Conclusion

L’autisme infantile, du fait de son extrême intensité et de ses évolutions très variables, ne cesse de poser des questions étiologiques, cliniques et thérapeutiques. J’ai choisi de m’intéresser au vaste sujet des manifestations contre-transférentielles et des processus défensifs par le biais de son environnement thérapeutique ou éducatif. En effet, bien qu’une recherche de consensus fasse progressivement place aux débats idéologiques, de puissants effets de « contagion » ou de contre-attitudes de cette pathologie sont visibles dans les pratiques de soins et d’éducation. Psychologue dans un hôpital de jour pour enfants, je suis confrontée régulièrement à ces phénomènes et à leurs incidences sur les objectifs des soins. Pour ces raisons j’ai souhaité saisir plus finement ce qui se passe dans la rencontre entre l’enfant autiste et les personnels des institutions. A partir de l’hypothèse soutenue par le Professeur J. Hochmann selon laquelle l’autisme infantile est « contagieux » et a des effets sur les collectifs soignants, nous avons pensé en explorer les aspects sous forme de contre-attitudes. Afin de cerner au mieux l’espace relationnel singulier soignants / enfants autistes, nous avons supposé un certain nombre de positions contre-transférentielles.

Selon moi, l’étude des contre-attitudes sous l’angle de l’aspect institutionnel a présenté plusieurs intérêts :

Pour vérifier mon hypothèse et étudier la métaphore de la « contagion » de l’autisme j’ai retenu une extension du concept de contre-transfert. Le contre-transfert est une vaste notion et il a été nécessaire de baliser mon travail. Si pour Freud il est le résultat de « l’influence du malade sur les sentiments inconscients du médecin », le contre-transfert n’est plus aujourd’hui le résidu opportun du manque de sérénité du psychanalyste. Il apparaît au contraire comme instrument intervenant dans la compréhension des patients. Il est particulièrement utilisé dans l’analyse des enfants et des psychotiques. Les analystes sont sollicités sur le plan du contre-transfert avec les enfants autistes qui ont des défenses spécifiques : l’identification adhésive, le démantèlement, les angoisses catastrophiques. Il est nécessaire que les analystes aient un dispositif mental suffisant pour aider l’enfant à développer le sien et lui permettre d’advenir en tant que sujet. La notion de contre-transfert a dépassé le cadre de la cure et fait son chemin dans les institutions. L’utilisation du concept de contre-transfert connaît des destins différents : il sert l’analyse de l’institution, ou encore la psychothérapie institutionnelle. L’expérience institutionnelle de quelques dizaines d’années a mis en évidence que le contact prolongé avec les malades mentaux crée des distorsions dans les objectifs de soins. Ce qui fait dire à certains praticiens qu’il faut aussi « soigner » l’institution. Des auteurs comme Cahn, Laznick et Penot ont montré comment les soignants fonctionnaient à la manière « d’hôtes » du psychisme malade de leurs patients, et qu’il est utile à la bonne santé psychique de l’institution d’analyser les ressentis de chacun. Cette pratique se fait différemment selon le type d’institution qui a ses particularités historiques et culturelles propres. Certains établissements favorisent le traitement psychique des vécus contre-transférentiels, d’autres laissent peu de place pour ces pratiques. J’ai exposé succinctement quelques cas fondateurs tels que ceux de B. Bettelheim et l’Ecole Orthogénique, de M. Mannoni et Bonneuil, de J. Hochmann et l’I.T.T.A.C, de H. Buten et le Centre Adam Shelton.

Dans ma recherche, j’ai choisi de parler de contre-attitude et de réserver les termes de transfert et de contre-transfert à la cure analytique. J’ai formalisé les contre-attitudes selon quatre modes de contagion : l’indifférenciation, le clivage, la fascination et la ritualisation. Ce choix résulte à la fois de mon expérience de travail, de celle de mon directeur de thèse, J. Hochmann, et de la volonté d’étudier les symptômes autistiques. La prise en charge des enfants autistes ne se faisant pas exclusivement en hôpital de jour, j’ai enquêté dans un certain nombre d’institutions ayant des appartenances diverses : la Psychiatrie, l’Education Spécialisée, l’Education Nationale.

