INTERVIEW N°9
Hôpital de Jour

Interview du médecin psychiatre responsable du service

Constitution de l’équipe : dix soignants. Vingt à vingt cinq enfants. Les enfants viennent deux tiers de journée soit de 9h à 13h30 soit de 13h à 15h30, quatre à cinq jours par semaine. Le cadre est très ferme. Les enfants prennent leur repas à midi. Ils ont des référents (infirmiers et éducateurs). Il y a beaucoup de temps individuels. Chaque soignant a une pièce et il y passe environ 1H30 avec chaque enfant par demi-journée. Ils ont une relation individuelle privilégiée.

La psychologue fait un groupe analytique (formation G. Haag). Ce que font les infirmiers et les éducateurs, ce sont des soins.

Il y a beaucoup d’obligations :

- une réunion journalière d’une demi heure ;

- une réunion de synthèse d’une demi journée par semaine (un cas d’enfant + des choses communes)

- chaque soignant rencontre la psychologue tous les quinze jours pour réguler le travail ;

- une analyse institutionnelle qui dure deux ans avec un analyste de groupe lyonnais

La psychiatre rencontre les parents, les écoles, assiste aux réunions.

Organisation d’une journée :

9h / 10 h : temps informel

10h/ 11h15 : temps individuel

11h30 / 13h30 : accueil des nouveaux, repas, après repas

14h / 15h30 :temps individuel

16h : réunion hebdomadaire

On est né de rien, fermeture d’une unité de soins et ouverture d’une autre. Au départ ce n’était pas très cadré, il y avait des petits temps, des personnes sont venues bénévolement. Il y avait un clivage de l’équipe : groupe de grands et un groupe de petits, le groupe des grands voulait échapper à la loi. Il n’y avait pas de médecin fixe.

Actuellement, médecin à temps plein, psychologue à temps plein, psychomotricienne à 80 % (fait du groupe analytique). Tout ce qui est corporel est du ressort des soignants, l’interprétation aussi. Un cadre infirmier depuis trois ans, une assistante sociale une journée, une orthophoniste une journée.

On n’utilise pas de technique éducative ou cognitive. Les supports sont les bienvenus (gâteaux) mais pas de façon réglée, à type d’activité. Avant il y avait un groupe terre, contes de fée et puis on s’est rendu compte qu’il y avait des processus groupaux qui se produisaient et que les gens n’avaient pas les compétences pour les analyser .

Ne pas formaliser, certains jeux cependant peuvent être répétitifs. Ne pas mettre l’activité au premier plan, que les choses puissent se dirent en individuel. Les ateliers on ne savait pas bien les contrôler. (de 1982 à 86)

Dans le groupe dissident, les enfants étaient ensemble d’un côté et les adultes de l’autre, les contre-transferts n’étaient pas amenés.

Des attitudes particulières à propos des enfants autistes ?

Beaucoup de rejets, désespérances, projections sur l’enfant, ils ont appris à observer les autistes. Passivité extrême. Accepter sa propre impuissance, un petit fait réenclenche le processus dynamique.

Interviews de J., éducatrice spécialisée, depuis sept ans à l’hôpital de jour

P., infirmière, depuis quatre ans à l’hôpital de jour

P. : je serais bien allée chercher la synthèse de S. j’ai pas mal parlé de cette gamine à travers mon vécu à moi, c’est parti du fait que j’étais là penchée sur ma feuille, j’arrivais rien à dire, raconter qu’elle fait rien qu’elle passe son temps sur sa chaise, je mettais ça en deux lignes...

J. : elle renvoie des choses qui ne sont pas banales, j’ai parfois l’impression par moment d’être dans une sorte de routine, il n’y a rien qui bouge vraiment mais bon tu dis des choses un peu timidement est-ce que c’est bon, est-ce que c’est pas bon ? qu’est-ce qu’ils renvoient ? qu’est-ce qu’ils ne renvoient pas ? qu’est-ce qu’ils en prennent ? je m’occupe d’un petit garçon L. qui vient d’avoir quatre ans, il est très autiste, et puis bon cette histoire de le voir remplir et vider des contenants, ça fait un bout de temps qu’il fait ça, et d’un coup de fantasmer, d’interpréter que ça me faisait penser à la bouche, peut-être parce que maintenant il y a un fond alors que quand il est arrivé, il n’y avait pas de fond quand il est arrivé il prenait les aliments à pleine main, il s’obstruait la bouche mais on aurait dit qu’il n’était jamais rassasié, un puits sans fond, il aurait pu manger tout le temps, j’ai l’impression que par à coups il me renvoie des choses, qui me font réagir par rapport à l’autisme qui me renvoie des choses.

P. : Je m’occupe de trois enfants en ce moment et deux depuis longtemps et S. est une gamine qui va vachement puiser au fond, qui qui ... moi quand je suis arrivée au début j’ai associé vachement de choses avec ma mère à moi donc c’est mon histoire personnelle ; c’est une gamine qui m’a amenée à faire ce travail de part sa façon d’être de ce qu’elle renvoyait avec sa mère, sa mère avec elle et au début c’est un peu angoissant tu sais pas trop où tu mets les pieds où ça va s’arrêter, toi tu as ton histoire et tu te dis « Ouh là là ! » et puis dans le travail avec les gosses il y a des fois où je ne savais pas trop où j’allais et est-ce que je fais bien ? est-ce qu’en disant ça je vais pas casser quelque chose, est-ce que je peux me permettre aussi de dire ça ? c’est pas toujours évident de rester à sa place de soignant.

Vous les voyez seuls et pendant assez longtemps

P. : Oui, c’est un temps privilégié, c’est intense et même quand tu vois des groupes thérapeutiques c’est trois quarts d’heure nous c’est une heure et quart à une heure et demie de pièce et t’as des enfants qui sont quand même plus vivants. S. est autiste et elle est très inhibée par contre elle communique par le regard et par les gestes, tu sens ce qui passe, ce qui ne passe pas.

J. : elle donne des choses positives, elle te donne la capacité à penser.

P. : elle peut te donner aussi à être dans le vide, le néant et dans plus rien. Il faut dire que J. s’occupait de S. et JL et c’est moi qui l’ai remplacée, donc je m’en suis occupée et quand elle est revenue j’ai continué avec eux.

J. : j’ai eu L. et M. et dans l’intervalle un enfant dysharmonique et là c’est vrai qu’il était plus vivant dans le sens où il se rapprochait le plus de la norme, on jouait, il y avait un travail psychique à travers le jeu, il y avait beaucoup de productions.

P. : tu prends JL qui est un enfant pas mal autiste, je ne l’ai pas connu à son arrivée mais tout le monde disait comment c’était impressionnant la façon ...

Vous pouvez préciser ce qu’est pour vous l’autisme ?

