INTRODUCTION

"Intellige ut credas ; crede ut intelligas" 1

Le souci de compréhension de la foi est un phénomène fort ancien, présent dans toutes les religions et qu’exprime d’ailleurs le terme "théologie", puisqu’il signifie "parole sur Dieu". Dans le christianisme, c’est d’abord saint Augustin qui chercha à établir les moyens d’une meilleure intelligence de la foi, en posant l’articulation entre croire et comprendre. Jusqu’alors les Pères latins s’étaient limités à ‘"puiser dans la culture ambiante les éléments nécessaires à une meilleure compréhension de la foi"’ ‘ 2 ’ ‘.’ Augustin au contraire travailla à une véritable translation du savoir en intégrant ‘"le savoir profane, en l’occurrence les arts libéraux, à cette vision nouvelle du monde et de la destinée humaine que leur apportaient les Écritures passées au crible de l’interprétation"’ ‘ 3 ’ ‘.’ Saint Thomas d’Aquin, quelques siècles plus tard, reprit l’articulation et réussit à donner au message chrétien ‘"la forme d’une science fondée sur le raisonnement méthodique"’ ‘ 4 ’. Cette pensée s’enferma cependant, peu à peu, dans un système coupé ‘"des nouvelles formes de pensée naissantes, en particulier des sciences expérimentales"’ ‘ 5 ’ et devint une théologie ratiocinante. Il fallut attendre plusieurs siècles pour que certains théologiens et philosophes renouent le lien entre les connaissances profanes et les Évangiles. Maurice Blondel, l’abbé Loisy et le père Laberthonnière sont les pionniers de cette recherche brutalement interrompue par l’autorité romaine lors de la crise moderniste 6 . Mais le dialogue était lancé et, tout au long du XXè siècle, différents groupes de réflexion reprirent cette articulation.

Affronter la modernité est donc l’une des caractéristiques essentielles de l’intelligentsia catholique durant l’entre-deux-guerres : c’est l’objet de la revue dominicaine La Vie intellectuelle fondée en 1928, c’est également l’objectif de la revue Esprit fondée par Emmanuel Mounier, ou encore du journal dominicain, Sept, qui tente une réconciliation tous azimuts de l’Église avec le monde moderne. Paradoxalement, il faut attendre le 12 décembre 1945 lors de la création du Centre catholique des intellectuels français (CCIF) dont l’objectif est de regrouper l’ensemble des intelligences catholiques et de confronter la pensée chrétienne avec les problèmes du temps, pour que prennent ‘"corps, au sein de l’Église de France comme de l’Église universelle, des structures se réclamant de la double identité intellectuelle et catholique"’ ‘ 7 ’ ‘.’ Certes, il y avait bien eu durant les années 1920 en Europe quelques tentatives : La Revue catholique de Louvain née après la Grande Guerre se voulait au service de la Vérité catholique, "phare lumineux au milieu des ruines" en œuvrant pour l’unité des catholiques et en faisant exister ‘"la pensée catholique dans les débats du moment"’ ‘ 8 ’ ‘.’ Mais elle se présentait davantage comme un instrument de réintégration des catholiques belges dans les débats de la cité que comme un instrument de médiation. En France, le début des années 1920 avait été aussi marqué par deux rassemblements : en 1921, une Semaine des écrivains catholiques avait été créée pour échanger des points de vue entre les différents courants du moment 9  ; quelque temps après naissait une Confédération professionnelle des intellectuels catholiques qui se donnait pour ambition de ‘"redresser la situation déchue et faussée des intellectuels"’ ‘ 10 ’ et de participer à toutes les grandes manifestations intellectuelles. Ces créations avaient certes souligné le retour des catholiques dans la cité, mais celui-ci s’organisait dans un souci de visibilité et d’attestation agressive. Dix ans plus tard, les deux dernières avaient disparu et la première était devenue la ‘"caisse de résonance à partir de 1922 des thèses ultra-nationalistes de l’Action française"’ ‘ 11 ’ ‘.’ C’est donc le Centre catholique des intellectuels français qui manifeste, plus de cinquante ans après la naissance du concept d’intellectuel avec l’affaire Dreyfus, la naissance d’un mouvement d’intellectuels catholiques. Si l’intellectuel catholique a émergé comme force avec plus de cinquante ans de retard sur la figure de l’intellectuel laïque, c’est parce qu’il s’est heurté à un double phénomène : un blocage français et un blocage romain 12 . Étudier l’histoire des intellectuels catholiques c’est donc à la fois s’intéresser aux raisons du double déblocage tout en voyant comment au fil des années le blocage romain s’est plus ou moins réanimé en fonction de la situation française.

