INTERVIEW N°6
Mme S., institutrice spécialisée dans une CLIS depuis vingt deux ans.

J'accepte de recevoir les gens et de remettre en cause mon travail, c'est comme ça que je le prends et c'est comme ça que je pense que je peux avancer par rapport à ces enfants qui auraient une tendance à nous bétonner et à nous coincer dans une pratique, des répétitions et moi je reçois des stagiaires, du monde dans la classe, j'ai l'impression que je fais entrer le tiers. Tout le temps ça été ma préoccupation principale dès lors que j'ai fonctionné avec eux.

Donc on va reprendre l'histoire du fonctionnement. Il y a 25 ans j'étais là, j'ai été nommée dans une classe de perfectionnement qui était une classe avec un profil d'enfants difficiles, scolairement compliqués et il y avait dans ce groupe d'enfants une petite fille complètement hurlante du matin au soir et qui m'a mis le pied à l'étrier ; c'est à dire elle détruisait systématiquement tout ce que je faisais et bon c'était insupportable mais cette petite était attachante et j'ai toujours ressenti qu'elle avait quelque chose à la fois d'horrible et d'aimable. Voilà ! alors quand c'était l'horrible elle passait dans le couloir. On avait donc avec cette petite fille des relations que je peux analyser maintenant mais elle avait une idée c'était de détruire ce que j'apportais dans la classe, systématiquement ça lui était insupportable et elle hurlait, elle aurait pu me faire devenir folle au sens où elle détruisait les marionnettes que j'avais confectionnées le dimanche, elle avait une stratégie de mise au pas, enfin je ne sais comment. Ce qui a de sûr c'est que là j'ai commencé à penser que je pouvais hurler contre cette enfant, c'était impossible, je pouvais la frapper, c'était pas possible et elle cherchait tout ça et donc elle m'a interpellée très profondément, très immédiatement. J'ai commencé à ouvrir la porte de la classe, donc je fonctionne depuis 25 ans avec la porte ouverte. C'est cette enfant là qui m'a fait penser que j'allais devenir folle et que j'allais être "dégentée" si je n'avais pas quelque chose dans la pièce qui fasse la séparation et pour moi ça été la porte ouverte. Et comme elle hurlait trop là, je la mettais dehors et je fermais la porte et paradoxalement elle restait accrochée dans le couloir, elle ne fuguait pas et elle commençait à se taire et elle était attentive à ce qui se passait dedans. Et alors dès qu'elle était plus calme, j'avais pas encore trouvé de stratégie, je la faisais rentrer et de nouveau c'était la guerre, c'était l'horreur et elle passait son temps dans le couloir. On a eu une année comme ça et puis elle était très intéressée par ce qui se passait dans la classe et petit à petit elle a supporté de ne pas détruire, de ne pas hurler et au bout d'une année c'était bien à tel point qu'il y avait un placement envisagé et qu'elle est restée dans l'école. J'étais encore... c'était la première enfant problématique, alors à la suite de cela, la psychologue scolaire m'en a amenées d'autres, voilà, c'est comme ça qu'au bout de 5 ans c'est devenu une classe avec des pathologies très très lourdes. Je ne savais pas à l'époque ce qu'était un enfant psychotique, un enfant autiste, je ne savais rien du tout de ça, mais j'avais été sensibilisée parce que j'avais fait mon stage de formation à l'hôpital. Un des stages, je l'avais fait au Val des Prés, c'était le service pour enfants qui était un service fermé, qui était un service horrible, il y a 26 ans, c'était un service horrible parce que c'était la psychiatrie à cette époque là. Mais c'était un service où l'on faisait beaucoup de travail sur le son de la voix de la mère à travers l'eau et avec des enfants extrêmement handicapés qui restaient dans le lit, qui étaient des monstres. j'ai assisté à ces expériences du rapport de la voix de la mère et de l'émotion de l'enfant et j'ai été bouleversée. C'est peut-être là que j'ai pensé que c'était très important qu'on parle aux enfants. Et le visage de ces monstres, parce que c'était vraiment dur, s'illuminaient et il y avait quelque chose de l'ordre de la magie. Moi j'ai été très bouleversée par cette expérience et très bouleversée par l'enfermement, voilà. J'ai vu des enfants attachés aux radiateurs, on pouvait pas faire autrement. On sort de la vie, on débarque dans ce monde là, on est très interpellé quelque part, c'est très douloureux et c'est tombé dans la période où il y a eu tous les anti psychiatres qui disaient des choses qui ont de la valeur et bon ils sont peut-être très extrémistes mais ils ont eu de la valeur pour moi à ce moment et peut-être que la première enfant qui est venue dans cette classe s'est trouvée conjuguée avec ça et je pense qu'il y a eu quelque chose de très enraciné là et ce qui faisait renoncer B. à ses hurlements c'était la parole, c'était ce qu'elle entendait de la voix de quelqu'un. ça se ré-entend toujours actuellement car c'est devenu une méthode de travail, une pratique pédagogique, je mets les enfants dans le couloir quand ils disjonctent parce que c'est la maison des enfants et ici ce n'est pas la "follerie" donc on ne peut pas faire le fou, "si tu ne peux pas faire autrement tu vas dans le couloir, je ferme la porte, et si tu veux rentrer dans la maison des enfants, tu frappes et tu dis, j'ai décidé d’être un enfant". même les enfants qui ne parlent pas, on demande de toquer. et c'est nous, je travaille avec une dame qui m'aide, et c'est nous qui sommes derrière la porte et bon quand ça toque on ouvre et on dit "est-ce que je peux comprendre que tu as décidé d’être un enfant?" et quelques fois c'est "non mais" donc on referme la porte et ça peut durer un jour et demi pour un enfant qui parlait, qui parlait et qui disait je veux mon bureau, je veux mon cartable, mon crayon, on rappelle "tu sais ce qu'il faut dire si tu frappes" c'est que tu veux rentrer travailler, c'est donc que tu as décide d’être un enfant, il faut le dire et on est dans des résistances, on attend. et cet enfant est resté là.Alors après la porte a été analysée autrement, c'est le seuil, c'est le dedans, le dehors, c'est des notions qui n'appartiennent pas à ces enfants et puis c'est le seuil pour les familles qui n'ont aucunement le droit d'entrer dans la classe quand les enfants sont là. Ils attendent dehors, ils frappent à la porte et ils attendent et quand ils rentrent je les mets dehors, voila, c'est vraiment le lieu des enfants. Alors après cette rencontre avec cette petite fille, la classe s'est emplie d'enfants difficiles et ça été dur parce que je n'avais pas de connaissances théoriques de la maladie mentale mais en fait peut-être je pense que personnellement j'ai une certaine tranquillité qui fait que même quand c'est le bazar je ne me sauve pas et je suis toujours un petit peu en dessus des enfants. ce qui fait que je crois qu'il y a quelque chose sur lequel ils s'appuient, une sorte d'appui même si c'est difficile et ils savent que je ne m'en vais pas et ça ils le savent d’entrée de jeu. la première rencontre avec un enfant, l'enfant part et il y a quelque chose qui s'est dépose la. alors c'est la dessus que j'ai travaillé après.

Combien y a-t-il d'enfants dans la classe?

