5.2.3. Aspects des contre-attitudes institutionnelles

Je rappelle que les unités A et B accueillent en internat des enfants psychotiques et autistes reçus en soins dans la structure hospitalière pendant la journée. Chaque petit groupe d’enfants est encadré par un personnel suffisamment nombreux et dispose d’un espace architectural contenant.

La proximité de la structure de nuit (l’internat) et de la structure de jour (l’externat) permet théoriquement un travail d’articulation et de coordination. Dans les faits, les liens sont très distendus, l’internat et l’externat étant deux mondes séparés. Les unités d’internat semblent progressivement se détacher de l’ensemble et devenir des îlots coupés du reste de l’institution. Les effets des mécanismes autistiques retentissent sur une équipe en défaut de capacité de penser et de rêver. Nous observons deux cas de figure.

Dans le premier cas, l’unité A, la forte dominante autistique organise un service sans objet contenant. Le mouvement groupal, compulsion de répétition de ce qui aurait déjà été vécu par l’enfant dans sa famille, réitéré dans la relation entre l’enfant et le soignant, répète groupalement la carence de capacité de rêverie, la déliaison. Les phénomènes de groupe sont en lien avec les anxiétés primaires.

Le corps est convoqué. Les nombreuses sensations corporelles (ou accidents) ressenties par les membres de l’équipe sont une alternative à l’écoulement de l’angoisse qui n’est pas mentalisée. Les angoisses, quant à elles, sont à l’image de celles qui submergent par à coups paroxystiques l’enfant autiste. Selon l’expression du psychanalyste W. Bion, elles sont innommables. Essentiellement corporelles, sans éprouvé subjectif et de ce fait extrêmement contagieuses, elles transforment le groupe soignants / enfants en une masse confondue.

L’absence de distance s’exprime par un espace institutionnel confus. Il y a un flou dans la différenciation des personnes : enfants et soignants sont littéralement « collés ». Cela évoque ce que G. Haag appelle « l’hyper serrage » et le « tout laisser couler ». Le serrage est la façon de vivre « collés » ; le laisser couler s’exprime dans le fait de ne pas pouvoir donner des limites. L’espace architectural lui-même délimite peu ou pas de frontières. Toute modification du cadre est vécue sur le mode d’une atteinte intolérable.

La perception du temps est déformée. L’enfant autiste ne peut pas se représenter le temps et l’espace, c’est à dire les séquences temporelles car il n’a pas acquis (ou perdu, ou refusé) la capacité d’assembler dans un discours compréhensible à l’autre. Incapable de relier les mots, les actes, les événements entre eux, il ne peut pas non plus les relier à d’autres faits connus dans le passé, enregistrés dans la mémoire. Rien n’est acquis, tout se répète dans un présent figé. L’absence de liens marque aussi l’absence de différence. Cela ne permet pas de comparaison avec un avant ou un après, et reste sans confrontation avec un autre. Le groupe de soignants ne parvient pas à intérioriser une histoire, à élaborer des hypothèses ou encore à utiliser la théorie. Les vécus, les sentiments, les angoisses sont déversés sans pour autant que cela donne satisfaction.

L’éprouvé groupal se traduit par la crainte des soignants d’être abandonnés. Dans ces conditions, donner du sens à ce qui est vécu avec les enfants est quasi impossible. Nous pouvons remarquer qu’il est nécessaire que l’enfant soit à une distance suffisante de son objet pour pouvoir penser à lui. Car « penser à » signifie être « hors de », tandis que, dans un état de fusion, aucune perspective, aucune vue tridimensionnelle, aucune pensée ne peut naître. L’écueil mis en évidence ici est celui de l’absence du tiers. Les fonctions maternelle et paternelle ne sont pas équilibrées. La fonction paternelle n’est pas opérante. L’exemple des soignants hommes est révélateur de ce fait. Ils sont conduits soit à développer des relations maternantes, soit à quitter l’unité. En effet, l’enfant autiste fait tout pour fasciner l’autre, celui qui est en face et le soumettre à un système d’identification spéculaire, excluant du champ de la conscience toute référence à un tiers différenciateur. La supervision réclamée à corps et à cris ne suffit pas vraiment à faire tenir les vécus à l’intérieur du groupe afin de construire une enveloppe suffisamment contenante. Le fusionnement de l’unité A sur l’unité B signe cet échec.

Dans le second cas, l’unité B, le mécanisme de défense dominant est la mise à distance des affects et leur banalisation. L’éprouvé groupal peut se traduire par la volonté de se débrouiller seul. Le principe d’autoformation est prôné. R. Kaës dans « Fantasme et formation » indique :

‘« L’idéologie de la formation est comme un redoublement de l’assurance de n’être pas déçu, de ne pas rencontrer de faille, ni de limite dans l’érection incessante de soi-même. Elle rejette l’autre dans l’inexistence ou le peu de valeur de son expérience : celle-ci n’a jamais servi à personne. Ne rien devoir à personne qu’à soi, c’est là l’idéal autoérotique auquel l’idéologie apporte nécessairement son sceau de vérité absolue et de justification. »246

L’illusion groupale fonctionne sous la maxime « tout le monde s’entend bien ». Dans ces conditions, il n’est pas utile de parler, ni de théoriser. Aucun changement n’est demandé car il éveillerait des sentiments de panique, de désarroi devant une réalité nettement moins idyllique.

Notes
246.

KAES R., Fantasme et formation, p. 20. (90)