L’étude du CCIF permet justement de voir quel fut le sens pour des laïcs et ecclésiastiques de se constituer en groupe d’intellectuels catholiques et d’en assumer le titre pendant plus de trente ans. Pourquoi reprendre l’analyse puisque deux études ont déjà été consacrées à ce foyer de réflexion ? 13 Pour quatre raisons. D’une part, Jean Tavarès, dans sa thèse de sociologie dirigée par Pierre Bourdieu en 1980, préféra analyser à travers ce qu’il avait nommé ‘"le prisme de la stratégie objective"’ ‘ 14 ’ le discours élaboré par le CCIF durant les trente années de son existence. A partir de témoignages et des publications, il en avait conclu que le CCIF participait d’une stratégie de la hiérarchie catholique : ‘"exemple parfait de manipulation douce fondée sur les apparences et agissant par dissolution"’ ‘ 15 ’ ‘.’ Neuf ans plus tard, Florence Saint Guilhelm, dans le cadre d’un DEA d’histoire, décidait de reprendre le sujet en utilisant de la même manière, les témoignages et les publications. Elle déterminait alors les six phases successives du Centre : origines apologétiques, émergence, épanouissement, apogée, tourmente et crise. Elle montrait le souci du dialogue, l’apogée qu’avait pu constituer la période conciliaire et estimait la crise de l’institution à partir de l’année 1965. Ni l’un, ni l’autre n’avait cependant analysé les raisons du double déblocage français et romain, ils avaient également délaissé la pratique épistémologique du Centre et son évolution. Or, si une histoire des intellectuels doit s’inscrire dans une analyse de stratégie de présence, il est néanmoins dommageable que la production intellectuelle – qui est justement leur raison d’existence - soit délaissée.

D’autre part, ni l’un, ni l’autre n’a utilisé les archives inédites et a laissé, au seul témoignage oral, la reconstruction chronologique et intellectuelle. Or, si l’enquête orale est une source d’enrichissement indéniable, sa fiabilité reste suspecte et seule la consultation des documents écrits peut laisser espérer une analyse plus complète. D’ailleurs leur méthode trouve ses propres limites lors de l’analyse du contenu intellectuel. Les deux chercheurs se sont intéressés aux deux publications du Centre : la revue Recherches et Débats et le compte rendu de la Semaine des intellectuels catholiques, l’une des activités phares. Mais la lecture du produit fini que constituent ces deux objets apparaît très insuffisante, n’étant que le ‘"résultat d’une intense activité en coulisse"’ ‘ 16 ’. C’est justement la connaissance de cet espace privé, par l’accès aux archives, qui permet de renouveler la compréhension. Enfin, si comme l’a fort bien souligné Jean Tavarès la création du CCIF présente une valeur fortement symbolique, puisqu’elle permet la visibilité d’une certaine intelligentsia, on peut néanmoins se demander pourquoi le sociologue pense au premier abord et de manière aussi stricte les relations du CCIF et de l’Église en termes de pouvoir et de stratégie. La démonstration est donc efficace mais éloignée de la réalité de ce foyer de réflexion 17 . Seule une étude s’appuyant sur des archives écrites avec une prise en compte du contexte historique, qu’il soit ecclésial ou profane, peut apporter un autre regard.