Entre douze ou quatorze. Le manque de moyens fait que l'on est pas beaucoup et qu'ils sont bien obligés de lâcher un peu les verrous, c'est ce que je constate. La pénurie de personnel, on est deux avec l'assistante maternelle pour gérer vingt six heures par semaine avec quatorze enfants, ça fait peu, ça fait un seul projet par contre, c'est moi qui suis garante du projet et qui l'élabore et la dame vient travailler dans ce projet c'est à dire qu'elle donne ses deux mains, ses deux pieds puis son corps pour contenir et voilà et puis elle assume bien dans la journée. Mais il n'y a pas une multiplication des règles dans ce lieu là, c'est à dire que c'est toujours le même règlement, on se heurte toujours au même cadre, c'est là dessus que les enfants vont buter, c'est là dessus qu'ils vont renoncer en gros parce qu'effectivement le projet c'est quand même "si tu veux t'approprier de la langue il faut que tu renonces à ton petit cinéma personnel, celui qui t'empêches de rentrer dans la culture" voilà en gros.

Quelles sont les pathologies des quatorze enfants?

Il y avait six enfants autistes, en gros hein, il y en avait quatre sans langage, des enfants qui sont sortis de l'autisme dans la classe petit à petit et qui sont arrivés pour une à la lecture. Et des enfants psychotiques, et est-ce qu'il y avait un enfant trisomique, je ne sais plus, je vais regarder dans ma liste de noms, j'ai oublié (rires) j'ai pas tout à fait oublié parce que j'ai quand même rêvé à eux (rires). Je rêve à eux en fin d'année et c'est terrifiant. J'ai des rêves monstrueux par rapport à mes élèves et toujours ... et là je repère tout ce qu'ils demandent de contention et de renoncement pour le maître parce que c'est vrai que j'ai des rêves d'une violence! je les tue, je les noie. Et alors ça ne se dit pas pendant l'année, ça se dit pendant le premier mois des vacances, très régulièrement. Je pense qu'il y avait un enfant trisomique, il y avait une petite fille qui avait des problèmes qui a une maladie de Bourneville (un problème de prolifération de cellules dans le coeur), à la naissance ils ont beaucoup de mal à vivre et au sixième mois ils deviennent épileptiques, donc avec tous les problèmes psychologiques que ça peut entraîner mais ce n'est pas un enfant psychotique ou autiste.

Les enfants restent longtemps dans la classe, moi je préfère qu'ils rentrent quand ils sont très jeunes, ce qui fait que effectivement les présupposés que j'avais sur le langage quand on les met en pratique, quand on décide de parler à ces enfants, ce que j'ai constaté comme si c'était des enfants qui comprenaient tout parce que je sais qu'ils comprennent tout, j'en suis persuadée maintenant eh bien le langage à un moment ça bascule, à un moment il y a quelque chose de l'ordre.. eh bien le désir parce que ces enfants ont du désir même si ça se voit pas, je le sais maintenant et ces enfants arrivent un jour, on ne sait pas comment ça se passe mais ça se passe. Alors c'est vrai ce sont tous des enfants qui ont tous des thérapeutes. Pas n'importe quels thérapeutes, je crois que ça c'est aussi important, ce sont des gens qui sont vraiment dans l'archaïque du sujet, qui entendent des choses de l'archaïque du sujet et qui peuvent faire des nouages. Ce qui fait que ces petits enfants retrouvent du sens. Et les thérapies ne sont pas longues et c'est là où je suis en opposition avec l'hôpital de jour, les thérapies sont d'une demi heure deux fois par semaine et c'est tout.

Les enfants sont en général heureux de venir dans la classe, sauf un petit garçon qui est rentré dans la classe hurlant et qui parle maintenant, qui est capable de demander tout ce qu'il veut, il veut emporter des jeux de la classe chez lui, il ne peut les obtenir que s'il les nomme et il s'est conformé à la règle. Y'a tout à fait cette stratégie d'une mise en place "d'accord mais tu rentres dans le langage, tu rentres dans l'humain, tu es un enfant humain" c'est peut-être le principe de la classe, c'est à dire que j'ai été bouleversée par les expériences de Deligny et tout ça, ça m'a touchée mais je ne peux pas m'inscrire moi en tant qu'enseignante dans ce type de démarche par rapport à ces enfants, il me faut, bon pour moi c'est la lecture, enfin la parole, les contes, on travaille beaucoup avec ce qui peut faire sens, sans ce que je sache vraiment ce qui fait sens dans le mystère du sujet, on ne sait pas mais voilà plutôt que de rouler des P.s. Parce que fondamentalement on ne peut pas se soustraire au destin qu'on a, on est pas des enfants de lapin ou de chat, on est nécessairement dans le langage même si on veut pas l'utiliser pour X raisons et ça c'est pas mon problème, je leur dis, c'est ici que votre père a choisi l'école parce que ça se fait au choix, les parents choisissent la pédagogie donc je peux leur dire tout à fait sans mentir "vos parents ont choisi ça, ils sont responsables de vous, c'est comme ça qu'ils veulent que vous grandissiez, si vous n'êtes pas d'accord avec ce projet vous en parlez avec votre père, moi je suis payée pour vous faire travailler et avancer" et ça ils l'entendent très bien et après on construit la classe pour qu'elle soit accueillante, pour qu'il y ait un intérêt, pour que ce soit un espace heureux, vous voyez?

Il faut les attirer.

Oui. Il y a toute la séduction qui va rentrer, voilà. Mais la séduction des contenus, c'est à dire faire en sorte que l'enfant rencontre son intelligence qui est souvent pertinente et que cette intelligence se risque à perdre les stéréotypes et puis à aller un peu plus loin. Et vérifier, on est toujours dans la vérification quand en laissant tomber on ne tombe pas, laisser tomber quelque chose ce n'est pas soi-même être dans la chute. Et du coup on met en place la lecture parce qu'à l'école on s'occupe de la lecture, des mathématiques, alors un emploi du temps extrêmement classique. Le matin on rentre, c'est du travail obligatoire, les enfants n'ont pas le choix. Donc, ils ont de la poésie en entrant, ça fait un espace de langage, je choisis de la comptine aux poèmes compliqués. Je relis ces poèmes quatre à huit fois, soit un poème dure, enfin je choisis une série il y en a qui durent quinze jours scolaires et certains quatre matinées seulement. Là je répète, c'est un moment où l'on demande même aux enfants hurlants de se taire. Vous voyez quand ils rentrent... mais maintenant ça va mieux les rentrées mais je vous dirais aussi que maintenant ça a changé, c'est à dire que je recevais des enfants très sauvages, jamais soignés qui avaient échappés ou qui étaient passés par les écoles maternelles, c'était l'horreur et qui arrivaient hurlants dans la classe et il n'y avait pas eu de diagnostic, il n'y avait rien eu, des enfants sauvages! c'était très compliqué mais on faisait taire, donc la dame qui travaille avec moi se met près de celui qui hurle, l'entoure, ce qui fait que ces 10 minutes arrivent à être très tolérables. Ensuite on s'occupe de l'emploi du temps, on met la date, donc chaque enfant à chaque niveau a des moyens pour mettre la date. Ils gèrent un calendrier du temps donc on a ce panneau réservé, jour, le numéro du jour, le mois, la saison; il y a aussi une partie qui est numérique donc on le dix huit juillet 1996 pour les enfants qui ont un niveau plus élevé, et pour les petits il y a seulement le jour. ça prend 10 minutes tous les jours. On a un emploi du temps affiché donc il peut changer tous les jours et il y a un enfant qui est chargé de déplacer le curseur dans la journée,. et du coup s'il est marqué mathématiques on a pas le droit de faire de la lecture, a la fois pour les enfants c'est un cadre et pour moi c'est un contrôle, ça m'oblige à sortir,à faire mon travail d'institutrice.

Chaque enfant à tour de rôle déplace le curseur?

