c) De la formation théologique à la résistance spirituelle ?

Les premiers cours sont proposés à la rentrée d’octobre 1941 aux étudiants des Groupes catholiques des Sciences et des Lettres et également aux professeurs et instituteurs de l’Union parisienne. Ils proposent de :

‘"(…) donner une vue d’ensemble du dogme et des deux Testaments (…) dégager les leçons de l’histoire de l’Église (et étudier) l’insertion de la pensée catholique dans le monde moderne." 70

Une liste de ces cours, non exhaustive d’ailleurs, permet de dégager les principaux thèmes valorisés par le nouveau foyer d’études :

Tableau des enseignants et enseignements (1941-1944)
Années Enseignants Nb de cours Thèmes
41-42 Rimaud 9 Pour une éducation française*
41-42 Chatelain 5 Les méthodes actives*
41-42 Montcheuil de Inconnu Le Christ
41-42 Camelot 8 Les témoins du dogme christologique
42-43 Rimaud 10 Pour une éducation française*
42-43 Montcheuil de 12 Aspects de l’Église
42-43 Camelot Inconnu  
42-43 Brillet 6 Écriture Sainte
42-43 Deman 6 Théologie morale
42-43 Beirnaert Inconnu Le mystère de la foi
42-43 Philippe de la Trinité Inconnu Saint Jean de la Croix
42-43 Rouquette 6 L’Église et la croix
43-44 Philippe Inconnu Théologie
43-44 Grammont Inconnu Vie de l’Église
43-44 Daniélou Inconnu Écriture Sainte et Sainte Liturgie
43-44 Montcheuil de Inconnu Les Sacrements
43-44 Rimaud Inconnu L’éducation morale
43-44 Deman Inconnu Études de textes de saint Thomas
43-44 Rupp Inconnu Encyclique Mystici corporis Christi
43-44 Montcheuil de Inconnu Le Christ
      * = cours dactylographiés et conservés (ARMA)

Si les cours sont donnés par treize professeurs différents durant ces années, les jésuites et les dominicains y sont les principaux intervenants. Parmi eux, le père Yves de Montcheuil joue un rôle privilégié par la valeur de l’enseignement qu’il donne au CUC. Cet ami de Madeleine Leroy 72 , aumônier d’un groupe d’étudiantes de la Jeunesse étudiante chrétienne féminine (JECF) et d’un groupe d’agrégatifs d’anglais 73 , est professeur de théologie dogmatique à l’Institut catholique de Paris depuis 1935 et rédacteur aux Études. Trois années durant, il donne un enseignement, jusqu’à son exécution durant l’été 1944 à Grenoble, par les Allemands. Penseur original, responsable de ce que certains nomment un retournement théologique, il apporte une ouverture théologique nouvelle, grâce à une réflexion ancrée sur la modernité. Il présente en 1941-1942 et en 1943-1944 des leçons sur "Le Christ" et en 1942-1943 "Les Aspects de l’Église". Le père de Montcheuil ne propose pas un cours magistral mais un cours dialogué : la théologie est alors purifiée de son vocabulaire technique et ramenée à une discussion entre la foi et la culture du temps 74 . Le résultat de ce dialogue est ensuite dactylographié pour être diffusé aux étudiants inscrits au CUC. Les cours sont, à partir de 1943, publiés au sein des "Fiches de la Paroisse universitaire" créées à cet effet.

D’autres jésuites sont particulièrement présents : le père Jean Rimaud, directeur de la section familiale de l’institut de pédagogie de l’Institut catholique de Paris et spécialiste de l’éducation, qui propose pendant trois ans une définition de l’éducation française 75 . Le père Jean Daniélou, spécialiste des Pères de l’Église et tout spécialement de Grégoire de Nysse, professeur à l’Institut catholique de Paris et aumônier des Sévriennes depuis la guerre. Quant aux pères Louis Beirnaert et Robert Rouquette, le premier propose un enseignement sur le mystère et sur la charité, le second sur la civilisation. Tous sont rédacteurs aux Études 76 . Parmi les dominicains, le père Philippe, régent du Saulchoir depuis la démission forcée du père Chenu, donne un cours de théologie, le père Chatelain étudie les différentes méthodes pédagogiques, le père Camelot présente "Les témoins du dogme christologique du Ier au Vè siècle" et enfin le père Deman analyse le mystère de la foi. Les trois derniers sont lecteurs au Saulchoir 77 .