Cependant reprendre l’histoire du CCIF en valait-il la peine ? Certes ses animateurs ont souligné la valeur de ce qui avait pu s’écrire durant ces trente années au 61 rue Madame. Étienne Borne, le secrétaire général du Centre de 1954 à 1961, ou René Rémond, président de 1965 à 1976, ont ainsi insisté sur le laboratoire conciliaire qu’il avait constitué 18 . Mais ailleurs les éloges étaient plus rares et ce même parmi les proches collaborateurs 19 . Un Jean Daniélou, dans ses mémoires, préférait saluer le travail accompli par Gérard Soulages au Centre des intellectuels chrétiens, centre créé au début des années 1970 et concurrençant directement le CCIF 20 . Un Jean-Marie Domenach, ancien directeur de la revue Esprit, voyait dans ce foyer de réflexion un groupe fortement cléricalisé et dépendant de la hiérarchie 21 . A cette mémoire défavorable, s’en ajoutait une autre encore plus étonnante : la disparition dans de très nombreux cas de la mention CCIF. Un Bernard Besret, ancien responsable de la communauté de Boquen, pouvait évoquer dans ses mémoires une soirée durant laquelle il avait été victime de la violence d’intégristes, mais il omettait de signaler qu’il y avait été invité par le CCIF 22 . Plus étonnant, lorsque la revue Autrement avait organisé en 1977 un numéro sur les chrétiens et la gauche, la chronologie élaborée par Jean Lebrun ne signalait pas des activités du CCIF (comme la Semaine sur le dialogue avec les marxistes en 1965) qui auraient pu dignement y figurer 23 . Les historiens du fait culturel quant à eux s’en désintéressaient : Louis Bodin dans sa très synthétique première histoire des intellectuels l’avait certes évoqué brièvement en soulignant une dimension qui correspondait d’ailleurs davantage à celle de la Paroisse universitaire 24  ; le premier ouvrage important consacré aux intellectuels de Pascal Ory et Jean-François Sirinelli ne le mentionnait pas 25 . Seul le sociologue, Rémi Rieffel, dont la recherche s’est focalisée sur les intellectuels de la Vè République, l’avait pris en compte lorsqu’il avait étudié les différents lieux de pouvoir symbolique en mentionnant l’originalité de la Semaine des intellectuels catholiques et en indiquant son lien avec la hiérarchie 26 , mais il avait largement suivi les travaux de Jean Tavarès.

Le constat tombait net : le CCIF avait disparu d’une partie de la mémoire de certains témoins ; quant aux historiens du fait culturel, ils lui avaient préféré, pour évoquer le cas des intellectuels catholiques ou spiritualistes, la revue non confessionnelle Esprit animée par des laïcs 27 . Le CCIF avait donc subi une éclipse mémorielle. Oubli mérité ? Il aurait eu fort peu d’incidence sur la scène intellectuelle française ; ou silence à questionner, à réévaluer à l’aune des archives inédites, des nouvelles méthodes de travail de l’histoire intellectuelle comme de celle des phénomènes religieux. C’est le pari qui a été fait en reprenant l’histoire de ce Centre avec les questions simples : qui, pourquoi et comment.

Ce travail s’inscrit donc dans une double démarche : participer à l’histoire du catholicisme et à l’histoire des intellectuels, par l’étude d’un groupe spécifique d’intellectuels - les intellectuels catholiques - dans un champ culturel circonscrit de l’existentialisme au post-basculement épistémologique 28 . L’étude a été entreprise en tenant compte d’une double chronologie, chronologie d’abord culturelle où s’épanouissent, entre 1945 et 1975, des modernités successives : modernité philosophique et littéraire, puis modernité des sciences humaines et enfin crise de la philosophie française ; et une chronologie religieuse, marquée par le pontificat de Pie XII, le concile Vatican II et la crise post-conciliaire. Elle cherche ainsi à se placer à ‘"l’interface du culturel et du religieux"’ ‘ 29 ’ ‘.’ Cette étude sur le CCIF sera donc d’abord et avant tout, l’étude de l’itinéraire collectif d’une intelligentsia spécifique (pour reprendre la terminologie de Michel Foucault) qui la plupart du temps a préféré le stade de l’expertise et plus rarement a choisi l’engagement. Si au fil des pages des portraits d’intellectuels (chrétiens ou laïques) trouvent, au gré des analyses, leur place, ce sera de façon discrète à travers l’étude des réseaux et des sociabilités 30 .