Je me suis interrogée sur l’empreinte que l’autisme infantile a pu laisser sur les personnels soignants et éducatifs et sur les institutions. Cette approche a dessiné, une sorte de coupe institutionnelle à un moment donné. J’ai basé ma réflexion sur les données historiques et de fonctionnement de l’institution et sur des entretiens semi-directifs avec les membres des équipes. Chaque rencontre de professionnels s’est révélée enrichissante, me faisant découvrir d’autres lieux et d’autres façons de penser. Un approfondissement de la connaissance de ces institutions et des personnels ainsi que l’analyse de situations cliniques plus nombreuses auraient sans doute apporté davantage de données. Mais ce travail de longue haleine aurait exigé des moyens très supérieurs à ceux dont je disposais.

Principalement, je supposais que l’autisme contagionne les membres des équipes thérapeutiques, éducatives et pédagogiques et conduit à des contre-attitudes particulières. Afin de tester cette hypothèse j’ai formulé cinq sous hypothèses correspondant à des précisions secondaires plus observables.

Selon l’hypothèse A, la contagion par l’autisme peut se formuler en termes de positions contre-transférentielles ou contre-attitudes que nous avons qualifiées d’indifférenciation, de clivage, de fascination et de ritualisation.

D’après mes observations, dans trois institutions, un internat en service hospitalier, deux instituts médicaux-éducatifs, les phénomènes de contagion sont francs et massifs. Dans l’institution (5.2), la forme préférentielle semble être l’indifférenciation. Elle concerne tout le personnel de l’unité A. Il en résulte un flou dans la différenciation des personnes entraînant une impossibilité de mettre de la distance entre enfants et soignants. Les différents espaces contenants (lieu de vie, lieu d’élaboration) ne sont pas différenciés. Ce fonctionnement laisse place aux mécanismes autistiques qui altèrent l’organisation des enveloppes tant individuelles que groupales. La faible élaboration des contre-transferts en réunion ne permet pas d’enrayer le phénomène.

Dans l’institution (5.5) la fascination et le clivage dominent. La fascination s’exerce pour une théorie et sa mise en application. L’investissement est tel qu’il devient objet d’admiration sans bornes. Toute autre approche est rejetée. Cette attitude exclusive conduit à un clivage. Parce qu’il défend des positions étrangères au reste de l’institution, le groupe autistes et éducateurs vit de manière isolée, sans communication.

Dans l’institution (5.6) la ritualisation est une solution pour faire face à des conditions de travail matérielles et psychiques précaires. Tout comme les enfants autistes refont inlassablement les mêmes gestes, l’éducatrice adopte une conduite très codifiée afin de ne pas se laisser envahir par la confusion et l’angoisse qui en découleraient.

Dans les trois autres institutions, deux hôpitaux de jour (5.3, 5.4) et une CLIS (5.7) différentes positions sont présentes mais sans domination de l’une ou de l’autre. Les soignants sont conscients du caractère contagieux de l’autisme et des attitudes dans lesquelles ils peuvent facilement basculer. A ce stade des hypothèses, cela montre qu’un aspect important du travail consiste à avoir à l’esprit les effets de l’autisme. Je peux déjà signaler que dans ces institutions, coexistent diverses méthodes de travail ainsi qu’un usage souple de la théorie.

Selon l’hypothèse B l’institution peut se figer dans une position engendrant ainsi des perturbations dans les dispositifs de contention et de transformation des anxiétés primitives .

L’hypothèse est vérifiée dans les institutions (5.2), (5.5) et (5.6). De fait, elle est confirmée par l’hypothèse A. En effet, les institutions concernées sont les mêmes que celles pour lesquelles la contagion est importante. En (5.2) l’angoisse diffuse et sensorielle en se propageant à l’équipe entière ne permet pas aux soignants de traiter les éléments angoissants (bêta) dont ils se trouvent bombardés. Les qualités contenantes du groupe sont défaillantes. S’inscrire dans une histoire balisée par une origine et des repères spatiaux temporels est quasiment impossible. On peut remarquer que l’on retrouve les mêmes difficultés que celles de l’enfant autiste qui vit dans un monde a-historique, dans l’immédiateté de ses sensations et de son incapacité à anticiper les événements extérieurs. L’arrêt brutal de l’unité A est vécu comme un fait incompréhensible.