P. : pour moi un enfant autiste est un enfant qui n’a pas la perception de l’autre, qui n’est pas dans l’échange avec l’autre, qui est dans son truc alors moi souvent j’emploie le mot bulle parce que, mais bon c’est pas une bulle comme les gamins qui sont sous bulle stérile, c’est vraiment une bulle opaque avec de temps en temps des petites percées comme ça. JL qui était vraiment dans son truc, c’est un gamin qui commence à parler, il est plus vivant dans ce sens là où il y a plus d’échange avec l’autre où dans la pièce il peut mettre des petits scénarii en place du style jouer au docteur, au prisonnier, t’attacher les mains, attendre que tu te délivres ou des choses comme ça donc il t’apporte un matériel, un support plus pratique et là dessus tu peux parler alors que S. c’est plutôt une enfant qui va te chercher dans tes...dans tes... toutes les fonctions archaïques que tu peux avoir et qu’elle a et puis beaucoup dans le transfert / contre-transfert, je veux dire elle a, elle joue beaucoup là dessus sur ce qu’elle a, elle, et ce qu’elle va te balancer comme ça et qu’est-ce que tu vas en faire.

Ce qu’elle balance c’est quoi ?

C’est une énorme violence, une grande agressivité, un énorme « rentre dedans », c’est tout le mauvais qu’elle a, elle te le donne et toi qu’est-ce que tu en fais, est-ce que tu peux transformer ça en bon ? est-ce que tu peux transformer sa violence en disant que c’est violent mais qu’on peut faire autrement et puis on est pas obligé de renvoyer sa violence à elle ce qui n’est pas forcément évident, il faut penser à mettre de la distance et puis des fois tu es complètement dedans et tu n’as plus de mise à distance. Dans ces cas là, moi très souvent avec S. je réagissais très fermement par des choses trop difficiles, je disais « maintenant c’est comme ça point final » et voilà quoi.

J. : je crois qu’ils nous poussent à réagir de façon ferme, c’est comme M. qui me fait réagir et maintenant L . Il présente des choses que j’ai du mal à supporter : tu vois qu’il joue avec ses selles, qu’il mange ses selles, il n’en a certainement pas conscience mais c’est une exploration de découvrir son corps, de se sentir ou je sais pas quoi, il renvoie des choses qui sont difficilement supportables.

P. : c’est pas facile de dire quand il mange ses selles il est en exploration de son corps, tu as envie de dire arrête c’est dégoûtant !

Du coup comme c’est difficile j’aurais tendance à répondre par de la violence, je veux dire lui taper sur la main ou le secouer alors que bon...

P. : quelque chose de rigide qui n’appelle aucune réponse, je veux dire il n’y a pas de réponse possible, c’est comme ça, tu te conformes à ça, dans ces cas...

J. : ça appelle pas la compréhension

P. : et du coup pour des enfants bien réceptifs à ça comme S. elle est complètement bloquée, elle peut pas répondre, elle peut pas non plus transformer certaines choses, et c’est vrai qu’il faut sans arrêt penser à ça.

J. : M. par contre je ne sais pas ce qu’elle transforme mais si je lui dis quelque chose dans une situation donnée quelques jours après elle peut dans une situation similaire même si elle voit quelqu’un d’autre vivre la situation similaire, elle peut donner la phrase texto mais qu’est-ce qu’elle en fait vraiment ? ça je ne peux pas dire mais en attendant ça colle, c’est conforme, ce qui lui fait une apparence plaquée.

P. : c’est comme le coup du cheveu à midi, j’ai été surprise qu’elle puisse en être là quoi ! déjà le dire que c’était un cheveu tout d’un coup comme ça, elle était gênée, elle a pleuré.

J. : elle a pleuré, moi je ne comprenais pas, j’ai mis du temps et puis bon effectivement il y avait un petit cheveu noir, dès qu’il a été enlevé c’est bon.

P. : à côté de ça, elle mord, elle salive, elle a des poux, ça la gêne pas tout ça !

J. : cette semaine, je ne sais plus quel jour, elle était assise sur le matelas et moi dans le fauteuil et je lui parlais de l’école, samedi dernier elle est allée pour la première fois à l’école, bon une heure et demie. Je lui ai dit : c’est bien, d’être avec les autres enfants ; elle ne me regardait pas vraiment, elle louche beaucoup et elle me dit « où tu es J ? » j’étais un petit peu surprise, « tu es avec M. dans la pièce? »

j’avais l’impression qu’elle mettait plein de distance, que j’étais pas là, pas présente vraiment. Ça me renvoie à toutes ces phrases plaquées qui correspondent bien à la situation qu’elle te lance comme ça...

P. : quand je suis arrivée ici j’étais toujours très surprise des gamins qui tout d’un coup percutaient comme ça ou toi t’es complètement à côté de la plaque et alors ils s’en rendent compte les gosses et hop ils te remettent sur le bon chemin, S. c’est pareil. Quand j’étais trop excédée, hyper en colère tout d’un coup elle faisait un petit truc, un petit mot, histoire qu’on se parlent toutes les deux, qu’on se retrouve, quand elle voit que ça va trop loin elle sait très bien faire ça. Et JL c’est pareil, je suis partie six mois en maternité, le dernier jour avant que je parte en « mater » et le premier jour où je suis revenue il y a eu six mois entre les deux, il a fait les mêmes choses, exactement, il a rejoué ce qu’il avait fait le jour du départ, en tous les cas... c’était trop gros pour que je le vois pas. Je trouve que par rapport aux autres gamins dits « normaux » il y a beaucoup de vécus psychiques qui sont beaucoup plus poignants.

J. : on a l’impression qu’ils sont à l’état brut.

P. : ils savent bien pointer ça.

Tu parlais tout à l’heure d’une impression de vide

P. : j’ai employé l’expression de néant, il y a rien c’est affreux comme sensation. Parfois j’ai l’impression avec S. qu’il n’y a rien, je me laisserais engouffrer là dedans, l’impression de partir dans un trou sans fond, il n’y a plus la consistance de soi, de ta tête, de ton corps, il n’y a plus rien. Des gamins qui à force de puiser dans ton désir de vie à toi, ça s’épuise pour de bon et ils arrivent au désir de mort, du coup je me suis sentie beaucoup de fois en danger avec S . elle avait une atteinte sur mon psychisme assez importante.

Avec des répercussions à l’extérieur ?

P. : plus maintenant mais les premiers six mois oui. Souvent mes tantes, mon mari me disaient : « décroche un peu » . J’étais prise dans un questionnement sans arrêt mais bon...

J. : j’ai pas le sentiment de penser tout le temps à mon boulot mais quand je parle, que je les écoute et que je leur renvoie des choses, ils me disent : « arrête de m’analyser, t’es plus au centre»

P. : tu prends un système de réflexion et souvent avec ma fille, même avec mon fils pourtant il est petit j’ai des phrases d’ici qui vont à la maison.