C’est d’abord et avant tout de l’histoire d’une aventure collective dont il sera traité, celle d’un groupe mu par la hantise du dialogue avec l’Autre : dialogue entre catholiques, dialogue entre frères séparés et dialogue avec tous les hommes de bonne volonté. Une expérience collective au cours de laquelle des individus, clercs ou laïcs, ont choisi de valoriser une certaine intelligence de la foi. Une histoire à voix et à voies multiples, où l’itinéraire des principaux animateurs n’amène pas le Centre à emprunter le chemin choisi individuellement par les uns ou les autres : il ne sera donc pas la caisse de résonance de l’augustinien et démocrate-chrétien Étienne Borne, secrétaire général du CCIF, ni celle du thomiste maritanien Olivier Lacombe, président. Une histoire qui participe de cette histoire récente de la sociabilité des mouvements qui ‘"correspond aux interrogations sur les mutations et recompositions du tissu social de l’histoire contemporaine et sur le jeu complexe du collectif et de l’individuel"’ ‘ 31 ’ ‘.’

Au-delà des classiques mais néanmoins utiles questions sur les projets du Centre, les résultats, la résistance à l’usure, le renouvellement des générations, ce travail s’inscrit dans une histoire de la théologie et des théologiens, dans ce que certains nomment une historicisation de la théologie contemporaine telle que l’équipe de Bologne autour de Giusepppe Alberigo ou telle qu’Étienne Fouilloux la développent depuis plusieurs années. Il s’agit alors de s’intéresser aux productions, à ceux qui les produisent et à ceux qui les légitiment 32 . Analyser les thèmes étudiés par ce foyer de réflexion pendant ses trente ans d’existence ; déterminer le type d’approche de la théologie privilégié par le Centre et tout particulièrement voir le degré de dialogue avec les sciences humaines ; définir la qualité des productions, voir comment sont posés les problèmes, étudier la qualité des intervenants et l’éventail d’ouverture à l’altérité seront les principes de cette recherche. Il s’agira d’analyser à la fois le discours tenu et son évolution méthodologique pour participer à l’élaboration d’une histoire de la pensée occidentale contemporaine. Cette réflexion épistémologique permettra alors de déterminer l’importance ou l’insuffisance du CCIF dans l’approche transversale des problèmes qui se sont posés entre 1945 et 1976 dans la société occidentale.

Les décennies 1940 et 1950 ont été marquées par de multiples tensions entre le Magistère romain et certaines têtes chercheuses du catholicisme français. Ces tensions ne sauraient se comprendre sans un bref rappel de ce qui constitue la ligne théologique que Rome a définie à la fin du XIXè siècle et qu’elle a continuée de défendre jusqu’au concile Vatican II. Ce système romain se caractérisait par un autoritarisme intellectuel, un thomisme étroit, un rejet de l’individualisme, du cogito de Descartes et de l’idéalisme kantien et enfin par un rejet de tout ce qui pouvait ressembler à une quelconque forme d’historicité 33 . Pour parvenir à conserver cette ligne théologique, le travail des théologiens était étroitement contrôlé ; quant aux laïcs, le Souverain Pontife au début des années 1950 n’avait pas hésité à rappeler leur subordination à l’autorité ecclésiastique. Toute recherche, si elle voulait exister, devait se faire dans la plus grande discrétion. La création du Centre catholique des intellectuels français apparaît alors comme porteur de difficultés et de heurts : le nouveau foyer de réflexion ne se donne-t-il pas comme principal objectif d’élaborer un dialogue avec la modernité culturelle en faisant appel à des théologiens et à des laïcs. Étienne Fouilloux a montré combien le système romain et sa conception de l’élite intellectuelle avaient provoqué la naissance différée des intellectuels catholiques en France : c’est de ce blocage récurrent qu’il sera traité par-delà l’établissement d’une carte des influences et des appuis du catholicisme français dans la Curie romaine 34 .