Pas à tour de rôle, quand il est capable, quand il a assez vu, parce que les enfants autistes arrivent et qu'ils se bouchent les oreilles et les yeux, bon ils sont capables de rien du tout mais ça n'a pas d'importance, ce sont les plus grands dans la classe qui assurent les tâches matérielles et petit à petit ceux qui se bouchent les oreilles regardent et font et deviennent un peu les maîtres de la classe et ils font tourner la maison. Comme ils gèrent le téléphone.

Ah, bon?

ça sonne il y a un enfant de service et son service dure un mois. Je dois dire "Bonjour, à qui voulez vous parler, voilà je vous la passe", ça ce sont les mots du code. Mais il y a certains enfants qui en rajoutent ou qui ne peuvent pas. Mais c'est une obligation, et comme c'est pour faire tourner la classe même s'ils font la tête, ils y vont et puis ça se passe pas si mal que ça. On s'occupe du calendrier du temps et après on travaille sur la lecture alors là... cette année ça été très difficile parce que je pense que la lecture c'est un espace de sens mais qu'il faut se coller avec une technique et cette année la technique on en a pas beaucoup fait parce que les enfants étaient complètement résistants. C'était très compliqué de faire de la décomposition, du travail avec les syllabes. Par contre, on écrit des histoires. J'écris beaucoup et je leur demande de déchiffrer au fur et à mesure et c'est comme ça qu'ils apprennent à lire. Parce que dès qu'on met en place des stratégies de lecture très ordinaire, il y a un refus, un blocage, ils ne peuvent pas regarder leur cahier, ils ne peuvent pas regarder le tableau. Une petite fille a appris à lire sur le cahier de son voisin, à l'envers. Elle regardait pas son cahier, je pense que c'est un objet phobique, je ne la force pas, elle en a un, elle doit l'emporter chez elle au cas où elle veut lire donc elle l'a mais pour apprendre à lire... quand j'ai compris, j'ai donné des textes compliqués au voisin. Je me suis dit elle voit tout à l'envers c'est pas bien donc je me suis décidée à les mettre côte à côte ça marchait moins bien alors je l'ai remise à l'envers en me disant c'est elle qui apprend à lire c'est pas moi, elle se débrouillera bien. Aussi ça fait renoncer chez l'enseignant à des stratégies qu'il peut penser bonnes. Les enfants montrent qu'il y a d'autres façons de faire donc voilà. Cette petite fille lit bien maintenant et de très grands empans et elle saute tout ce qu'elle sait lire et elle lit fort ce qu'elle n'arrive pas à lire, alors ça laisserait supposer qu'elle ne lit pas, or, elle est capable de répondre au questionnaire. Voilà! En lecture on se heurte à toute la problématique de l'enfant psychotique qui ne peut pas laisser tomber les choses, qui ne peut pas découper. C'est vraiment très problématique mais je me sers justement, on fait beaucoup de travail avec ceux qui lisent, de phrases toutes accrochées où je demande de faire des césures, c'est infernal mais on a tous les jours un exercice comme ça. En fait, je ne travaille pas dans ce qu'ils savent faire mais dans ce qui les embête, les empêche et on va apprivoiser ça, on va essayer de voir comment on peut faire et on va se laisser aller à faire et c'est très dur. Mais ils ont cette capacité de laisser, d'abandonner et peut-être aussi c'est ce qui fait la richesse de ce lieu parce qu'ils sont très contents de venir à l'école même si c'est très dur ; je pense qu'ils sont capables de et du coup ce sont les enfants les plus heureux de revenir à l'école après les vacances, je peux vous dire dans toute l'école! c'est un lieu tendre, je ne suis pas affectueuse avec les enfants, je ne suis pas "bisouille", on ne se fait pas de bise, il y a des distances, on n'a pas le droit de toucher le corps de son voisin, c'est pas dans la fusion, je pense que c'est dans le culturel(*). Après la lecture, on met en place, selon ce qu'ils ont, le petit P. avait un truc très répétitif de mots, enfin il avait trouvé tennis, son père avait des tennis mais ça a duré! et au bout d'un moment j'en ai marre d'entendre ce mot, alors je dis mais tu sais pour marcher il n'y a pas que des tennis, tu vois Mme Untel elle a des escarpins, des bottines et on prend le catalogue des trois Suisses et on découpe les bottines et on colle sur le cahier et on écrit des bottines. Bon on a mis tous les noms des chaussures, après c'était la casquette et à partir de ce mot on a enrichit le vocabulaire. Donc, chaque enfant selon ce qu'il est, on monte un livre de vocabulaire et on arrive à des phrases "P. ou le papa de P. a des tennis ou une casquette ou son papy n'en a pas" donc on fait fonctionner la langue et ce sont des cahiers qu'ils emportent, qui sont à eux, leur objet. La lecture ça va du mot ou de l'intérêt à des livres du CM1 ou du CM2.

Pour les enfants qui ne parlent pas?

Je présuppose que ce que font les autres les intéresse. C'est une hypothèse mais je crois qu'elle peut être vérifiée. Dès lors qu'il y a du calme et puis des choses intéressantes qui ont du sens, ils sont portés par la philosophie aussi, ils ont le sens des affects la vie, la mort, on parle beaucoup de ces choses là, eh bien ça les intéresse. J'ai beaucoup lu les contes de Grimm et j'ai commencé avec un enfant dans le texte et j'ai lu des histoires qui duraient trois quarts d'heure, c'était un enfant hurlant, je pense qu'il passait une période de rêve, il avait un rapport avec la mort qui était phénoménal cet enfant, il fallait bien désamorcer et j'ai lu des histoires de rêves, de cauchemars, de dévoration de l'autre et au bout de trois quarts d'heure moi j'étais épuisée mais l'enfant était complètement serein. Donc c'est des expériences qui ont fait que j'ai construit la classe et comme je n'ai pas rencontré toutes les pathologies, je partirai et il y aura encore à construire (rires). C'est beaucoup à partir des affects qui sont en eux et qui les empêchent de grandir parce que je pense que ce n'est pas l'enfant, je pense que c'est refoulé d'une façon tellement formidable mais que le fait d'en parler à tous, et c'est aussi la différence avec une thérapie parce qu'ici on fait pas de thérapie par contre c'est thérapeutique mais on ne fait pas de thérapie. Mais je parle à tous les enfants de tout, quand il y en a un qui pose problème je parle de son problème devant tous et ça fait... la petite E. je vais vous dire ce qu'elle a fait, elle a passé 6 six ans ici, c'est donc très dur pour elle, la séparation est dure, on a choisi un collège à F., on a fait tout ce qu'il fallait, elle sait qu'on pourra se réécrire et malgré ça c'est difficile. Et un matin, elle avait un stage de présélection dans un autre établissement parce qu'on n'était pas sûr que la solution du collège fonctionnerait cette année, elle est revenue, elle n'a rien dit du stage mais elle a beaucoup pleuré, elle a été dans l'impossibilité de se mettre au travail dans la semaine qui a suivie, j'ai pensé que c'était dur pour elle. Et le vendredi, je l'ai secouée ça faisait le quatrième jour, en lecture ça n'avançait pas alors je la secoue et je lui dis "tu es ici pour travailler, je veux que tu travailles!" alors je ne pense pas qu'elle se soit levée mais moi je l'ai vue se lever et je crois qu'elle est restée assise, elle a dit "je sais bien que je ne vaux rien". J'étais complètement bouleversée car d'abord c'était mon intention d'éveiller ça, alors je lui dis "pourquoi dis tu ça?" elle me dit "je sais pas mais je sais bien que je ne vaux rien" je lui dis "tu vaux bien quelque chose puisque tu viens à l'école... tu le dis peut-être par rapport à ton frère et à ta soeur, elle a un frère et une soeur qui sont brillants", elle me dit "oui c'est ça, c'est ça" "peut-être bien que tu ne vaux rien par rapport à eux mais ils n'ont pas été malades comme tu l'as été, ils n'ont pas le courage que tu as eu pour te battre comme tu t'es battue pour apprendre à lire comme tu sais lire, alors effectivement c'est vrai mais tu n'as pas à avoir honte de ce que tu es". J'ai pensé qu'elle s'était rassise mais elle a dû recommencer à lire et on y est pas arrivé pour autant. L'après midi je ne suis pas là, je suis à l'académie et la dame qui travaille reste avec eux et la petite recommence à pleurer. La dame lui dit "tu en parleras à Mme S. lundi quand elle reviendra, rappelle-t-en bien" et puis le lundi on avait pas fait un quart d'heure de classe qu'elle recommence mais pour rien, elle s'est effondrée et là je lui ai dit "peut-être tu as tellement de chagrin que tu penses que tes parents ne t'aiment pas? parce que tu es trop handicapée et qu'ils ne t'aiment pas?", elle m'a dit oui, je lui ai dit "écoute, je crois pas parce qu'ils n'auraient pas choisi cette école s'ils ne t'aimaient pas". J'ai téléphoné à sa thérapeute à midi, parce qu'elle y allait le soir, et je lui ai dit elle est dépressive, ça va pas, elle est rentrée en thérapie et elle a dit "ah, je suis heureuse!". Je pense que ce que j'ai dit ça a servi pour tous les autres et ça c'est dit devant tout le monde. Si c'est le problème de l'enfant, il le prend, si c'est pas son problème il le laisse. Donc ça c'est une philosophie de la classe et après ça, moi je construis des textes avec des histoires tous ces peut-être si ou ça et ce sont des textes du sentiment. Choses qu'on peut écrire sans danger et on n'en meurt pas puisqu'ils vont jouer à la récréation, donc ils vérifient et je pense qu'ils sont soulagés... on peut travailler avec les ciseaux "colère" et voilà.

