Clivage

Lors du premier entretien l’élément déclencheur du changement retenu est un fort sentiment d’impuissance.

‘« Les aides étaient impuissantes, il n’y avait pas de résultats, on ne voyait pas beaucoup de progression. Au quotidien, qu’est-ce qu’on fait des interprétations analytiques ? » ’

A cette question une réponse est apportée.

« On a appris que dans la région il y avait un séminaire sur TEACCH. On n’était pas emballé, on s’est dit qu’il fallait aller voir plus loin. On a pris des renseignements sur la méthode Doman, sur les packs [thérapies corporelles : pour l’une ce sont des massages, pour l’autre ce sont des enveloppements. Ces méthodes favorisent les sensations. La forte excitation procurée par ces techniques créent les conditions du mantèlement], on était quand même méfiants. On s’est dit, on ne savait pas trop, ça faisait comportementaliste. On a fait une semaine de stage théorique et une semaine de stage pratique une année plus tard. »

A une première lecture, le choix d’une nouvelle méthode semble réfléchi et sans conflit majeur.

‘« On a beaucoup réfléchi, ça nous a brassés. Considérer l’autisme comme un handicap et non pas comme une maladie mentale, on a mis longtemps avant de prendre conscience, avant d’admettre, qu’on naît autiste. »’

Des arguments raisonnables sont mis en avant : si auparavant l’autiste est énigmatique, « retiré d’un monde affreux », victime en quelque sorte, victime de sa mère ? de ses parents ? Il devient un enfant handicapé, et cette idée est plus représentable psychiquement.

‘« Quelque chose nous paraît plus clair, l’incompréhension, le repli c’est un réel handicap. En plus, les parents paraissaient si équilibrés, avec d’autres enfants normaux, ça nous paraissait difficilement croyable... La culpabilité que traînait les parents... »’

Les éducateurs expriment ici que la participation des parents aux programmes éducatifs leur ôte les sentiments de culpabilité.

La culpabilité et les énigmes sont levées : « En fait, il y a des tentatives de communication de la part des jeunes qui passent par les troubles du comportement, les problèmes de langage. »

Lors du second entretien, je leur demande de parler à nouveau de la méthode TEACCH. Les quatre éducateurs prennent la parole tour à tour.

M.C. , éducatrice depuis vingt quatre ans dans l’institution, commence : « C’est surtout la lassitude, plus envie de rien faire car on ne faisait rien. Il y avait toujours les mêmes difficultés de communication, de compréhension. »

Le vécu d’impuissance déjà évoqué revient.

M.C poursuit : « Quand on utilisait la méthode psychanalytique, on avait des temps individuels avec les jeunes, le mot que le jeune disait on devait le rapporter au psychanalyste. Si ça n’avait pas changé, j’aurai quitté le groupe... Il n’y avait rien de concret. J’ai passé des heures assise par terre avec le jeune, il fallait attendre, il ne bougeait pas. »

Dans la relation duelle le temps est figé.

J. : « On se transformait en observateur, on essayait d’exprimer ce qu’ils avaient à l’intérieur, par des chansons, des mimes. On notait ce qu’ils faisaient. »

On peut imaginer que la part d’interprétation personnelle est importante.

M.C. : « Moi, je décrivais des gestes, des comportements, pourquoi il léchait la vitre, à quel moment, si j’étais située près de lui ou non... »

Pratiquée de cette manière, la méthode psychanalytique devient très descriptive, desséchante pour la pensée.

Cette façon de faire trouve ses racines dans la fascination qu’induisent les enfants autistes. Les troubles particuliers des enfants confèrent aux éducateurs un statut à part, celui de soignant. Eux seuls ont le pouvoir de les soigner.

J. : « Dans la maison, on avait une aura, il y avait le groupe des psychotiques et le groupe des handicapés. »

Ils expliquent comment ils étaient pris dans le mouvement d’indifférenciation de l’autisme.

M.C. : « A cette époque si un jeune ne supportait pas les déchets, on les enlevait de sa vue. Un autre, quand il est arrivé ne mangeait que de la banane écrasée et des yaourts, on ne lui proposait pas autre chose. Comme il marchait pieds nus, on le portait. »

M.C. : « Les jeunes étaient mis de côté, dans des pièces à part, on n’allait jamais à la fête de Noël. Maintenant, le personnel connaît mieux les jeunes. On s’est toujours mis en retrait, ça date de cette époque. Matériellement on était isolé, on passait par une porte dérobée. »

L’étrangeté des enfants et de la place à part occupée dans l’institution conduit à l’isolement.

Un élément d’importance est passé quasiment sous silence. C’est l’annonce du départ à la retraite du psychiatre. A l’origine de la réflexion à propos des soins à donner aux autistes, il est présent en filigrane : c’est à lui que sont rapportés les « mots » des enfants et cela dans le plus grand secret, c’est lui aussi qui dispense les interprétations. Il apparaît comme une pièce maîtresse dans ce dispositif. Comment son départ pouvait-il être envisageable ? Nous avons vu combien la séparation et la perte sont des problématiques aiguës entre les enfants et les éducateurs. La mise sous silence du départ à la retraite du psychiatre nous amène à faire l’hypothèse d’une impossibilité à mentaliser ce qui se rattache à la séparation. Ne pouvant accéder à la dépression, un clivage se crée dans l’équipe : il y a ceux qui souhaitent poursuivre la même ligne de conduite instaurée et ceux qui désirent un changement.

J. « Quand on a essayé de structurer leur vie, des différences théoriques se sont révélées incompatibles, certains disaient que les jeunes n’avaient pas envie ou ne savaient pas, par exemple, pour se laver. C’étaient deux prises en charge de plus en plus éloignées. Pour les autres, c’était les mettre dans un cocon, ne pas les contrarier... Problème douloureux, beaucoup de conflits, de déni, jusqu'à ce que ça devienne impossible. »

Les divergences sont telles qu’il devient impossible de continuer dans cette direction.

‘« Peu à peu c’est devenu tendu avec le psychiatre, ce qu’on faisait était considéré comme la peste noire. Après on n’était plus soignant, on était éducatif. » ’

Des sentiments hostiles sont attribués au psychiatre.

Pour sortir de cette situation impossible seule l’intervention d’une autorité supérieure est envisageable.

‘« C’est la directrice qui a pris la décision finale. »’

Après coup, une interrogation se fait jour : « D’où la grosse question : est-il possible de fonctionner avec deux approches si différentes ? à savoir l’autiste handicapé, et l’autiste malade mental capable de comprendre tout ce qu’on lui dit ? »

Considérer les deux approches est difficilement pensable même après plusieurs années.