J. : moi ils me disent : « t’es pas obligée de tout expliquer ».

P. : ici on est beaucoup dans la verbalisation, même si on explique rien du tout d’ailleurs, on dit les choses. Une gamine est en colère « tiens t’es en colère » je ne dis jamais à ma fille : « t’es en colère » ; je le verbalise pas comme ça quoi. Ici on leur dit tout leur vécu, on essaie en tout cas. Je pense qu’ils n’ont pas toujours conscience de ce qui leur arrive. Des fois il m’est arrivé de penser à la sensation de faim chez les bébés et au début de sa vie un bébé ne sait pas qu’il a faim, la sensation physique c’est tout, alors qu’est-ce qu’il en fait ? ça se termine quand tu lui donnes le sein, c’est toi qui penses pour le bébé que peut-être il a faim et qu’il faut lui donner à manger. Je pense que ces enfants ont un vécu physique, une angoisse quelque chose qui prend, mais ils ne savent pas quoi en faire, ils ne savent pas ce que c’est. Tu penses pas pour eux mais tu penses en leur disant peut-être que tu éprouves ça, tu mets des mots là dessus. Tu peux espérer que ça passe, que tu puisses transformer ça, faire quelque chose avec et eux par la même occasion. C’est vrai aussi qu’on en arrive beaucoup à la fusion avec ces gosses.

Physique ?

Physique oui, ils viennent se coller, il y a beaucoup de « rentre dedans » quand il est sur mes genoux par exemple, il a son dos sur ma poitrine, il est plus que collé et puis si je le prends de côté il cherche à noyer son regard dans le mien, moi il me renvoie à un tout petit enfant, d’ailleurs il m’arrive de le bercer, de le contenir.

P. : et moi S. qui a douze ans ça m’arrive de la bercer encore, je la prends comme un bébé. Avant elle avait une façon de te regarder, elle était dans toi, elle était dans tes yeux, c’est trop ça aussi. Quand je suis arrivée !

Tu avais travaillé avec des enfants ?

non, j’avais fait deux ans de psy adulte. C’est en arrivant ici que je me suis rendue compte de ce qui se passait dans l’autre service, je m’occupais beaucoup des jeunes psychotiques. C’est impressionnant ce regard qu’ils ont : S. je la regardais, je la pétrifiais complètement, je lui rentrais dedans et comme elle devait se sentir « intruser » elle ne pouvait plus rien faire mais si je ne la regardais pas, elle était lâchée, elle était vide, il n’y avait plus rien non plus et c’était sans arrêt un jeu comme ça. S. elle arrivait devant le frigo et si je ne me levais pas, si je ne l’accompagnais pas physiquement sans la regarder, je crois qu’on serait resté une heure comme ça.

J. : Moi j’avais l’impression avec S. que si je la regardais ça lui faisait peur mais comme si elle avait peur d’être dévorée et elle n’allait prendre un dessert que si elle m’avait fait la bise, comme si elle me remerciait d’avance comme si... je ne sais pas ce que ça représentait pour elle.

P. : avec moi elle a arrêté. Quand je suis arrivée, je n’avais pas tout le vécu des gamins et à S. je lui ai dit : « tu ne vas pas me faire un bisou chaque fois que tu veux quelque chose » et elle s’est arrêtée comme ça. Je n’avais pas réfléchi à tout ce que ça pouvait entraîner.

J. : le bisou arrivait au bout des crachats, des cris, de la coloration des lèvres par le rouge à lèvres, tout un tas de trucs.

P. : plusieurs fois ça m’est arrivé de lui pointer que c’est pas mauvais ce qu’elle a au fond d’elle, elle est pas obligée d’aller salir tout le reste avec ce qu’elle pense mauvais, du coup elle remet la salive dans sa bouche.

J. : M. elle bave, elle a toujours un fil de salive qui pend et qui se pose n’importe où. Quelquefois elle est gênée, moi je pense que peut-être des fois elle est gênée parce que des fois elle peut essuyer ou elle se dit garde ta salive dans ta bouche c’est pas mauvais.

M. est bourrée de poux, je ne peux plus la câliner, c’est une petite qui en a besoin, pourtant au début je le faisais, mais depuis septembre il n’y a pas moyen. Je suis sûre que ça lui manque.

Tu travaillais avec des enfants avant de venir ici ?

Oui je travaillais avec des cas sociaux, dont certains dits caractériels qui étaient certainement dysharmoniques. Ça m’intéressait et ça m’intéresse toujours de bosser ici, j’étais un petit peu fascinée par l’univers des autistes, j’étais fascinée peut-être un peu fascinée, tout mélangé.

P. : quand je suis arrivée ici j’ai pensé que je ne saurais pas faire.

J. : je n’ai pas eu cette impression, je ne sais pas si je me suis demandée si je savais ou non faire, en fait S. était en attente d’un soignant, il y avait une autre enfant qui était aussi en attente et je me souviens que quand je suis arrivée S. m’a tourné autour et elle ne m’a plus lâchée. Et puis ça c’est fait comme ça et puis c’est vrai qu’elle est adorable, je pense qu’il y a eu beaucoup de séduction des deux côtés et puis moi j’ai tendance à fondre, c’est très bien que tu t’en occupes (à P) parce que je pense qu’il y avait des liens trop forts avec S.

P. : des fois moi aussi, des liens un peu trop forts.

J. : il y a un travail qui s’est, elle a joué des trucs, c’était fort, c’était même touchant, ça m’ébranlait beaucoup, la naissance tu vois je suis persuadée qu’elle a joué la naissance alors elle m’a fait installer sur le tapis par terre, elle m’a écarté les jambes elle s’est mise entre mes jambes et puis il y avait à la fois du rentre dedans à la fois elle sortait, à la fois elle ramenait cette espèce de souris en peluche qu’elle avait avec elle et puis elle ressortait elle criait « maman » tout un jeu autour de parler, de naître, d’exister... d’être, d’être séparée, sa soignante était partie, quelqu’un d’autre arrivait. C’était ce que je croyais comprendre autour de ça avec S., c’est vrai qu’elle crachait énormément, qu’elle criait énormément. Et moi je mettais un peu de rouge à lèvres alors on a commencé par des concours de cris, on s’enregistrait, on criait, on criait et puis après le cri c’est devenu un son puis des espèces de mots et puis bon voilà. Le rouge à lèvres, rouge sur les ongles, elle me prenait la main et elle se passait mon ongle sur les lèvres, je lui disais oui on peut maquiller les lèvres, on peut faire joli, on peut sortir des bonnes choses de la bouche, j’apportais des bâtons de rouge à lèvres, tout des trucs qui s’enchaînaient et puis il y a eu la bise à table, toujours autour de la bouche.

...

Est-ce qu’il n’y a pas des moments où vous ne pouvez plus penser ?