Après on descend en récréation, je prends vingt bonnes minutes parce que j'ai besoin, je suis avec eux en bas mais je bois mon thé, je regarde, je suis là mais je ne m'en occupe pas et ils vivent avec les autres enfants. Je suis là aussi pour les faire respecter parce que pour d'autres enfants ce serait facilement des têtes de turc, ils soulèvent des choses tellement violentes, et on le comprend, donc ils sont dans la cour et essaient d'avoir des relations. C'est pas toujours facile surtout quand les stéréotypies sont marquées, c'est effrayant pour les autres. Bon, ça s'atténue comme ils vont mieux et le regard des autres devient différent. Ils ont un bon espace de vie dans l'école, des relations sociales, à tel point que cette année les CM2 ont décidé... là vous voyez c'est aussi un autre aspect du manque de moyens, on va au festival du conte, on est inscrit toutes les années et la dame qui travaille avec moi, le jour du spectacle n'est pas là et moi je vais voir le directeur et je lui dis "je ne peux pas sortir je suis toute seule". Il me dit: "je vais voir avec mes élèves si on peut t'accompagner". Il y a eu cinq enfants qui sont venus chercher un ou deux élèves de la classe, ils étaient responsables, ils se sont mis ensemble et ils sont venus me dire à la fin du spectacle : la petite S. elle a dit "ai peur" c'était une petite fille qui ne parlait pas au début de l'année. Et après ces grands m'ont interviewée sur qu'est-ce que c'est que ces enfants. Y'a des choses qui se passent dans la tête de ces enfants. Je pense qu'il y aura plusieurs enfants qui seront psychologues ou médecins des âmes parce qu'il y a plusieurs enfants qui ont montré de l'intérêt.

Après la récréation il y a mathématiques. Et alors c'est la "galère" mais on en fait quand même. Alors là, j'ai trouvé des stratégies, ça m'a fait travailler sur les mathématiques qui étaient une matière que je n'aimais pas beaucoup quand j'étais étudiante, et j'ai développé là, tout un travail de recherche sur les manipulations, sur la mise en place de jeux et en fait, on fait quand même une heure de maths par jour. On arrive à construire le nombre, pour certains la retenue, des petits problèmes. On a un atelier de mathématiques permanent où il y a sur la table toutes sortes de choses, chaque enfant va à son rythme et je sais ce qu'on va faire pour lui, ce qu'on va mettre en place mais ça je n'ai pas le temps d'écrire, c'est pour ça qu'il ne faut pas être malade dans cette classe, je n'ai pas le temps d'écrire tous les programmes des enfants et comment il faut s'y prendre. Moi je sais, la dame qui travaille avec moi commence à bien savoir et c'est vrai qu'il faudrait cinq heures après pour rédiger tout ce qu'on a fait, on a pas le temps, je passe beaucoup de temps à préparer dans la classe, donc je n'ai pas de temps d'écriture, je le regrette, mais comme je ne suis pas dans la recherche. Donc après on va manger avec les enfants. Je mange à la cantine avec les enfants, ils ne sont pas mélangés tout de suite quelques fois ils ne le sont pas du tout, et cette année on a terminé l'année avec moi j'ai récupéré les enfants sots de la cantine et en échange certains de mes élèves sont allés manger ailleurs en se tenant tout à fait bien. C'est vrai que le repas est problématique parce qu'il y a des petits qui ne savent pas manger, il y a des petits qui engloutissent, donc il y a ... c'est difficile, à ce moment là, nous sommes deux, la dame qui travaille avec moi prend une pose à midi et c'est une jeune employée municipale et c'est pas toujours bien, on est deux pour douze enfants et c'est athlétique quand même. Alors pour certains enfants, je pense à P. qui n'avait jamais mangé, à part du lait jusqu'à six ans à qui il a fallu donner à manger à la fourchette tout de suite le premier jour. Et au bout d'une semaine il mangeait, la mère n'en revenait pas. Sans serviette, car pour les parents c'est certainement très difficile d'avoir un enfant comme ça et il fait ce qu'il veut et mettre une serviette pour lui! et ça c'est aussi, un aspect où l'on parle de la jouissance de l'enfant, que c'est bien quand on enquiquine tout le monde et ici c'est pas possible et que si on veut pas manger avec la serviette à la maison c'est pas mon affaire mais ici c'est comme ça et bien sinon on vient pas à l'école et du coup, et là je sens le désir et moi je travaille là dessus, que je sens chez tous les enfants de la classe très fort aussi fort que dans une autre classe. Les premiers points de résistance que j'ai eus avec les enfants il y a très longtemps, c'était un enfant qui était livide, il était blanc et ne mangeait que ce que sa mère lui donnait, c'était le début où je commençais à réfléchir là dessus et j'avais demandé un entretien avec un médecin de l'hôpital qui m'avait répondu : il faut le laisser ne pas manger, et moi je n'étais pas tout à fait d'accord là dessus, j'ai dit je vais réfléchir et puis on est parti en classe verte et à la suite de cette classe verte j'avais dit je ferais le bras de force. Je lui ai dit "nous on a très faim, très envie de manger, je sais que tu n'as pas envie, que ça te déplaît complètement alors je vais te proposer une chose, tu vas rester dehors et nous on mange, je te verrais à travers la fenêtre mais je ne veux pas que tu rentres au réfectoire, c'est non" et là il a cessé de taper et a voulu rentrer alors je l'ai mis à table, bien entendu il n'a pas mangé, je l'ai donc remis dehors, "on est à table c'est pour manger, alors si tu frappes à la porte, moi je comprends que tu viens manger". Au bout des trois semaines de classe verte il a mangé mais ça été l'enfer et alors il s'est produit un miracle parce que vraiment il y a une dame de service qui n'était pas là dedans, il était rentré dans le sas du côté de la cuisine ; elle lui dit "pour manger c'est dans la salle à manger, ici tu ne peux pas venir alors tu sors!"Alors ça a concouru. Il a continué de manger, le thérapeute a beaucoup repris ça et c'est là où je suis différente de l'hôpital où on laissera ne pas manger un enfant qui ne veut pas manger, je sais pas, mais moi je peux pas parce que c'est pas l'hôpital, c'est un lieu de rencontre où les enfants mangent. C'est comme ça que je fonctionne en pédagogie, c'est toujours "tu es capable de, il suffit de te pousser, tu vas voir" et puis quand on a des problèmes, on a quelqu'un à qui en parler, c'est pour ça je pense qu'il faut être très très relié et pas nécessairement un hôpital de jour parce que ces enfants ont besoin de paroles et c'est là que ça va s'articuler.