Si faire l’histoire du CCIF c’est étudier la capacité des intellectuels catholiques à accepter les nouveautés scientifiques et à les intégrer au "dépôt", au-delà, un autre enjeu se dessine : celui du rapport au monde qu’entretiennent ces intellectuels et le type d’engagement qu’ils privilégient. Dans ce cadre, il s’agit alors d’analyser la présence et la charge symbolique d’une visibilité voulue. Si à l’origine du Centre se trouve le souci de manifester la présence et la capacité d’expression de l’intelligentsia catholique, par la suite, cet élément prend des formes plus ou moins exacerbées en fonction de l’environnement politique ou social du moment. Évaluer "l’électroencéphalogramme du milieu intellectuel" laïque 35 et le comparer à la courbe des intellectuels catholiques permettra de montrer le fonctionnement interne d’une catégorie d’intellectuel et sa spécificité. Le degré d’adhésion aux grands moments de l’intelligentsia française (théorisation de l’engagement en 1946, choc de 1956 ou encore choc de L’Archipel du Goulag qui fait basculer la gauche intellectuelle dans les "années orphelines") sera ainsi pris en compte. Enfin, si le Centre a été fondé, c’est pour accueillir tous les intellectuels, au-delà de leur confession, dans un dialogue multiple. Approcher l’ensemble des intellectuels venus au "61" (plus de 2860 personnes sollicitées en trente ans !) et principalement préciser l’éventail des invités a été un principe de cette recherche. Une base de données rassemblant l’ensemble des invitations et des interventions a donc été établie. Cette base permet ainsi de visualiser - à travers plus de 4700 interventions - les réseaux touchés par l’équipe du "61". Définir le degré d’ouverture du CCIF à l’égard de la pensée agnostique, analyser sa capacité d’influence sur la scène de l’intelligentsia parisienne en étudiant les réseaux qui collaborent et les personnalités qui se désistent permettront de déterminer le rôle de médiateur qu’a pu jouer le CCIF.

Pour répondre à ce faisceau de questions, une triple approche a été privilégiée : la lecture des archives laissées par le Centre, celle de l’ensemble des productions écrites et l’audition des acteurs directs. Une des richesses de cette histoire immédiate, longtemps décriée, est d’avoir nuancé la reconstruction "à tendance rationalisante" de l’historien 36 . Grâce à cette "histoire vue de l’intérieur", il a été permis de mieux comprendre le sens donné à l’action des animateurs successifs du CCIF 37 . Les témoignages ont donné de l’épaisseur à certains débats, ont alerté sur des sujets ou des questions, bref ont permis de mieux appréhender la réalité du CCIF. Mais ils ont été mis à l’épreuve de la chronologie et des sources écrites car tous les témoins interrogés étaient des clercs dont la mémoire était maîtrisée 38 .

La rareté des travaux sur l’intelligentsia et tout spécialement sur l’intelligentsia catholique a parfois arrêté la recherche. Cette histoire des intellectuels catholiques reste encore à faire comme le soulignait lui-même Jacques Julliard dans une revue qui leur avait consacré un de ses numéros en 1995 : ‘"Pourquoi un numéro spécial sur les intellectuels catholiques en France ? Pour une raison bien simple : parce que le sujet, dans sa globalité, est pratiquement inédit"’ ‘ 39 ’. Certes l’entre-deux guerres commence à être bien défriché, mais les études portent surtout sur les enjeux politico-philosophiques comme le montrent les travaux de Jacques Prévotat consacrés à l’Action française 40 . Il a fallu attendre la toute fin des années 1990 (mis à part les travaux précurseurs de Michel Winock sur la revue Esprit 41 et ceux d’Émile Poulat sur le modernisme et la doctrine sociale de l’Église 42 ) pour que les travaux plus spécifiquement tournés vers l’intelligentsia catholique (à travers l’étude des réseaux de sociabilité et également l’étude du champ intellectuel) émergent. En France, Étienne Fouilloux a tracé la voie de cette histoire des idées 43 , suivi par quelques rares autres comme Denis Pelletier qui s’est intéressé à la pensée sociale d’un groupe de catholiques après la seconde guerre mondiale 44 ou Philippe Chenaux qui a consacré dernièrement une étude au milieu maritainien des années 1930  45 . Il aurait été fort utile de bénéficier d’autres travaux de ce type. Les dictionnaires sur les intellectuels français, les militants ou la théologie ont pu très partiellement combler cette lacune 46 , ainsi que quelques articles encore trop rares 47 . Quant aux foyers intellectuels européens, là encore, cette histoire n’en est qu’à ses prolégomènes et plus encore l’histoire comparée des intellectuels 48 . Elle aurait pourtant été très utile pour affiner l’histoire des réseaux et des courants.