J. : moi j’ai mes défenses c’est le rire, M. elle prête à rire, quand je bloque et que c’est trop dur je pique une crise de rire et je vois en fin de semaine on rigole à table. On doit être fatigué.

P. : mais bon comme on dit aux gamins : « je ne suis pas toute puissante, surhumaine », je ne devine pas ce qu’il y a dans sa tête, elle devine pas ce qu’il y a dans la mienne et que moi j’ai mes défaillances aussi et elle c’est pareil. Parce que ça aussi je crois que S. des fois je crois qu’elle est dans la perfection d’être et que si il y a une défaillance chez elle eh bien c’est la cassure, c’est plus rien, comment dire, je crois que S. ne peut pas être si elle n’est pas parfaite dans sa tête et c’est difficile d’accepter tout ce qui est de l’émotivité parce que ça chamboule, on ne peut plus penser comme ça, elle peut pas non plus accepter qu’on lui fasse une remontrance, du coup elle s’écroule à chaque fois. Chaque fois que je lui ramène que je suis défaillante et que des fois je ne peux plus, ça l’angoisse mais maintenant on peut le travailler et c’est généralement là où elle vient me relancer en disant il faut continuer.

A J. « ça ne t’as jamais préoccupée plus que ça, même en dehors du boulot ?

J’entends parler de collègues qui rêvent, ça ne m’est jamais arrivé, non je crois, peut-être parce que j’ai suivi une autre formation, j’en sais rien, j’ai été intéressée pour bosser avec des enfants autistes et psychotiques, je suis intéressée par les enfants en général alors c’est qu’il y a des choses qui sont difficiles, par exemple j’aurais pas aimé vivre une grossesse en travaillant ici, je pense que ça aurait été difficile, j’étais bien contente en rentrant chez moi de trouver des gamins « qui font des conneries » certainement des choses qui se jouaient comme ça. Outre le fait dans les premiers temps de ressentir une fatigue.

P. : qu’est-ce que j’ai pu dormir, je crois que je regardais les dix premières minutes du film et après je dormais et allongée ou assise. Je n’ai jamais autant dormi que la première année où je suis arrivée ici et je crois que j’ai mis un an. D’ailleurs parfois quand c’est difficile, le soir je suis fatiguée dans ma tête, je n’ai plus envie de réfléchir.

J. : maintenant quand je suis fatiguée j’ai besoin de calme chez moi, de ne plus rien entendre, c’est une façon de réagir à la violence de la psychose.

P. : ça me rappelle une anecdote, ma fille qui a six ans et on devait faire le repas de Noël et je dis oh là là ça va être une journée difficile le soir, je vais revenir avec un tête comme ça ! et ma fille qui me dit : « pourquoi t’as pas de bruit, ils ne parlent pas ! » et les enfants ici ça te rentre dans la tête, il y en a qui ont des enveloppes sonores ! ça aussi tu prends ça pour du bruit et après tu te rends compte que ça te rentre dans la tête, alors soit tu mets de la distance et chez toi tu as envie de calme, et des jours tu n’entends plus.

J. : moi j’entends par moment dans la journée alors que j’imagine que c’est un bruit en continu.

P. : et des fois ça arrive, il n’y a plus de bruit, à table. Alors là, tu l’entends tout de suite.

Les coupures des vacances ?

J. : Je suis très contente quand il y a des fermetures.

P. : moi aussi, j’ai passé six mois à la maison, je suis revenue et au bout de quinze jours j’avais l’impression, j’avais l’impression d’être là depuis trois ans.

J. : tu perds rien, tu reviens rien n’a changé.

P. : les gamins se chargent de te remettre... ça aussi je trouve ça extraordinaire la façon dont ils font passer les choses.

J. : quand je suis revenue des gamins que je ne connaissais pas trop sont revenus comme si je m’étais occupée d’eux.

P. : dans ce sens là, d’accord, quand je suis revenue de maternité ils ont tous fait attention à moi à un moment ou à un autre. Je crois que tu n’es pas là, ils t’ont perdue... S. quand je suis revenue de congé maternité quand elle m’a vue elle était là figée, figée, ça m’a impressionnée, je pensais qu’elle allait me sauter au coup ou m’ignorer, me faire la gueule parce que j’étais partie. Elle y croyait pas et ça a duré une semaine, après elle est venue me faire un bisou.

P.   : quand je suis revenue de maternité, que j’étais déçue mais c’est pas vraiment le mot par S. j’avais la pensée magique que le fait je parte j’allais la retrouver disant des mots, j’ai fait pas mal de liens entre mon bébé qui allait naître et est-ce que j’attendais pas que S. naisse une nouvelle fois ? j’ai dit c’est difficile S. c’est toujours la même, JL. je suis bien contente il n’a pas changé. Je crois beaucoup que l’évolution des gamins dépend beaucoup de ce que nous on y voit, alors.

.... S. par rapport à ton sujet c’est l’enfant qui me fait le plus de choses. Des fois j’ai l’impression qu’elle dépose toute sa merde à l’intérieur de moi, elle m’envahit par sa merde, par son côté mauvais et puis des fois elle fait des choses, j’en suis fière presque, elle est toujours un peu... S. commence à prendre du plaisir à entendre les compliments des autres, je suis ravie de ça, ça c’est très fort, S. sait bien faire ça.

J.   : moi je me dis, dans des situations comme ça, dans l’esprit des enfants comment on se substitue à leurs parents, les parents il faut qu’ils acceptent la maladie de leur gamin et qu’ils fassent le deuil de leur gamin qui ne peut pas les renarcissiser

P. : et puis qu’ils acceptent que l’enfant puisse être investi par quelqu’un d’autre. JL. quand ça allait pas, ils nous punissaient en ne mettant pas leur fils au centre.

J. : M. était très enrhumée et j’avais fait un mot où j’avais mentionné les poux, le fait qu’elle était très enrhumée et qu‘elle angoissait et le lendemain M. on aurait dit un clown, elle était couverte d’éosyne. Ça m’interroge beaucoup tout ça, la relation aux parents puisqu’on les rencontre de temps en temps, l’enfant est vécu de telle façon chez lui, il se sent porteur de quoi, qu’est-ce qu’on lui renvoie ?

P. : et quelle place on lui donne ici ? je pense à JL qui hurle chaque fois que sa mère vient ici. Quelle place on lui accorde ici pour qu’il ne puisse pas laisser un espace pour sa mère ?

Le travail en équipe, les réunions, les supervisions ?

J. : on a beaucoup de réunions, tous les soirs on termine par une petite réunion de 16h à 16h 30 ; tous les mardis on a notre réunion d’équipe, et un temps d’analyse institutionnelle une fois par mois. Pour moi le plus important...

P. : le temps avec la psychologue aussi.

J. : oui tous les 15 jours, le plus important c’est quand on s’interpelle entre nous comme ça, on parle pendant le repas.