Les thérapeutes vous les rencontrez?

C'est pas institutionnalisé, quand je coince, je téléphone, quand je suis en manque d'imagination pour un enfant je téléphone au thérapeute je dis "je suis au bout, j'ai besoin de vous le dire" et quand j'ai pratiqué ça, ça débloque les choses mais j'ai besoin de le dire au thérapeute, j'ai l'impression qu'on est tellement sur la même galère, voilà, les thérapeutes mais je crois que c'est réciproque parce qu'on a des relations d'égalité en quelque sorte, on est à des places différentes mais à des moments... quand j'ai eu une thérapeute qui disait heureusement que vous continuez parce que moi je suis au bout et on sent que c'est un relais qu'on se passe, du coup on a pas besoin de beaucoup se voir. On s'en parle beaucoup au début et ensuite c'est quelque chose qui va, sauf quand il y a des problèmes de mort, quand je sens qu'un enfant appelle la mort (quand un enfant se remet à se manger les doigts) je dis la mort parce que elle est revenue des vacances, c'est terrible les vacances pour elle, c'est une enfant que j'épaule même pendant les vacances, c'est la seule enfant pour le moment qui ait mon téléphone sinon ils ont le téléphone après quand ils sont partis de l'école mais jamais pendant qu'on fonctionne à l'école sauf pour cette petite fille qui quand elle est à bout d'être sur son lit, de balancer les pieds, c'est sa seule activité des vacances, elle est tellement terrorisante, rien ne peut s'organiser, elle arrive elle a tous les doigts mangés à l'os. Voilà, par exemple au bout d'un moment c'est infernal et cette année j'ai mis un sens interdit avec un marqueur indélébile sur les deux mains, sans rien dire du tout parce que je lui ai dit qu'on pouvait pas atteindre à son corps, ça porte pas donc je me suis dis, on va à l'élémentaire de l'interdit et chez nous c'est un sens interdit et j'ai eu besoin de téléphoner à la thérapeute pour savoir si j'avais pas fait une bourde et non, ça lui permet de ne pas se manger. Donc le mardi soir elle part avec ces deux machins et le vendredi soir aussi et ça résiste au bain et ça la tient, bon alors tant qu'à faire même si c'est pas bien joli, même si c'est un peu fou (rires) pour moi si elle ne se mord pas c'est l'essentiel, donc voilà quand je contacte la thérapeute parce que je me dis là (rires) ... c'est insupportable de mort pour moi cette enfant puisqu'elle peut se laisser mourir, bon ça me renvoie à des prises de position extravagantes parce que je ne sais si à l'école un instituteur amène l'idée de ça. Donc en fonction de ma position d'institutrice, c'est quand même quelque chose qui me questionne.

Donc voilà, si on peut pas écrire, on ne peut pas mais on va quand même essayer. Alors là aussi comme il n'y a pas de matériel pédagogique pour ces enfants et puis somme toute j'ai beaucoup d'enfants comme ça, on retrouve des traits communs mais ils sont tous très différents, donc il faut construire avec l'enfant le matériel qui lui convient. Et c'est vrai que je me suis même aperçue qu'il faut construire si on veut faire un tableau à double entrée, il faut le construire devant lui pour qu'il y rentre sinon ça fait partie d'un objet très volant qu'il n'investit pas. Donc, on construit un tas de choses qui ne sont valables qu'une année, que pour un enfant et puis je suis pas exigeante pour le travail "ça viendra, on a le temps", par contre dans le comportement je suis intraitable dès lors qu'il y a le moindre dysfonctionnement "c'est non" "c'est comme ça, tu ne peux pas" et c'est notre travail le plus fatiguant. C'est le travail auquel on consacre 80 % de notre énergie, construire la classe c'est quelque chose mais alors ce travail de repérer un dysfonctionnement, quand les enfants recommencent à être dans leur système et tout, il y en a beaucoup, donc il faut repérer pour chacun. J'ai fait une formation l'année dernière et on m'interrogeait sur le plus difficile du travail, c'est de donner son appareil psychique aux enfants, de laisser cette latence en ayant dans le conscient qu'il faut travailler, avancer parce qu'on est pas là pour faire autre chose, parce qu'on pourrait s'endormir, ronronner avec les enfants, donc ça c'est non, c'est aussi l'intérêt d'une classe dans l'école, puisque moi je suis portée par mes collègues, c'est l'école elles avancent, quand on discute dans la cour, elles avancent un programme et puis moi je suis obligée d'avancer le mien, je peux pas faire autrement donc j'ai besoin de mes collègues pour me tenir là dedans, et puis le plus difficile c'est d'avoir ce clivage entre un appareil conscient et inconscient, cette partie qu'il faut laisser complètement flottante et mobile pour repérer les dysfonctionnements et puis les états de souffrance et les choses comme ça, pour que nous sur le plan scolaire on puisse récrire un mot, faire un jeu avec des étiquettes avec ces mots là, chercher sur le dictionnaire, c'est ce travail le plus difficile. Mais c'est aussi un travail qui ne demande pas qu'on soit beaucoup d'adultes, au contraire en étant beaucoup on serait plus dans du faire, du remplissage, ce qui fait je pense que pour les CLIS si on veut qu'elles fonctionnent, il faudrait qu'il y ait six enfants, pas plus, pour qu'on ne multiplie pas les intervenants dans la classe mais qu'on laisse le maître, maître d'oeuvre de son projet. Je ne sais pas si l'administration est capable d'entendre qu'il faut cet espace de flottement dans la tête, c'est pas un espace de paresse mais au contraire quelque chose qu'il faut bagarrer pour obtenir et il faut pas être sans projet mais il faut être aussi ailleurs. Une classe de douze enfants c'est difficile à gérer pour une jeune maîtresse parce qu'elle est mise personnellement à l'épreuve, elle est débordée et il faut accepter qu'elle soit débordée si on veut qu'elle tire de son fonctionnement les enseignements pour aller de l'avant. Il faut bien laisser les gens tâtonner mais pas se casser la figure, c'est pour ça qu'il faut les former, mais tout ce qui du mystère de la personne, que ce soit du côté de l'enfant ou du côté du maître, on est chacun dans son mystérieux, donc il faut bien voir comment ça fonctionne ce mystérieux quand on est dans la classe.

Vous avez eu l’impression que vous pouviez vous casser la figure ?

