutable, se « stabiliser » sur un fonctionnement névrosé ou psychotique devenu la « culture » à laquelle chacun appartient, l’idéal commun. Elle atteindra les divers membres de l’institution au plus intime d’eux-mêmes et augmentera la cohésion mortifère et paradoxalement « morcelante » de l’ensemble. »187
Notes
177.

ANZIEU D., Le groupe et l’inconscient, p. 180. (6)

178.

FREUD S., Psychologie des masses et analyse du moi, p. 129. (46)

179.

Réalité psychique et souffrance dans les institutions, op. cit., p. 22. (87)

180.

Réalité psychique et souffrance dans les institutions, op. cit., p.170. (87)

181.

BION W-R, Recherche sur les petits groupes, p. 100. (19)

182.

Ibidem, p. 130. (19)

183.

KAES R., L’archigroupe. (91)

184.

Ibidem, p. 208. (91)

185.

Ibidem, p. 209. (91)

186.

L’archigroupe, op. cit., p. 214. (91)

187.

ENRIQUEZ E., Le travail de la mort dans les institutions, p. 90. (35)