P. : je ne sais pas si c’est le plus important pour moi, c’est peut-être celui qui m’apporte le plus de réponse dans l’immédiat et qui me permet d’avancer un peu.

J. : tu vis une situation avec un gamin, tu rencontres quelqu’un et tu racontes ou même sans raconter, un soignant dit quelque chose à un soignant et puis paf ! par exemple la maman de M. m’a envoyé un mot pour me dire qu’il fallait que j’arrête de mettre de la poudre sur les cheveux de M. parce qu’elle arrivait pas à s’en débarrasser. P. me dit, moi je demanderais au surveillant d’écrire, je suis allée le voir. J’aurais pu en parler en équipe mais non j’ai fait lire le petit mot, ça m’apporte beaucoup les échanges comme ça je trouve que c’est plus spontané.

P. : je suis relais de M., je la connais bien, j’ai fait son observation, des fois je dis des choses à J..

J. : JL disait un truc comme « hiii » ça m’a fait penser à un film, un rêve d’enfant avec un coq qui chante.

P.   : J. m’a apporté la cassette que je ne connaissais pas et alors j’ai laissé traîner la cassette et JL a crié. On en a parlé. F. l’autre jour a dessiné un superbe dessin, à trois heures trente je suis sortie avec mon dessin, « vous avez vu » et puis ça part sur des discussions qui t’aèrent l’esprit.

J. : échanger comme ça, et ce système de relais qui facilite beaucoup les choses, ça nous amène à accepter la différence. On intervient à peu près tous de la même façon mais on a chacun nos différences, on intervient avec nos personnalités.

Formations ?

Des colloques.

Supervisions ?

dans l’institution.

Ici vous avez des outils pour penser ? 

P. : je suis toute jeune, moi j’ai suivi ce truc là quand même, moi je dirais plus que j’apporte mon vécu et que la psychologue permet de mettre des mots là-dessus.

J. : je suis allée à pas mal de colloques et puis des mots que tu entends, et puis un jour le gamin te met ça en face des yeux, un jour ça parle.

P. :Je me souviens qu’ici on dit « tu peux pas me rentrer dedans », au début je me disais mais ça veut dire quoi ? L. a commencér à se glisser sous mon fauteuil mais là je me suis dit : elle me rentre dedans et c’est un mot qui m’a dit quelque chose. Ces gamins prennent position à l’intérieur de toi.

J.   : moi quand je suis arrivée ici j’étais effarée de voir comment les gens psychanalysaient à tous les coins de couloir ! je me suis demandée où j’avais mis les pieds, je trouvais que c’était factice, je n’ai plus du tout cette impression.

P. : Moi avec C. (une infirmière) j’ai eu l’impression que son vocabulaire ne correspondait pas à sa pensée. Avec des gamins psychotiques si tu ne crois pas ce que tu dis, ça ne passe pas.

J.   : personnellement ça m’a poussée à aller voir ailleurs

P. : moi je suis pas du tout dans cette recherche. Je n’ai pas encore cette quête d’un savoir théorique.

J.   : ici je trouvais qu’on disait des mots compliqués et qu’on se faisait plaisir à dire ces mots compliqués et à les entendre dire. J’avais envie d’écouter autre chose car ici on te donnait la pensée, la théorie et maintenant ce n’est plus ça du tout.

P. : Maintenant on peut se défendre de cette position de thérapeute, on reste plus à notre place de soignant qui peut être défaillant, ça passe mieux, on a pas la science infuse. La première année j’ai marché vachement au feeling et A. me permettait de mettre des mots là dessus et à une période je lisais, je lisais, j’ai perdu toute ma spontanéité et ça je ne sais pas si c’est une bonne chose.

J.   : j’avais l’impression que l’on ne pouvait pas être spontané dans la relation, des choses toutes bêtes comme donner un surnom à un gamin ou le plaisanter, j’avais l’impression que c’était pas permis. J’ai besoin de ça.

P. : Dans les choses qu’on peut il y a toute la relation avec l’adulte et là l’enfant n’existe plus, ça devient un règlement de compte. Par exemple, JL faisait partie d’un groupe thérapeutique qui s’est arrêté et depuis novembre on se demande si on en fait un autre, ça n’avance pas, j’en ai marre parce que là il n’y a plus l’histoire du gamin ». Dans ce qu’on peut dire de l’enfant, on entend ce qu’on veut par rapport au vécu qu’on a.

Vous semblez presque vous plaindre de ce trop ?

P.   :   on disait toujours qu’on avait jamais assez de temps pour parler, mais en fait quand on avait le temps on ne disait pas grand chose. C’est toute une histoire de confiance, chacun sa casquette, chacun sa place et si tu as sans arrêt la trouille que l’autre prenne ta place ou dise les choses à ta place, tu en arrives à te dire qu’il y a des bruits de couloirs, que tu n’es jamais au courant.

On se défend bien ici.

J.   : On peut se dire les choses sans qu’on se sente agressé.

Interview

A., infirmière psychiatrique, à l’hôpital de jour depuis sept ans

D., puéricultrice à l’hôpital de jour depuis neuf mois

A. : moi j’ai T. qui est un enfant psychotique de treize ans et J. un enfant de cinq ans depuis deux ans qui est autiste et très poupon.

D. : moi ça fait dix mois que je suis ici, je suis la dernière arrivée, la petite nouvelle ! ça m’est sûrement un peu plus difficile d’en parler. Pour moi ça été une démarche, ça faisait longtemps que j’avais arrêté de travailler, j’avais envie de travailler, j’ai une formation de puéricultrice mais pas faire ce que je faisais avant. J’ai fait beaucoup de réanimation avec des plateaux techniques lourds. J’ai commencé par un remplacement et puis je suis restée.

A. : c’est ma septième année avec les enfants et sinon j’étais dans les étages pendant quinze ans en service adulte. Là, c’était un choix et une découverte car on se forme sur le tas et puis par les lectures qu’on peut faire à côté.

D. : on se fait malmener, ça je m’en suis rendue compte pendant mon remplacement qu’il fallait se protéger et si je suis arrivée à trouver ma place ici c’est parce que j’arrivais à faire les deux. Avoir un contact de qualité avec les enfants mais en même temps, ils sont quand même très destructeurs. Au début j’en rêvais, j’en faisais des cauchemars, je remplaçais Pascale qui s’occupe de S. et de J. L et au début je faisais mon repas, je faisais mes commissions, j’arrivais pas à décrocher, je n’avais qu’eux dans la tête. Ce que j’aurais dû faire, ce que j’aurais dû dire et que je n’avais pas fait au bon moment, très vite je me suis rendue compte, j’étais en train de discuter avec ma fille, je me suis rendue compte que je l’écoutais mais que j’étais toujours avec S., et je me suis dit D. ça va pas être possible. A partir de là maintenant ça se passe bien, ça été un travail que j’ai dû faire, je pense que tout le monde en est là ?