Quelques fois et même il n'y a pas si longtemps et même l'année dernière, il y avait un enfant qui a mis à l'épreuve tout un département, qui m'a mise à l'épreuve et j'avais décidé que ce serait lui qui avancerait et pas moi! que c'était moi la maîtresse ici mais j'ai ... il a fallu, on dit que j'ai de la bouteille mais moi je dis qu'il a fallu de la bouteille avec un "s" pour tenir, cet enfant qui montait sur la fenêtre, qui faisait du chantage au suicide, "je saute", et qui a été, enfin bon et qui était dans une demande de soin extrême, que les parents ne voulaient pas faire soigner, on se heurte aussi à tout ça. Qu'est-ce que vous faites avec un enfant comme ça? vous allez encore l'exclure d'une classe, le laisser encore dans cette jouissance? moi ça me pose question là, donc j'ai décidé que c'était moi le patron là. Alors ça été dur parce que c'était tous les jours, au point que je rentrais j'étais dans un état de fatigue que je peux vous dire ; on est parti à Paris avec douze enfants, notre voyage scolaire c'est constitué comme ça: un jour de février c'était tellement difficile de venir travailler que je ... il nous en avait fait! mais à tous! il mordait les enfants, il donnait des coups de ... il avait toujours des clous, des choses pour faire mal aux autres, il me crachait dessus, je crois que c'est intolérable et j'avais, il nous mettait tellement à l'épreuve, il rentrait dans la classe et il faisait "sss!sss! ", le matin 8 h25. Et j'ai dit "si on partait à Paris ? qu'est-ce que vous en diriez? ça vous ferait plaisir?" "Oh oui!" "bon on va demander aux parents s'ils sont d'accord" et on construit ce voyage à partir d'un moment d'impossibilité, moi je pouvais plus venir en classe. Donc c'est un projet fou, emmener douze enfants fous à Paris, sans argent, sans rien mais c'était une folie contre une autre et il y avait quelque chose dans cette folie de construction qui nous faisait du bien, alors que l'autre nous mettait au tapis. Et on a fait notre voyage, et cet enfant a eu des soins. C'était un très bon voyage. Mais c'était un enfant qui aurait pu me faire disjoncter, réellement parce que c'était horrible, alors que vous donnez beaucoup. Il avait des têtes de turc, il fermait les enfants dans les W-C et il les tabassait jusqu'à ce que ce soit pas possible, jusqu'à les tuer! donc là j'ai pris le bâton mais là ça été dur, une épreuve extrême mais sa jouissance n'est pas sortie victorieuse, c'est lui qui est sorti victorieux d'avoir mis le pas sur le tigre. Je lui ai expliqué qu'il avait certainement un tigre dans le corps et que ce tigre avait vraiment un désir de puissance extrême, que c'était à lui de montrer qu'il était le patron de cet animal là. Et ça été le projet avec cet enfant et je peux vous dire qu'on l’a payé, mais lui c'était bien, mais ça été dur. Là, vous construisez votre travail, vous êtes embêtés tout le temps, vous pouvez pas mener une action avec un autre enfant. Par dessus le marché il était d'une jalousie! Chaque fois que vous étiez à côté d'un autre, il cassait le travail, c'était l'enfer.

Cet enfant n'avait pas de thérapeute?

Il en avait eu, ça c'était arrêté parce que les parents tiraient des quatre pieds. Si on a besoin, on remobilise. Dès que j'ai ressenti ça, on est arrivé au bout de trois mois alors que c'était dans l'urgence. Cet enfant dérapait mais comme il avait tellement évolué, on pensait que c'était gagné, or c'est jamais gagné avec ces enfants, c'est aussi ce que j'ai appris, il y a des moments où il faut reprendre, se ressourcer, refaire des choses. Il faut toujours être très vigilant, pointu, pas perdre son exigence par rapport à eux, pas perdre le regard qu'on a sur eux et déceler le moindre dysfonctionnement sans attendre. Parce que cet enfant avait une souffrance! moi je ne peux pas demander qu'on évacue un enfant de ma classe pour le mettre ailleurs alors que je sais que c'est pas le scolaire qui doit répondre là, que c'est ailleurs.

L'école a, à sa portée, le dictionnaire qui est pour moi l'outil le plus merveilleux, le médicament le plus merveilleux pour un enfant. Je vais vous raconter l'histoire de M. C'est aussi un enfant sur le départ, je le gronde en maths, et il me dit : "Mme S., tu ne me laisseras pas me désintégrer" et c'est un enfant qui était en constellation, on aurait dit un météore, il était toujours dans les planètes, très intéressé. Je suis bouleversée et je lui dis "mais non M. tu sais bien, si tes parents ont choisi la classe, c'est qu'ils ont confiance, ils t'ont donné à quelqu'un qui va t'aider donc je te laisserai pas te désintégrer" . Il a pleuré, pleuré, il est descendu en récréation, il a pleuré toute la récréation, personne n'a pu le consoler, et alors on a pris le dictionnaire et je lui dis : "on va regarder ce qui est marqué au mot larme". Et on a lu et ça été terminé. C'était formidable et c'est le dictionnaire là, j'étais désappointée, je ne savais pas quoi faire, j'ai dit bon je suis à l'école, mais je me le dis pas, ça vient comme ça, j'ai pris le dictionnaire, on ouvre et ça désamorce, donc c'est bien le lieu où on fait ce travail là. Alors c'est sûr que c'est pas méthodique. Souvent je cherche mon point de référence pour ne pas basculer, on est quand même à l'école, c'est le langage, un instituteur c'est quelqu'un qui institue l'humanité, comment faire ça ailleurs qu'à l'école avec des enfants psychotiques ou autistes? on a perdu ça quand on est au C.P., quand on est parent. Quand on mélange les soins, l'école, dans les institutions ça va pas. Moi j'ai besoin d'aller au primitif du sens, c'est quand on le donne aux enfants qu'ils le prennent.

Vous disiez tout à l'heure qu'ils vous envahissaient, le week-end aussi?

Oui, pour moi au début de l'année, le premier trimestre c'est l'enfer, je peux vous dire, j'ai même eu un enfant, un petit P., qui était en hôpital de jour et dont on ne savait pas quoi faire. On a donné un diagnostic d'autiste et il y avait pas pu avoir de projet pour cet enfant. Quand la famille est arrivée à Grenoble, ils sont venus me voir, l'enfant avait trois ans. J'ai dit que je ne pouvais pas recevoir ce petit garçon parce qu'il n'avait pas six ans, j'ai expliqué comment on travaillait. Elle me dit "ça serait bien si mon mari pouvait venir est-ce que vous nous recevriez ?". Donc je les reçois et ils viennent avec ce petit garçon qui me monte après les jambes et ça m'est insupportable, c'est peut-être là, la butée de mon métier c'est que je peux pas supporter, j'ai besoin de mon espace. Je lui dis : "tu sais ici je suis Mme S., c'est l'école et je ne dis pas bonjour aux enfants en les embrassant, on se tend la main". On a parlé trois heures, j'ai donné des légos à cet enfant qui n'avait pas fermé le bec depuis la naissance, il est allé s'asseoir il a écouté tout ce qui se disait, il a joué pendant trois heures et ces parents m'ont dit "c'est la première fois de notre vie avec lui qu'il est comme ça". J'ai pensé à une thérapeute quand il est parti et qu'il m'a tendu la main. Mais il n'était pas du secteur et il n'y a pas de travail qui a été entrepris. Il est revenu à six ans. Ce petit enfant est rentré dans la classe hurlant, dans une colère, je l'avais pas revu depuis ses trois ans, il n'avait pas grandi beaucoup, il était dans une colère phénoménale, il tapait tout. Je me suis dit "cet enfant a du désir, il a de quoi!" et alors petit à petit ... au bout du premier mois il disait "pin! pin!" et il hurlait et cassait tout, et mon bureau notamment où il y a un sens interdit et où on ne peut pas aller. Et il a voulu un cartable, les parents ont été réticents pour lui donner un cartable, ça été une affaire d'état. En fait la maman l'a emmené à Carrefour, elle lui a choisi un cartable parce qu'il voulait un cartable coloré, elle a pas voulu, elle lui a acheté un triste cartable. Il a quand même dormi quinze jours avec ce cartable, où on a mis le classeur. Il avait trouvé le bruit des anneaux, c'était infernal, je mettais le classeur sur un meuble, il prenait la chaise, il allait le chercher. Eh bien cet enfant, je suis descendue en ville, au bout d'un mois et demi, j'ai oublié mon cartable dans le car, il avait hurlé toute la journée, il m'avait vidée. Pour qu'on tienne les autres en dehors de ça, garder une enveloppe pour les autres, pour que lui puisse exprimer son bazar et que je comprenne des choses, je peux vous dire voilà! mais le premier trimestre il faut monter sa classe, répondre aux inquiétudes scolaires des parents. Je ne vais jamais chez les parents pendant que les enfants sont à l'école, après ils peuvent m'inviter autant qu'ils veulent, j'y vais. Et la seule transgression ça été pour la petite P., j'ai été atterrée, j'aurais mieux fait de ne pas y aller mais ça m'a permis de comprendre d'autres choses et de l'aider autrement.