Enfin, s’il est apparu important d’étudier l’histoire du CCIF de ses origines jusqu’à sa disparition en 1976, il reste que la décennie 1970 est encore profondément terra incognita tant pour l’histoire religieuse que pour l’histoire intellectuelle. La première manque encore d’études étoffées sur la crise post-conciliaire, quant à la seconde, ce sont davantage des travaux de sociologues ou des essais qui sont accessibles. Le travail de François Hourmant consacré au désenchantement des clercs (une fois encore orienté sur les positions politiques des intellectuels) reste ainsi trop isolé 49 . Il nous a paru cependant important de retracer l’histoire de cette dernière décennie, quand bien même sur de nombreux points seules des hypothèses de travail pouvaient être formulées.

Une approche chronologique et thématique a été choisie pour distinguer les grandes mutations du Centre catholique des intellectuels français. La chronologie retenue a été celle du catholicisme français marqué au début des années 1950 par la crise de la nouvelle théologie, puis à la fin de la même décennie par la période antépréparatoire du concile, enfin par la clôture de Vatican II (en 1965) et les premières difficultés post-conciliaires. Cette chronologie suit d’ailleurs les propres mouvements de l’histoire du CCIF marquée à la fois par les changements successifs de l’équipe dirigeante et l’évolution des problématiques.

Notes
1.

Saint Augustin, Sermo XLIV, c. 7, n°9.

2.

L’ensemble de ce paragraphe s’inspire largement de l’article de Gérard Mathon, "Théologie", dans Catholicisme, hier aujourd’hui, demain, sous la direction de Georges Jacquemet, Letouzey et Ané, p. 1010-1041.

3.

Idem, p. 1017.

4.

Jean-Pierre Bagot, "Pastorale", dans Catholicisme, p. 768.

5.

Idem, p. 769.

6.

Pierre Colin, L’audace et le soupçon, la crise du modernisme dans le catholicisme français (1893-1914), DDB, "Anthropologiques", 1997, 523 p.

7.

Étienne Fouilloux, ""Intellectuels catholiques" ? Réflexions sur une naissance différée", dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, 53, janvier-mars 1997, p. 13.

8.

Philippe Chenaux, "De Mercier à Maritain, une nouvelle génération thomiste", dans Revue d’histoire ecclésiastique, XCII, 34, juillet-décembre 1997, p. 478 et sequentes.

9.

La Documentation catholique, 7 mai 1921, col. 492.

10.

Idem, 14 mai 1921, col. 528-529.

11.

Philippe Chenaux, art. cit., p. 482.

12.

Étienne Fouilloux, art. cit., p. 13-24. Voir également l’article de Claude Langlois, "La naissance de l’intellectuel catholique", dans Intellectuels chrétiens et "esprit" des années vingt, sous la direction de Pierre Colin, Le Cerf, coll. "Sciences humaines et religions", 1997, p. 213-233.

13.

Jean Tavarès, L’Église catholique et les intellectuels : le cas du Centre catholique des intellectuels français  : essai d’histoire sociale, EHESS, 1980, thèse inédite, 320 p. dactylographiées + annexes, (extraits dans Actes de la recherche en sciences sociales, 34, septembre 1980, p. 45-65 et 38, mars 1981, p. 49-62). Florence Saint Guilhelm, Essai sur le Centre catholique des intellectuels français, 1945-1975, septembre 1989, mémoire de DEA, Université-X Nanterre, 1989, 177 p. + annexes.

14.

"(…) faire subir une réinterprétation en replaçant le discours sur les activités et sur l’image, que les acteurs se font de leur propre action comme élément d’appui d’une problématique sociologique", Jean Tavarès, op. cit., p. 14.

15.

Jean Tavarès, "Le Centre catholique des intellectuels français : le dialogue comme négociation symbolique", dans Actes de la recherche en sciences sociales, 38, mai 1981, p. 49.

16.

Jacqueline Pluet-Despatin, "Contribution à l’histoire des intellectuels : les revues", dans Cahiers de l’IHTP, 20, mars 1992, p. 127.

17.

Les historiens qui ont animé le CCIF (René Rémond ou François Bédarida) ne se sont jamais reconnus dans cette approche sociologique.

18.