A. : moi avec un petit peu de recul, j’emploie peut-être un peu moins le mot protégé, je dirais que je ne me laisserais pas « intrusée » parce que j’ai l’impression que c’est pas le même mouvement. Quand on se protège on met des limites par rapport à l’extérieur alors que l’intrusion c’est la psychose qui te rentre dedans, ça revient au même en fait. Au début la psychose ou l’autisme ça rentre dedans, à partir de ce moment là on a besoin de quelque chose qui fasse un peu barrière. J’ai eu besoin de me protéger, de mettre une limite à partir du moment où je me suis sentie « intrusée ».

La destruction c’est quoi ?

C’est l’intrusion, les enfants qui projettent énormément de violence, une détresse, une souffrance qui par moment est difficilement supportable. J’ai travaillé avec des enfants cancéreux qui ont une souffrance physique et morale, plus la souffrance des parents mais la souffrance de ces enfants me paraît différente au sens où ils l’expriment souvent sans les mots, ça me paraît d’autant plus destructeurs et d’autant plus violent et puis c’est plus assimilé à une mort psychique, à ...

A. : je crois que ça l’est destructeur parce que ça renvoie à des sentiments d’impuissance, de doute, d’inexistence voire même de néant, tout ce que les enfants nous renvoient on réagit avec ce qu’on est mais au premier degré, alors c’est vrai qu’après, c’est pas qu’il faut une thérapie à côté, mais c’est mieux si on a quelque chose pour en parler, pour analyser, ça aide mais il y a toujours ce sentiment là d’être « intrusé », d’être détruit, d’être quelques fois un peu fusionnel avec l’enfant. Je pense que la psychose c’est quelque chose qui peut aussi rapprocher fortement les êtres à leur insu parce que ça crée un sentiment, quelque chose qui va au-delà des mots, de la pensée, c’est au niveau du senti. Alors là, peut-être pas pour tout le monde pareil, certains auront plus de défenses, une personnalité plus forte prendra plus de distance mais d’autres colleront beaucoup, ça c’est important aussi. C’est difficile de parler de ça c’est tellement vaste...

D. : moi je suis entièrement d’accord avec N. dans la mesure où je me suis posée la question il n’y a pas tellement longtemps avec la petite fille dont je m’occupe au sujet de demain où il y a un congrès et mon premier mouvement quand je me suis rendue compte que c’était le vendredi, ç’a été de me dire « le vendredi non ». J’essaie de faire un peu attention dans ma relation avec cette petite fille de ne pas être trop fusionnelle, je suis en train de basculer parce qu’elle me renvoie sans arrêt là dedans, et je rejoins N. c’est complètement archaïque.

A. : je crois qu’on a un peu les mêmes repères mais je mets des bémols car il y a la personnalité de celui qui s’en occupe. Mais les repères des gamins sont un peu les nôtres. Je trouve que la relation avec un autiste c’est quelque chose qui va et qui vient, c’est comme un flux, moi je le sens comme ça, c’est à dire il nous fait quelque chose et nous on s’en imprègne plus ou moins, on renvoie quelque chose, et le gamin quand on sent qu’il est en détresse parce qu’il a une perte de repères, nous ce qu’on a tendance à faire c’est d’être le repère donc autant l’adulte est le repère pour l’autiste, autant on ne se sent pas la possibilité de ne pas être là, de ne pas être son repère. En même temps, ce gamin nous sert de repère à nous aussi parce qu’on pense, on juge, en fonction de notre présence par rapport à sa présence. Quand on veut prendre un congé annuel, quand on veut s’absenter ou quoi que ce soit, quand un de nos gamins perso est malade on se dit : « est-ce que je peux être défaillante, ne pas être là parce que les enfants du centre ont besoin de moi» ; enfin c’est quelque chose qui a tendance à bouger parce qu’on en parle pas mal de ça, toujours ce premier élan d’être là l’un pour l’autre et je trouve que c’est très imbriqué et ça se travaille, il faut qu’on prenne de la distance par rapport à ça, on a l’impression quelque part d’être indispensable non pas en tant que repère mais ça nous renvoie plus à une notion de défaillance, on se doit d’être là pour ne pas lui manquer et qu’est-ce que ça nous ferait à nous si on avait le sentiment de lui manquer au gamin. Sur qui il va compter, qui va pouvoir le tenir autant que nous ? dans la réalité c’est pas ça mais ça fait partie de nos fantasmes personnels et plus ou moins groupaux, on a cette manière de fonctionner dans l’équipe.

D. : ces enfants quand tu leur dis que tu ne peux pas être là le lendemain ils te montrent une détresse qui est difficile à supporter, c’est ce que j’ai dit tout à l’heure et j’ai eu du mal avec, je me suis rendue compte que le chauffeur de taxi attendait, M. enlevait sa chaussure, j’en remettais une, elle enlevait la deuxième, c’est la première fois qu’elle faisait ça. J’ai eu l’impression qu’elle faisait durer, trois fois de suite, je me suis fâchée. Ils te renvoient cet état d’esprit dans lequel tu es, c’est que tu n’as pas envie de faire mal et ils sont déjà tellement dans une telle souffrance que tu te dis pourquoi en rajouter ? s’il y a moyen de faire autrement.

A. : ils te renvoient à ta propre souffrance de séparation et ça c’est des choses, c’est en y pensant qu’on peut avancer mais sur le moment on est complètement dans la relation et c’est ça que ça renvoie, une souffrance perso. C’est l’enfant qui se sent abandonné mais nous aussi.

D. : par contre ça n’entraîne pas de sentiment de culpabilité, pas chez moi.

A. : ça c’est fonction de chacun, ça dépend de tes sentiments d’abandon, d’agressivité, de ta violence et la manière dont tu peux maîtriser tes sentiments, les penser mais ce sont des choses qu’on apprend ici, je trouve qu’on apprend à être spontané tout en étant réfléchi, c’est peut-être incompatible ce que je dis mais je crois qu’on a un comportement qui s’adapte, qu’on est naturel mais d’un comportement qui a déjà été réfléchi, travaillé. La manière de répondre aux problèmes est quelque chose qui s’est modulée dans notre tête, on devient un peu plus soignant, on met un peu plus de distance.

Vous les voyez tous les jours et sur des temps privilégiés

D. : on peut parler d’intimité

A. : intimité physique et psychique, ça me fait penser à des choses, tu peux arrêter, je ne voudrais pas que ça soit enregistré [...] on ne pas faire l’économie de nos fantasmes, on travaille avec.

D. : de donner un sens à tout ce que les enfants nous montrent, ils ne maîtrisent pas la parole, ils nous montrent des choses, nous on essaie de mettre des mots, de rêver pour eux, d’imaginer, de leur prêter un avenir.