Souvent le sentiment d'être vidée?

Vidée mais alors comment vous dire. Vidée du point de vue de la fatigue, du point de vue de la tête non. Ces enfants ne me créent pas de vide, au contraire ça me donne envie de lire et c'est eux qui me tiennent dans cette démarche là. Ce qui fait que je suis bientôt à la retraite et que je trouve que je n'ai pas travaillé beaucoup. J'avais pris une technique, comme je leur demande de laisser leurs affaires aux porte-manteaux, tout un temps j'ai porté une blouse, c'était une blouse très symbolique, le soir quand j'enlevais ma blouse, je disais je laisse tout ça ici.

Par rapport aux choses violentes?

La violence je l'ai ressenti d'une façon vraiment phénoménale quand il y a très longtemps, il y avait dans la classe une grande fille et une toute petite fille et donc on a les lavabos au bout du couloir. Et K. avait emmené M. au lavabo, l'avait prise sous le bras et lui mettait de l'eau bouillante dans les narines et l'autre elle faisait rien. Et je sais pas comment je suis allée voir et j'ai eu une vision de tête fracassée contre le lavabo, une vision de sang. Et ça m'a tellement impressionnée qu'à 11 h 30 j'ai téléphoné au médecin chef des V... et je lui ai dit il faut que vous me receviez, alors je ne le connaissais ni d'Eve ni d'Adam, et il m'a rassurée sur ce qui n'était qu'un fantasme en fait. Là, j'ai eu vraiment l'idée que je pouvais tuer un enfant et que c'était de l'ordre du possible et quelque part cette vision ça n'a jamais disparu, c'est à dire, c'est vrai qu'après le travail théorique de la construction de l'autre, ça aide à supporter l'insupportable et je pense aussi que la formation des instituteurs ne doit pas être qu'une formation didactique, ça doit être une formation sur la pathologie, qu'est-ce que c'est que l'autre puisqu'on est toujours interpellé dans cette place là. Est-ce que l'autre existe chez un psychotique quand il nous dit "enculé", quand on sait ça, les choses passent à côté et on peut dire à l'enfant c'est toi que tu insultes, tu te fais mal, tu te considères mal, on peut les faire réfléchir alors qu'on est pris de panique quand on se fait insulter par un enfant quand on est un instituteur c'est terrible! et un instituteur ordinaire, il ne peut pas arrêter et ça c'est un fait de formation c'est pas inné. Il y en a peut-être un sur dix qui arrêtera mais quand on sait la formation elle est là pour ça. Donc moi j'ai fait appel aux thérapeutes des enfants pour moi c'est à dire à un certain moment c'était sauvage donc je me suis mis en place des circuits et j'ai beaucoup fréquenté la psychanalyse parce c'était des gens qui étaient de ce côté là, qui m'ont reçue en tant qu'institutrice souffrante alors que certaines personnes étaient très dans le théorique et moi je n'en avais rien à faire. Vous avez besoin de quelqu'un qui vous accepte comme ça, criminelle en puissance, il faut quand même pouvoir le dire à quelqu'un et même un directeur d'école on peut pas lui dire ça, il va dire : "mais non, mais non", donc on remet les choses bien dessus et vous partez avec... c'est quelque chose que j'ai gérée d'emblée très vite parce que j'ai ressenti très vite la difficulté d'être avec ces enfants. Je l'ai ressentie avec B. quand elle cassait les marionnettes que j'avais fait le dimanche, que je m'étais privée de mes propres enfants, que ça m'avait coûté quelques fois une conjugalité difficile parce que je faisais mes marionnettes au lieu de sortir et que cette enfant cassait tout. J'ai eu les premières visions rouges de mon métier et je pense que tout métier qui a un rapport avec l'humain, si on a pas ces visions, je n'y crois pas, ça se gère en partie dans la formation initiale et en partie dans la formation personnelle.

Ces enfants là emmènent très loin

C'est vrai que je leur ai dit que j'avais décidé que c'est moi qui étais ... ce qui fait que j'ai appris à ne jamais être en colère. Je ne suis jamais en colère, "ça suffit" suffit pour mettre... c'est vrai que j'ai beaucoup travaillé ce mot là, pour qu'il fasse tomber et d'un côté chez moi, ça suffit et chez l'enfant aussi, qu'il soit une séparation et c'est vraiment un mot, c'est simple mais j'ai mis longtemps à trouver le ton. La voix est très importante avec ces enfants, je suis en train de lire le livre de Mme Laznik Penot dans lequel elle parle de la voix. C'est quelque chose que j'ai trouvé très vite, plus on parle fort, moins ils entendent, plus ça les enferme. Et le son de la voix, donc j'ai travaillé le son de ma voix plutôt "soft", tranquille. Et je dis : "je suis en colère, veux tu que je fasse les yeux de dragon vert?" Toujours sur le même ton, ça été très difficile, je suis passée par ne plus manger de viande tout un temps, du riz complet pour ne pas avoir d'agressivité parce que j'en avais... je me faisais raboter les pieds, "toncher" de toutes parts, c'était l'insupportable, c'était la classe des fous. Non seulement, maintenant l'école a changé et l'école s'ouvre quand même mais c'était des vieilles institutrices qui étaient terrorisées par ces enfants, je ne comprenais pas que ces enfants portaient la terreur parce que j'étais pas tout à fait terrorisée, vous voyez, il a fallu longtemps pour que je comprenne, il a fallu des stagiaires qui aient beaucoup de diplômes et qui s'en aillent en disant : "je ne peux pas travailler là" et que je crois leur parole pour me poser la question "qu'est-ce qui se passe?" pour moi ça n'a pas été aussi violent que ça, mais je sais que quand un instituteur sort en cour de récréation et qu'il dit : "celui là je l'étranglerais", moi je crois qu'il a eu le fantasme de l'étranglement, ça passe dans la banalité du vocabulaire mais je crois que c'est pas par hasard qu'il dit ce mot et qu'il a été dans ça donc c'est pas banal ou banal. Mais ce qui était difficile c'était d'installer, c'est là où j'ai été plus violente mais pas contre les enfants, contre mes collègues qui étaient hostiles, que le champ de travail n'était pas facile et c'était pas une hostilité... bon il y a eu une collègue qui était rééducatrice qui travaillait à l'étage, quand je mettais un certain enfant dans le couloir et qu'il se mettait à hurler, elle sortait de sa pièce et elle disait : 'tu te tais, tu me déranges" et je sentais qu'elle s'adressait à l'enfant et pas à moi. Or quand ça dysfonctionnait pour l'enfant, c'était le total cette classe, vous savez comme on dit les "arabes", les "juifs", et ça je ne supporte pas. J'avais expliqué pourquoi je les mettais à la porte mais ça faisait partie de la pédagogie moderne, elle pensait que c'était pas bien, de toute façon on pouvait pas discuter et puis elle disait "il faudrait nous les envoyer parce que vous verriez". Et puis j'ai fait une fois et puis c'était pas mieux, à tel point que la directrice s'est faite battre par un enfant donc c'était pas bien du tout. Après c'était encore plus conflictuel mais c'est sûr que ces enfants font naître un espace de violence, ils font toucher à l'individu son espace de violence que l'on refoule d'une façon éducative, qui sont sûrement la cause de maux et d'autres violences mais moi je suis pas mécontente d'avoir fait ce chemin avec ma propre violence, ce qui fait qu'on peut tout à fait parler de la guerre avec les enfants et c'est entendu de part et d'autre et c'est pas du langage de bois. On est capable de donner une image sereine de la violence d'un enfant. ça leur parle tellement de ce qu'ils vivent au quotidien, je pense qu'ils vivent dans la violence parce que être paisible ça les effraient, c'est vraiment l'ambiguïté, ils la craignent mais ils l'adorent, ils sont dans ce piège là, mais même le fait de refuser de parler c'est une violence très passive. La violence c'est pas uniquement de hurler ou de se taper la tête par terre, être violent contre soi c'est quand on a décidé de ne pas dire un mot et d'être dans une passivité extraordinaire, pour moi c'est plus violent, voyez, c'est quelque chose alors là, c'est le blanc, quand il y a la violence active, vous voyez quelque chose du sujet, j'ai plus de peine à travailler avec des enfants qui sont lisses qu'avec des enfants qui font toutes les bêtises du monde, c'est mal dit mais il y a des choses là dedans, il y a de quoi travailler, de quoi retrousser les manches et on va monter quelque chose, un enfant qui est lisse comment vous faites? un enfant qui donne à voir il est dans des béances, il ouvre la coque mais quand vous êtes comme ça au nom de quoi? même si vous vous situez en tant que professionnel comme un maillon d'une humanisation que les parents veulent, moi je prête ce service, alors là, mais ça m'est jamais arrivé d'avoir un élève lisse, lisse mais ça pourrait arriver, mais de quel droit? s'il y a pas le moindre désir de sa part (silence) et moi j'ai plutôt des élèves turbulents et un enfant psychotique qui a un désir, c'est aux gens qui sont en face d'aider, de décrypter.