"J’attends qu’un historien exploitant les textes produits au CCIF- toute une bibliothèque- montre ce qu’il y avait d’esprit conciliaire et dès avant le Concile dans ce que nous avons dit et publié, notamment en ce qui concerne la liberté religieuse", Étienne Borne, "L’engagement dans la cité sécularisée", dans Les catholiques français et l’héritage de 1789, d’un centenaire à l’autre, 1889-1989, sous la direction de Pierre Colin, actes du colloque du bicentenaire de l’Institut catholique, Beauchesne, "Religion, société et politique", 1989, p. 269. René Rémond, Vivre notre histoire. Aimé Savard interroge René Rémond, Le Centurion, coll. "Les interviews", 1976, p. 154 et sequentes.

19.

Non les animateurs du Centre mais les intervenants les plus fidèles, ceux qui ont donné au CCIF plus de trente interventions.

20.

Jean Daniélou, Et qui est mon prochain ? Mémoires, Stock, 1974, 250 p.

21.

Rémi Rieffel, La tribu des clercs. Les intellectuels sous la Vè République, Calman-Lévy, 1993, p. 345.

22.

Bernard Besret, Confiteor. De la contestation à la sérénité, Albin Michel, 1991, p. 11.

23.

"Les gauches du Christ : un essai de chronologie", dans Autrement, février 1977, 8, p. 107-115.

24.

"Du côté catholique, le CCIF a pris de l’extension, tout en travaillant à une clarification des problèmes et à un assainissement des rapports entre catholiques et laïques" précise ainsi Louis Bodin dans Les intellectuels, PUF, coll. "Que sais-je ?", 1962, p. 102.

25.

Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France, de l’affaire Dreyfus à nos jours, Armand Colin, "U", 1986, 264 p. Pascal Ory le mentionne en revanche dans L’aventure culturelle française : "On ne remarque pas assez que la période a été celle où s’est installée durablement, en plusieurs lieux stratégiques de la vie culturelle française, une famille d’effectifs modestes et de pensée incertaine, mais clairement repérable, que je qualifierai de "spiritualistes". Il suffit de mettre à plat le réseau qui a circulé dans ces années-là, autour de la revue Esprit (…), du journal Le Monde (…), des éditions du Seuil (...) pour montrer le poids de ce groupe sur la vie culturelle française bien au-delà du cercle très circonscrit du CCIF", L’aventure culturelle française, 1945-1989, Flammarion, 1989, p. 152.

26.

Rémi Rieffel, La tribu des clercs, op. cit., p. 424.

27.

Michel Winock, "Esprit". Des intellectuels dans la cité, (1930-1950), Seuil, 1975, réédition 1996, 499 p.

28.

Expression de Michel Foucault dans Les mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, NRF, Gallimard, 1966, 398 p.

29.

Michel Lagrée, "Histoire religieuse, histoire culturelle", dans Pour une histoire culturelle, sous la direction de Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, 1997, Seuil, "L’Univers historique", p. 394.

30.

Sur ce point méthodologique cf. Jean-François Sirinelli, "Le hasard ou la nécessité ? Une histoire en chantier : l’histoire des intellectuels", dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, janvier-mars 1986, p. 97-108. Jean-François Sirinelli, sous la direction de, "Générations intellectuelles. Effets d’âge et phénomènes de génération dans le milieu intellectuel français", dans Cahiers de l’IHTP, 6, novembre 1987, 104 p. "Les générations", numéro spécial, Vingtième siècle. Revue d’histoire, avril-juin 1989, 183 p. Nicole Racine et Michel Trébitsch, sous la direction de, "Sociabilités intellectuelles. Lieux, milieux, réseaux", dans Cahiers de l’IHTP, 20, mars 1992, 224 p. Des notices biographiques ont été rédigées lorsque les personnes jouaient un rôle au sein de l’organisme étudié ou sur la scène intellectuelle.

31.

Michel Lagrée, "Histoire religieuse, histoire culturelle", art. cit., p. 403.

32.

Voir Claude Langlois, "Trente ans d’histoire religieuse. Suggestions pour une future enquête", dans Archives des sciences sociales de religions, 1987, 63/1, p. 107-108.

33.