A. : il y a plein de choses qui rentrent en ligne de compte, il y a tout le regard de l’équipe, les temps où l’on est en pièce commune, il y a tout ce qu’on peut avoir de ressentiment par rapport aux familles parce que même si on s’en défend on se dit : « les parents ils ne comprennent pas l’enfant, ils font ci, ils font ça ». On a tendance, ce sont vraiment nos sentiments mais il ne faut pas s’arrêter là, il faut pouvoir aller plus loin, il ne faut pas non plus qu’on se mette à la place des parents. Je crois qu’il faut se situer dans un niveau de compréhension de l’autre avec ses défauts et ses qualités et essayer de voir à partir de ça, des fois on a tendance àtrop projeter, on est soignant, on rêve d’un idéal pour ces enfants, notre but de les sortir de leur autisme, de leur psychose, et en arrière plan on a une espèce, je ne veux pas dire de toute puissance mais quelque part, il y a un peu d’honneur et d’instinct de vie de soi-même, pouvoir faire quelque chose, exister.

D. : on fait aussi avec la réalité

Est-ce que « l’idéal de les soigner » évolue ?

A. : au début c’était : « je suis là pour les soigner, je dois les guérir », et puis après ça s’est modulé en « je suis là pour les soigner mais pas forcément pour les guérir, je n’ai pas le pouvoir de guérir les enfants par contre mon travail c’est de les soigner » de faire qu’ils aillent mieux et à partir du moment où l’on n’a plus cet objectif illimité et qu’on ne peut pas atteindre ça remet dans une position un peu plus modeste et puis que ça rassure et que ça permet de travailler autrement. Si on place la barre trop haut, on n’y arrive jamais et puis on ne sait pas où la placer, dans la psychose qu’est-ce que c’est aller mieux, être guéri, ça veut rien dire en fait. Quand on arrive on est tous un peu comme ça, c’est notre boulot et on est là pour ça, donc on ne supporterait pas soi-même de faire quelque chose pour ces enfants et en fait on peut arriver à les aider que si eux veulent bien qu’on les aide. Nous on est là bien vivant, bien dans la réalité mais le gamin qui est en face a sa part de progrès s’il n’a pas envie, s’il ne peut pas sortir de son autisme qu’est-ce qu’on peut y faire, on est là pour l’aider, on ne peut pas faire à sa place, donc il faut beaucoup d’humilité et se dire qu’on ne peut pas tout faire, on fait ce qu’on peut faire, il faut aller au bout de ses limites mais les limites ont des limites et on ne peut pas aller au-delà malgré nos rêves.

D. : prendre aussi dans la réalité la déficience mentale qui accompagne l’autisme, au fil des années qui est là, on ne peut pas en faire abstraction.

A. : c’est vrai que chez les enfants qui ne parlent pas et qu’on garde quand même, on ne peut parler d’intelligence mais ils ont des possibilités. Quand on voit qu’au bout de plusieurs années ils ne parlent toujours pas, on a l’impression de se heurter à quelque chose de plus fort que soi alors que c’est un gamin, c’est irritant et plus on se focalise là-dessus en se disant il faudrait que j’arrive à le faire parler, ça met dans une position de doute par rapport à soi et c’est difficile de rester dans cet état d’esprit, il faut s’en décoller un peu : actuellement il ne parle pas parce qu’il ne peut pas, on lâche un peu du leste et on regarde comment ça se passe, on reprend la relation d’une autre manière ou ça marche et il articule quelques mots ou ça ne marche pas parce que ça ne doit pas marcher.

Le grand garçon dont je m’occupe a de gros problèmes de séparation, quand sa deuxième grand mère est morte il a manifesté son angoisse par une anorexie sévère, il n’a rien bouffé pendant six mois et il n’y a qu’à ce prix là qu’on a pu travailler énergiquement la séparation. Anorexie de six mois avec tout ce que ça peut comporter et renvoyer chez l’autre, c’est extrêmement violent alors que c’est un gamin qui est passif, il bouge pas, il est là le pouce à la bouche, il a les yeux qui intrusent tout le monde, il essaie de capter le regard de tout le monde il a une passivité extrêmement violente dans le sens où il a la maîtrise totale sur les autres, sur la terre entière, partout il y a eu cette maîtrise. J’ai pu réagir car j’avais déjà travaillé ça avant, ça m’a énormément choquée, embêtée et tout et tout mais je n’ai pas été détruite, je n’ai pas ressenti de sentiment de malaise, j’ai eu le sentiment de colère, de ras le bol mais pas de sentiment d’intrusion. Là, j’étais contente de moi car sur une période de six mois c’est long.

J. j’ai une autre manière de travailler avec lui, c’est un gamin attachant, plaisant, on aurait tendance à avoir envie de le pouponner, je crois qu’il faut laisser faire dans un premier temps, il réclame comme un petit enfant mais en même temps il faut pas se laisser piéger.

D. : peut-être il y a une phase maternante par laquelle on doit passer. La petite fille dont je m’occupe, au début je ne pouvais pas l’approcher, pendant longtemps je passais par les mots, les gestes, à travers les poupées je faisais beaucoup de choses mais je pouvais difficilement toucher cette enfant et au fil du temps elle en est à faire des câlins, à prendre du plaisir à se lover, à être bien. Il y a eu beaucoup de rupture dans la vie de cette enfant, ce qui fait qu’elle a dû se sentir lâcher en permanence et là elle en est à aimer la caresse, elle se prête à la caresse, elle commence à faire des câlins à sa maman et à dire maman.

Est-ce que ces câlins ont tendance à déborder ?

Pas dans les temps communs, mais dans la pièce, je suis obligée d’être vigilante car elle serait toujours accrochée à moi. Mais ça me paraît important qu’elle puisse prendre plaisir à recevoir des câlins et à en donner. Au change, cette enfant elle arrivait sur le dos à coller sa paroi abdominale contre la colonne vertébrale tellement elle rentrait le ventre. Le moindre toucher était intrusif, difficile et douloureux, toute l’approche que j’ai faite avec cette petite fille est passée par le change, c’était impressionnant, plus des régurgitations en permanence.

Choses qui apparaissent puis disparaissent ?

A. : Des choses qui apparaissent qui disparaissent, qui régressent, qui réapparaissent après soit qu’elles émergent comme ça et qu’elles repartent comme elles sont venues sans qu’il y ait accrochage de la parole de l’adulte, soit il y a une espèce d’accrochage de la parole, ça re-disparaît et un jour ça revient un peu transformé.

D. : j’ai pas assez de recul pour en parler, le petit garçon ça fait pas longtemps que je l’ai, il est plein de stéréotypies, c’est un poème !