Est-ce que vous avez une image des enfants?

Je peux vous donner une couleur le bleu, une image c'est tout à fait le rêve et c'est tout à fait un paysage, un plan d'eau avec une légère brume dessus, tout à fait l'idée que ces enfants et c'est peut-être ce qui me tient, ils me donnent beaucoup d'images très poétiques alors c'est fou parce que ce sont des enfants malheureux, enfin, peut-être pas, mais malheureux par rapport au standard de la société puisqu'ils sont enfermés, qu'ils ne profitent pas, ils ne participent pas, ils ont peut être un bonheur total mais ce n'est pas un bonheur humain, ce serait un bonheur divin, je ne sais pas. Bon ce sont des enfants qui sont .... bon c'est vrai que dans le signifiant ils disent des choses tellement poétiques qu'on ne peut être qu'interpellé, émerveillé de la façon dont ils happent les mots et qu'ils se font un sens, bon alors c'est triste parce qu'ils ne peuvent pas avoir plusieurs registres, c'est là le drame mais c'est vrai que ce sont pour moi des enfants qui évoquent une certaine douceur, une certaine (silence) le rêve quand même, l'impressionnisme enfin un certain ... et pas la violence. La violence ce sont tout à fait les enfants sur la marge entre psychose et normalité. Pour moi c'est le boeuf écorché de Soutine, ces enfants qui sont dans une beauté extraordinaire de la pensée mais c'est insoutenable alors que l'autisme pour moi ça se soutient, je peux, je peux avec les autres mais c'est pas le même genre de travail. Et avec les enfants autistes, il y a quelque chose de la tendresse, je communique sur le mode de la tendresse, il y a quelque chose qui me fait penser qu'ils sont de porcelaine, des objets très très fragiles, à ménager avec précaution... (silence) je les titille au sujet parce que je me suis posée la question de la perversité, parce qu'on peut être très pervers, ça pose ce problème là, là je suis à peu près rassurée et je sais que je ne vais pas enfoncer quelqu'un qui ne peut pas, je vais titiller le sujet là où je suis sûre qu'il y a du répondant, là où j'ai envie qu'ils me disent "merde! tu vois je peux!" voilà, tant qu'on en est pas là je ne titille rien, rien du tout, je laisse, je ne veux pas toucher cette porcelaine qui n'a pas, c'est pas possible. Je monte au créneau quand je sens que c'est là et alors je peux dire que tant que je ne me sens pas les capacités du foie, parce que je suis hépatique, de me mettre en guerre avec un enfant, de tenir, parce que quand j'ai dit "c'est moi qui tient", je tiens et que je ne veux pas déséquilibrer mon foie, donc que je garde la foi dans mon travail et que je ne perde pas le foie, je l'annonce, je ne tiens pas pour tous en même temps, je dis "ça y est aujourd'hui on commence" parce que je parle beaucoup avec la dame avec qui je travaille, je parle beaucoup comment je ferais, je lui demande son avis, j'essaie de me faire une religion sur comment s'y prendre avec un enfant, donc ça n'est pas d'emblée.

Il est important d'avoir une autre personne dans la classe ?

C'est indispensable pour empêcher le passage à l'acte, on sent des garde-fous extraordinaires.

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Cas d'un enfant qui se rend à sa psychothérapie, le CMP est à cinq minutes de la classe. Il était dans le refus du payement, donc on a le téléphone, la thérapeute me disait : "il n'est pas encore arrivé" et moi je disais : "il est parti" ;, on laissait faire, jusqu'au jour où il n'avait plus que deux minutes de thérapie parce qu’il avait pris son temps autrement mais c'était très constructif. Je pense que le trajet pour aller en thérapie est important, quand on a fait une démarche personnelle on sait très bien que ce temps concourt à la construction de la personne alors je crois qu'il faut que les espaces soient très articulés, et le téléphone à la fois c'était un contenant pour cet enfant, il savait qu'on se téléphonait, il savait qu'il était contenu même s'il montait sur le mur et jetait des cailloux, ça nous est arrivé, des parents sont venus nous dire, on leur a dit, c'est la confiance qu'on lui fait et c'est peut-être à ce prix- là qu'il s'en sortira alors ils étaient plutôt bienveillants. On savait tout mais ça faisait partie du risque et aussi je vais vous dire, ça me fait enchaîner sur le risque, j'ai l'impression qu'avec ces enfants il faut prendre des risques, qu'il semble que leur vie vaut quelque chose dans la prise de risque des adultes c'est encore la question de la mort qu'ils posent.

C'est un espace de travail pratique, on est là en train d'étayer des enfants, pas théoriquement mais dans la cité. Forcément il y a des apports théoriques et c'est là aussi où avec les thérapeutes j'ai des relais. Je vais à des formations. Je vais à toutes sortes de groupes dès lors que c'est dans mon questionnement. Maintenant je me questionne sur la perversion, s'il y a quelque chose je vais.

Formations particulières?

J'ai eu une formation de maître pour les classes de perfectionnement et ensuite je me suis formée sur le tas. Je lis beaucoup mais de façon solitaire alors au bout d'un moment ça n'allait pas. Donc je vais à des groupes de lecture, des conférences, c'est une formation comme ça qui n'est pas une formation universitaire.