En (5.5), historiquement le repli sur la première théorie adoptée, le choix d’un mode duel éducateur/jeune, enferme l’équipe dans des conduites et des angoisses inextricables. Le traitement de l’autisme devient isolé et totalitaire et génère un enfermement comme si l’autisme induisait l’autisme de sa prise en charge. Ce fonctionnement est à l’usage déprimant et sans issue. Les réunions d’équipe semblent déconnectées de la réalité quotidienne et n’apportent pas un étayage suffisant au travail. Cette situation peu satisfaisante amène une tension institutionnelle très forte, menace de faire exploser l’équipe, génère des conflits et finalement se solde par un changement radical d’orientation théorique et clinique. La méthode choisie pour succéder à la méthode psychanalytique est le méthode TEACCH. On peut souligner qu’un de ses mérites est d’atténuer l’angoisse, car les résultats visés, même s’ils sont plus modestes que lors de la première orientation choisie, sont rapidement perceptibles.

En (5.6) la contention des angoisses s’exerce surtout dans la réalité de la vie quotidienne. Le regroupement d’enfants autistes sans contact avec d’autres rend la situation périlleuse et peu gratifiante. Elle interroge aussi sur le risque encouru à confier un groupe d’autistes à une seule personne. A cela s’associe une élaboration insuffisante des vécus contre-transférentiels. A la longue on peut imaginer qu’un tel fonctionnement menace la santé psychique de la personne et rend le travail déprimant.

Pour les autres institutions (5.3), (5.4) et (5.7) une position contre-transférentielle ne se distingue pas. De fait les perturbations sont moins massives et ne figent pas les capacités contenantes et psychiques de l’institution.

L’hypothèse C est évoquée plus loin dans le texte.

Selon l’hypothèse D on peut retrouver des constantes dans les modes de contagion et identifier une composante indépendante de la personnalité.

Cette hypothèse est confirmée. Globalement nous constatons que les effets de la contagion sont constants. Ils se produisent de façon plus ou moins prononcée pour quiconque côtoie des enfants autistes. En conséquent, nous pouvons dire qu’il ne s’agit pas d’un trait particulier de personnalité des soignants. Toutefois, les manifestations de la « contagion » prennent des formes différentes selon les modalités de combinaison entre la réaction des soignants déterminée par l’autisme et les messages historiques de l’institution. On peut souligner que la position charismatique, souvent rencontrée, semble être favorisée par la pathologie autistique. Dans ce cas, une personne, une idée, une méthode deviennent les seuls modes de pensée institutionnels. L’autisme mobilise particulièrement les instances idéales des collectifs soignants. Idéal, idole, idéologie sont des phénomènes assez courants. En effet, selon C. Vacheret :

‘« L’idéologie propose de rassembler ceux qui se ressemblent : elle dicte ce qui peut être reproduit et retransmis : dire ou refaire du semblable et du même, pour survivre. Elle comble le manque et l’angoisse de la différence, qu’elle nie au moins partiellement et provisoirement. »267

Un rapprochement peut être fait avec les « coups de foudre » qu’ont les enfants autistes pour un objet. Ce mode de fonctionnement conduit à concentrer son attention sur un seul objet au détriment de tous les autres et de l’environnement. D’après C. Vacheret, dans l’institution :

‘« La nature du lien idéologique est d’être un lien sans concession, dans l’absolu et dans l’idéal, en mesure d’apporter le tout, sans faille ni perte. »268

Dans un cas comme dans l’autre le problème est que ces défenses bloquent la représentation imaginative qui impliquerait l’intégration de la différence.

Selon l’hypothèse E, prendre en compte les contre-attitudes est utile au bon fonctionnement de l’institution. Les institutions qui ne le font pas sont davantage sujettes à la « contagion » par la pathologie autistique.

Cette hypothèse se confirme dans mon échantillon. Je remarque que les institutions (5.3, 5.4 et 5.7) ont à leur disposition un dispositif pour élaborer les vécus contre-transférentiels. Le travail sur les contre-transferts, bien qu’il n’ait pas de forme standardisée, est poussé et fait partie intégrante du système de soins ou pédagogique. Il apporte du dynamisme et évite que la pensée et la vie institutionnelle ne se sclérosent. Nous pouvons dire que c’est sans doute ce qui aide le mieux les soignants à résister à l’indifférenciation, au clivage, à la fascination et à la ritualisation. La théorie est un apport précieux constituant une aire transitionnelle dans laquelle penser est un plaisir.