A. : au niveau du comportement on retrouve ça et au niveau du psychisme aussi. Je pense à T. le premier décès de sa grand mère ça l’a perturbé, il l’a dit comme ça et puis il a tout enfoui, je pouvais me dire qu’il avait réglé quelque chose et c’est tout ressorti au décès de la deuxième grand-mère et c’est là qu’il a fallu travailler d’une manière différente. Pendant les deux décès il y a quelque chose qui s’était passé, il y a eu un travail de fait et qui pouvait accrocher, il était partie prenante. C’est aussi fascinant l’autisme, c’est attractif. Par rapport aux subtilités du psychisme de chaque individu, on est tous différent mais aussi tous un peu pareil, qu’est-ce qui fait notre différence ? qu’on communique, qu’on ne peut pas communiquer, moi je trouve ça assez fascinant, un peu du même style que les jumeaux ou les quintuplés, il y a toujours une part de mystère qui interroge, il y a quelque chose qui n’est pas pareil, ils sont pas comme nous (rires) on peut le dire ou ça fait peur et mettre des distances ou ça peut captiver.

D. : c’est vrai que ça interroge, c’est un puits sans fond, on ne sait rien, si ça se trouve dans dix ans on travaillera sur d’autres bases, c’est une science complètement inexacte, le cerveau est loin d’être complètement exploré.

A. : peut-être qu’un jour on va trouver l’ADN de l’autisme et le facteur déclenchant et que l’autisme aura perdu son mystère, je trouve que c’est bien aussi. Ce qui est fascinant c’est de voir comment un gamin qui est complètement dans sa bulle qui n’a pas d’échange avec l’autre, qui ne semble pas avoir de ressenti physique (la chaleur, le froid), on a l’impression que le bien être existe pas ou peu et puis de temps en temps quand on leur parle quand on leur explique des situations, on voit que ces gamins envoient une réponse qui nous fait qu’ils ont perçu quelque chose de ce qu’on leur a dit. Je suis toujours fascinée de voir des choses comme ça. Quand Pascale est partie en congé maternité je lui ai raconté, il est allé mettre ses bras autour de son cou et l’a embrassée, on est resté comme « deux ronds de frites » c’est pas possible, qu’est-ce qu’il a pu entendre des mots, eh bien il a compris, ça semble complètement à côté, on se dit qu’est-ce qu’ils entendent ? qu’est-ce qu’ils ressentent ? ils ont une pensée, un système de pensée qui est différent du nôtre.

D. : c’est au jour le jour. Parfois M. me montre, me dit plein de choses en une heure et demie de pièce et le lendemain elle ne montre rien alors on suppose peut-être que.

A. : c’est marrant je n’ai pas ce sentiment, j’ai des jours avec et des jours sans mais ça ne me pose pas question. Je les prends comme ils sont.

D. : pourquoi certains jours elle me dit au revoir et d’autres elle ne le fait pas. Pourquoi aujourd’hui elle va pouvoir tenir un feutre et gribouiller, pourquoi elle va faire que le mettre dans la bouche.

A. : je ne sais pas si c’est possible ou pas possible, c’est pas montré c’est tout.

D. : moi je me dis pourquoi ? je peux pas m’empêcher de m’interroger.

A. : on est souvent dans l’attente avec ces enfants là, plus on est dans l’attente moins on est en condition de favoriser l’expression de ces gamins. La psychose, l’autisme c’est quand même d’aller dans l’autre, même au niveau de la pensée il y a des fois des choses étonnantes. J’ai jamais l’impression que ce qui peut sembler acquis est oublié, je fais confiance au gamin jusqu'à qu’il ait intégré quelque, pour moi même si c’est pas montré c’est quand même là. J’attends que ça ressorte, des fois je trouve que c’est trop long, je sollicite un peu. Mais je ne suis pas dans la répétition ? Là j’enlève les couches de J. mais c’est pas pour qu’il devienne propre et que je le mette sur le pot et il y a des jours je ne le fais pas, je lui dis on va faire autre chose. Des jours je lui fais ce qu’il a envie, des fois je suis plus présente, j’enlève la couche car je sais que je vais pouvoir lui parler de son corps. Dans le soin psychique c’est pareil, il y a des choses cachées.

D. : parfois M. en temps individuel fait une phrase complète adaptée. On a l’impression que ça se dilue, ça s’évapore, pourquoi à un moment donné a-t-elle pu faire une phrase dans un contexte, phonétiquement correcte et puis après (mime le les sons monocordes). Je ne peux pas m’empêcher de me dire pourquoi et personne ne m’apporte de réponse.

A. : je ne me pose pas le pourquoi parce qu’il n’y a pas la réponse.

D. : moi j’en suis encore au pourquoi.

A. : c’est vrai qu’on a vu M. manger relativement bien, faire des phrases, pourquoi ça c’est arrêté ? J. quand il est arrivé il disait des mots tous les jours différents, cohérents, adaptés, et puis le jour où il s’est mis à être moins autiste, à émerger, à s’intéresser, les mots ont disparus. Là je me suis posé la question non pas de savoir pourquoi mais comment ça fonctionnait, comment ça pouvait s’articuler. Je suis souvent confrontée aux choses pour un mot une attitude, un truc, je ne dis pas moi comment je fais dans ma propre vie mais quelque part c’est là quand même. Moi j’ai des peurs et un enfant il a peur de prendre un verre qu’est-ce que ça représente pour lui et moi j’ai peur de traverser un pont qu’est-ce que ça représente pour moi ? on peut se dire que le gamin est capable de le faire physiquement mais c’est la pensée qui peut pas. On n’est pas dans l’identification mais simplement dans la prise de conscience de ce que nous envoie le gamin, de ce que ça peut lui faire à lui, qu’est-ce ça peut me faire à moi, comment moi je peux voir qu’est-ce que ça me fait et qu’est-ce que je peux lui renvoyer à lui. Notre boulot c’est aussi de recevoir ses fantasmes, de les décoder, de les transformer et de lui renvoyer, immanquablement ça passe par nos émotions.

D. : il y a quelque chose qui me surprenait toujours au début c’est que pendant les temps communs on entendait un gamin émettre un son ou un semblant de mot, quasiment dix personnes avaient entendu un mot différent. C’est de l’interprétation et l’interprétation elle se fait en fonction de quoi ? de ses projections, de sa personnalité, de ses modes de fonctionnement. M. n’avait jamais dit maman et quand elle a commencé c’était dans la pièce ici, ce petit mot a une connotation magique quand on est une maman déjà et je n’en parlais pas car j’avais besoin d’être certaine que c’était bien maman alors je lui parlais de ce mot. Un jour j’en ai parlé à la psycho et elle m’a dit oui j’ai entendu M. le dire et là j’ai été rassurée. Ca m’a beaucoup renvoyé à la mère de cette enfant, ça va peut-être l’aider elle. Quand on s’est vu après c’est la première chose qu’elle m’a dite.

A. : on ne sait pas si elle t’adresse vraiment le mot, s’il y a confusion, toi aussi elle te met dans le doute.

D. : quelles représentations elle a de nous, d’eux ?