Les étudiants peuvent se réunir dans la salle du 84 rue d’Assas pour approfondir leur formation et bénéficient d’une modeste bibliothèque avec un système de prêt à domicile. Quelques cours de chant grégorien sont également proposés !

La diversité des cours prévaut : les étudiants n’attendent-ils pas d’être ouverts à la Vérité à travers les Écritures, les dogmes ou l’histoire de l’Église ? Mais certains espèrent davantage : la force de l’esprit pour résister à la propagande nazie. S’il est difficile de trouver dans les cours du père Camelot et ceux du père Chatelain des armes spirituelles pour combattre le nazisme (encore qu’il soit impossible de savoir ce qui était dit en réalité à l’auditoire) car le premier montre que le christianisme se réalise dans une histoire et étudie la pensée et l’apport des différents Pères de l’Église primitive dans la christologie 78  ; le second présente les nouvelles méthodes pédagogiques en soulignant les limites de l’enseignement classique insuffisamment respectueux de l’enfant. En revanche, les cours du père Rimaud paraissent plus portés à la résistance. Certes, il présente un argumentaire ni profondément vichyste, ni pour autant résistant (loyauté envers l’État légitime, refus d’un nationalisme étroit et d’une mise au pas de la jeunesse, erreur d’une jeunesse unique), mais il rappelle la responsabilité des éducateurs (parents et maîtres) dans la défaite de 1940 et expose sa théorie : attacher les Français à leur pays et lutter contre l’esprit qui tendrait à se mettre ‘"à la remorque du vainqueur"’ ‘ 79 ’ ‘.’ Le CUC bénéficie également de l’enseignement du père Louis Beirnaert, l’auteur de Pour un christianisme de choc. Cette brochure, diffusée au printemps 1942, exprimait en une quarantaine de pages saisissantes la nécessité de résister spirituellement au nazisme et avait eu un impact important auprès de la jeunesse catholique 80 . Quant au père de Montcheuil, considéré comme le théologien principal du CUC, il mène un combat spirituel et temporel contre le nazisme auprès de ses compagnons les pères Chaillet et de Lubac qui fondent Témoignage chrétien 81 . Au-delà de son strict refus du paganisme nazi, c’est l’ensemble de sa pensée qui marque les membres du Centre : un christocentrisme vigoureux, une Église moins hiérarchique et plus communautaire, une volonté d’unifier la théologie et la philosophie. Le CUC ne s’y trompe pas : en apprenant la mort du père de Montcheuil, le foyer décide de lui rendre hommage le 16 novembre 1944 82 et fait dactylographier à nouveau les cours donnés au CUC 83 . Par la suite et régulièrement, les textes de "Cheuil" sont donnés en méditation.

La Libération de Paris, la fin de la clandestinité et le retour à la paix imposent un redéploiement des thèmes :

Tableau des enseignants et enseignements (1944-1945)
Années Enseignants Nb de cours Thèmes
44-45 Beirnaert 12 La Charité et l’Espérance
44-45 Lacroix 12 Foi et révélation
44-45 Camelot 9 Histoire des origines chrétiennes et de la patrologie
44-45 Rupp 12 L’idée de chrétienté au Moyen Âge
44-45 Lenoir 12 L’enseignement social de l’Église
44-45 Deman 12 Construction d’un humanisme chrétien
44-45 Chatelain 6 Les méthodes actives
44-45 Rimaud 6 Pour une éducation française
44-45 Brillet 12 Initiation à l’Ancien Testament
44-45 Brillet 12 La littérature historique de la Bible
44-45 Chaigneau Inconnu  
44-45 Osty 12 Les Évangiles

Les cours sont multipliés, de nouveaux enseignants appelés et des conférences sur la civilisation chrétienne créées. Le père Lacroix de l’Oratoire, l’abbé Rupp, l’abbé Lenoir et enfin le chanoine Osty participent désormais à l’équipe d’enseignants. Des conférences sur la civilisation chrétienne et l’islam sont prononcées par le philosophe thomiste Étienne Gilson 84 , le père Abd-El-Jalil 85 , le père Festugière 86 , le père Régamey 87 et le père Lecler 88 . Madeleine Leroy met ainsi en place ce dont le père de Montcheuil avait toujours souhaité bénéficier durant sa propre formation : ‘"un enseignement secondaire de la théologie"’ ‘ 89 ’ ‘.’ Le CUC se présente d’ailleurs comme :

‘"(…) une sorte de faculté de théologie de la Sorbonne, un centre de recherches et d’études d’inspiration chrétienne, groupant tous les universitaires, étudiants et membres de l’enseignement." 90

La secrétaire accueille également l’Office du droit qui regroupe enseignants et étudiants juristes pour qu’ils bénéficient des cours, mais le retour à la paix entraîne une recomposition du tissu associatif, et tout particulièrement des mouvements confessionnels, qui conduit le CUC à se réorganiser entièrement.