Ce sont des institutions qui perdurent avec beaucoup de stabilité dans leur fonctionnement. Par contre, j’ai observé une fin brutale de l’institution (5.2); un brusque changement d’orientation théorique en (5.5); et un renouvellement fréquent du personnel en (5.6). Ces conclusions montrent que l’existence d’un modèle théorique intégré par les soignants les autorisent plus facilement à symboliser l’expérience de l’autisme.

Selon l’hypothèse C la confrontation avec l’autisme produisant des stratégies novatrices, se vérifie partiellement.

L’hypothèse C est commentée en dernier lieu car elle n’est que partiellement vérifiée. Cependant, elle apporte une note optimiste à la conclusion. Nous venons de le constater, la rigidité de certaines prises en charge et la confusion de nombreux projets thérapeutiques conduisent souvent à l’échec. Pour relancer l’évolution des enfants, il est nécessaire d’inventer de nouvelles stratégies. Dans l’institution (5.6) une méthode de travail est imaginée pour le groupe de jeunes autistes. Ritualiser est le moyen empirique employé pour rendre plus acceptable la vie quotidienne. D’autres stratégies résultent de la situation : le travail de la terre est un moyen de décharger son agressivité, de symboliser. De même, laisser un jeune patient autiste se mettre un moment en retrait du groupe ou encore utiliser un gant d’eau froide pour calmer une crise d’angoisse sont d’autres moyens. En (5.7) la classe est une invention de tous les moments pour permettre aux enfants autistes d’y évoluer le plus favorablement possible. Imagination, ingéniosité et ressources personnelles sont au service des enfants. L’espace architectural s’inscrit d’une façon particulière : la porte délimite la frontière entre l’intérieur et l’extérieur et est utilisée dans la réalité. Les méthodes d’apprentissage font l’objet d’une attention minutieuse. Chaque enfant a un programme singulier créé sur mesure. Nous avons pu le découvrir dans le discours de l’institutrice : faire accéder l’enfant à la connaissance est souvent synonyme de renoncement aux principes pédagogiques classiques. C’est par exemple accepter qu’un enfant apprenne à lire sur le livre de celui qui est en face de lui.

En ce qui concerne les institutions (5.2, unité B), (5.3) et (5.4) les stratégies novatrices se produisent au fil de la pratique avec les enfants autistes. Elles se révèlent être une création permanente. La stratégie nouvelle de l’institution (5.5) réside surtout dans le changement de méthode de travail et de mode de fonctionnement institutionnel. Nous pouvons souligner que les stratégies novatrices sont la plupart du temps des créations originales et de ce fait peu aisément reproductibles. Chaque soignant est son propre créateur.

En revanche, il est difficile de dégager des stratégies novatrices pour l’unité A de l’institution (5.2). L’internat engendre une situation à haut risque pour les collectifs soignants.

Au cours de cette recherche j’ai décrit comment des institutions vivent, pensent et peuvent parfois devenir « malades ». L’idée soutenue par de nombreux praticiens, je cite G. Lucas, selon laquelle

‘« L’élaboration collective est un instrument indispensable pour éviter la dérive inconsciente et monotone de contre-attitudes capables de contribuer à l’absence de mouvements évolutifs. »269

est validée. Il faut souligner que l’élaboration des affects et la construction de récits après coup n’est pas facile à réaliser. Saisir les contre-attitudes est forcément fugitif et éphémère parce qu’elles sont produites par une pensée ou la rencontre avec une autre pensée. Les nombreux exemples cités nous l’ont montré.

Pour terminer rappelons la formule de J.B. Pontalis :

‘« On ne saurait parler du contre-transfert en vérité, dire le vrai sur lui. »270
Notes
267.

VACHERET C., De l’illusion à la désillusion. L’institution en quête de transitionalité, p. 8. (137)

268.

Ibidem, p. 10. (137)

269.

Folies d’enfance, op. cit., p. 299. (109)

270.

« A partir du contre-transfert : Le mort et le vif entrelacés », op. cit., p. 74. (117)