Voir Étienne Fouilloux, Histoire du christianisme, sous la direction de Jean-Marie Mayeuret varii auctores, tome12, Guerres mondiales et totalitarismes (1914-1958), Desclée-Fayard, 1990, p. 156 et sequentes.

34.

Le point de vue du CCIF sera certainement surévalué puisque les fonds romains et ceux de l’institution ecclésiastique française sont inaccessibles. Voir à ce propos Jean-Dominique Durand, "La Furia francesse vue de Rome : peurs, suspicions et rejets des années 1950", dans Religions par delà les frontières, sous la direction de Nadine-Josette Chaline et Michel Lagrée, Beauchesne, 1997, p. 19-21.

35.

Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises, manifestes et pétitions au XXè siècle, Folio, Gallimard, 1996, p. 318.

36.

D. Aron–Schnapper et D. Hanet, "D’Hérodote au magnétoscope : sources orales et archives orales", dans Annales. Économie-Société-Civilisation, janvier-février 1980, p. 185.

37.

Idem.

38.

Pierre Bourdieu, "L’illusion biographique", dans Actes de recherches en sciences sociales, juin 1986, p. 69.

39.

"Avant-propos", dans Mil neuf cent, revue d’histoire intellectuelle, "Les intellectuels catholiques. Histoire et débat", 13, 1995, p. 3.

40.

Jacques Prévotat, Catholiques français et Action française. Étude de deux condamnations romaines, thèse inédite, Université X-Nanterre, 1994.

41.

Michel Winock, "Esprit". Des intellectuels dans la cité (1930-1950), op. cit.

42.

Voir à ce sujet Église contre bourgeoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel, Casterman, "Religion et sociétés", 1977, 290 p.

43.

Pierre Colin, collectif sous la direction de, Intellectuels chrétiens et "esprit" des années vingt, Le Cerf, "Sciences humaines et religions", 1997, 244 p. Étienne Fouilloux, Une Église en quête de liberté. La pensée catholique française entre modernisme et Vatican II, 1914-1962, DDB, "Anthropologiques", 1998, 325 p.

44.

Denis Pelletier, "Économie et Humanisme". De l’utopie communautaire au combat pour le Tiers-Monde, 1941-1960, Cerf-Histoire, 1996, 528 p.

45.

Philippe Chenaux, Entre Maurras et Maritain , une génération intellectuelle catholique, (1920-1930), Le Cerf, coll. "Sciences humaines et religions", 1999, 262 p.

46.

Jacques Julliard et Michel Winock, sous la direction de, Dictionnaire des intellectuels français, Seuil, 1996, 1256 p. Evangelista Vilanova, Histoire des théologies chrétiennes, tome 3, XVIII-XXè siècles, Le Cerf, 1997, 1160 p. Il faut y ajouter l’ensemble des articles rédigés dans Catholicisme, op. cit. et le Dictionnaire de spiritualité, ascétique et mystique, doctrine et histoire, sous la direction de Marcel Viller, Beauchesne, 1932, plusieurs volumes.

47.

Comme celui consacré à Jacques Maritain en 1956 de Jean-Dominique Durand, "La grande attaque de 1956", dans Cahiers Jacques Maritain, 30, juin 1995, p. 2-31. Ou encore Yvon Tranvouez, "Guerre froide et progressisme chrétien, La Quinzaine (1950-1953)", dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, janvier-mars 1987, p. 83-93.

48.

L’ouvrage d’Urs Altermatt, Le catholicisme au défi de la modernité, l’histoire sociale des catholiques suisses, aux XIXè et XXè siècles (Lausanne, Payot, "Histoire", 1994, 395 p.) n’analyse pas les courants intellectuels qui traversent la Suisse durant le siècle. Voir plutôt Nicole Racine et Michel Trébitsch, "L’Europe des intellectuels entre les deux guerres", dans Équinoxe, revue de sciences humaines, 17, printemps 1997, p. 23-36 ; voir Marie-Christine Granjon et Michel Trébitsch, Pour une histoire comparée des intellectuels, Complexe, IHTP, 1998, 176 p.

49.

François Hourmant, Le Désenchantement des clercs, figures de l’intellectuel dans l’après-Mai 1968, PU de Rennes, coll. "Res Publica", 1997, 260 p.