Notes
70.

"Brochure de présentation", année 1942-1943. Les seules archives du CUC conservées sont cette brochure de présentation et quelques cours dactylographiés. Papiers Pierre Colin pour la brochure, AICP. Cours dactylographiés des pères Camelot, Chatelain et Rimaud, carton 42, ARMA, et enfin, Papiers Yves de Montcheuil, AFSJ.

71.

Pour l’année 1941-1942, la liste des enseignants n’est pas exhaustive.

72.

"Il travaille pour la conférence Saint-Michel, union des enseignantes catholiques des lycées parisiens (...). Son ministère auprès des scolaires et universitaires connaît un net essor pendant la guerre". Étienne Fouilloux, Yves de Montcheuil , philosophe et théologien jésuite (1900-1944), Paris, Médiasèvres, 1995, p. 31-32.

73.

Voir à ce sujet Étienne Fouilloux, Yves de Montcheuil , op. cit., 101 p.

74.

Témoignage de Pierre Danchin à l’auteur, lettre du 11 avril 1994, p. 1. Pierre Danchin s’occupait en partie de la dactylographie des cours.

75.

"Pour une éducation française", neuf cours donnés du 20 novembre 1941 au 21 mai 1942 et dix cours du 12 novembre 1942 au 20 mai 1943, six cours en 1943-1944. Cours donnés juste après son retour de captivité.

76.

Le père Beirnaert est né en 1906, il enseigne la théologie dogmatique puis deviendra par la suite psychanalyste. Le père Rouquette est né en 1905, il enseigne l’histoire de l’Église au scolasticat de Fourvière jusqu’en 1943, puis rejoint l’équipe des Études.

77.

Voir sur les enseignants du Saulchoir le témoignage de Jean-Pierre Jossua, "Le Saulchoir : une formation théologique replacée dans son histoire", dans Cristianesimo nella storia, XIV/1, février 1993, p. 99-124.

78.

Séance du 10 janvier 1942, p. 1, carton 42, ARMA.

79.

Cours du 20 novembre 1941, p. 1, carton 42, ARMA.

80.

Pour un christianisme de choc, éditions de l’Orante, janvier 1942. Voir à ce sujet l’article d’Alain Michel, "La jeunesse chrétienne face au nazisme et à travers quelques publications et revues de 1937 à 1943", dans Églises et chrétiens dans la IIè guerre mondiale, sous la direction de Xavier de Montclos, Monique Luirard et alii, Presses universitaires de Lyon, 1982, p. 365 et sequentes.

81.

Renée Bédarida, Les Armes de l’Esprit., op. cit., p. 174. Analyse de la pensée du père de Montcheuil dans Bernard Comte, L’honneur et la conscience, op. cit., p. 209-212. Voir également les articles qui lui ont été consacrés dans Théologie, spiritualité et résistance, op. cit.

82.

Étienne Fouilloux, Yves de Montcheuil , op. cit., p. 38.

83.

Le père de Lubac se charge par la suite de la publication de son œuvre : Problèmes de vie spirituelle est publié par la JECF ; L’Église et le monde actuel est publié par les Éditions du Témoignage chrétien. En 1949, c’est Aspects de l’Église et Leçons sur le Christ qui sont publiés. Voir Étienne Fouilloux, Yves de Montcheuil , op. cit., p. 38.

84.

Né en 1884, philosophe spécialiste de saint Bonaventure et de Descartes. Il devient le meilleur historien de la philosophie thomiste. Il enseigne au Collège de France et à la Sorbonne.

85.

D’origine musulmane, converti au catholicisme, ce franciscain met au cœur de sa réflexion la compréhension et le dialogue avec les musulmans.

86.

Ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, dominicain spécialiste d’histoire des religions anciennes.

87.

Dominicain, directeur avec le père Couturier de la revue L’Art sacré et spécialiste de théologie spirituelle.

88.

Né en 1895, rédacteur et bibliothécaire à la revue Études, il est également professeur d’ecclésiologie à l’Institut catholique de Paris.

89.

Étienne Fouilloux, Yves de Montcheuil, op. cit., p. 41.

90.

Cardinal Suhard à l’évêque de Metz, 16 octobre 1944, p. 1. AEBE.