b) L’élargissement des objectifs

Sans délaisser l’enseignement, le petit foyer de culture ainsi créé souhaite devenir un espace de recherche pour formuler, valoriser et diffuser la pensée chrétienne en accordant un plus grand effort au dialogue entre la foi et les problèmes du moment. En élaborant ce nouvel objectif, le Centre s’adresse désormais à un public plus restreint d’intellectuels et délaisse les étudiants. Il n’est plus question de vulgarisation 98 . Le CUC se différencie donc de la Paroisse universitaire en se chargeant d’un apostolat intellectuel et en lui laissant l’apostolat spirituel et professionnel. Il s’éloigne des étudiants qui se rassemblent au sein du Centre Richelieu fondé en juillet 1945 par l’abbé Maxime Charles 99 . La séparation d’avec les étudiants n’est pas immédiate : l’aumônier est invité à participer à certaines réunions du CUC ; un projet est même établi en commun pour créer une Union catholique des littéraires français qui reste sans suite. Quant aux instituteurs, leur place diminue progressivement.

Pour parvenir à ce dialogue entre catholicisme et modernité, le CUC organise des équipes de recherches chargées d’‘"étudier les problèmes du monde à la lumière des principes chrétiens"’ ‘ 100 ’. Elles regroupent des universitaires et étudiants agrégatifs ou doctorants de Paris et de province. Chaque équipe est autonome et organise ses cours et ses conférences. Une section générale est également constituée pour proposer des cours qui touchent aux thèmes généraux. Pour coordonner l’ensemble, un comité de liaison est créé 101 . En 1945, les équipes de recherche sont au nombre de quatre. L’une s’intéresse aux rapports entre "Christianisme et civilisations", une deuxième étudie la "Question sociale", une troisième, plus spécialement conçue pour les instituteurs de la Paroisse universitaire, s’intéresse à la réforme de l’enseignement et la quatrième rassemble principalement des "talas" scientifiques de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm qui réfléchissent sur les rapports entre science et foi. Une partie du travail de cette dernière équipe a été conservée dans les archives et donne un bon aperçu de la méthode pratiquée dans ces groupes de réflexion. Le thème concerne "La physique moderne et le thomisme". Le physicien Jean-Louis Destouches 102 et le père Guérard des Lauriers, un dominicain spécialisé dans l’épistémologie 103 , sont les coordinateurs chargés de synthétiser les réflexions des différents membres de l’équipe. Le canevas de la réflexion est double : présentation des thèses de la physique moderne et confrontation de ses principes à la philosophie thomiste dans un strict refus de concordisme 104 . Le travail est rigoureux et de haut niveau intellectuel.

Pour que le Centre ne reste pas un foyer parisien, il est décidé de constituer un réseau de chercheurs sur toute la France et de créer une revue. Travaux et Documents naît en avril 1945 pour être le réceptacle des recherches universitaires. Une seconde revue intitulée Humanisme est également en projet. Elle doit présenter la pensée chrétienne produite dans le monde entier et, à la différence de Travaux et Documents, ne doit être rédigée que par des laïcs. D’un volume de 128 pages, elle est conçue pour un public cultivé français et étranger et doit présenter des articles centrés sur un thème et des chroniques tirées de l’actualité coloniale, politique, économique ou encore artistique. Dix numéros annuels sont prévus 105 . Ce projet élaboré de manière très précise ne voit finalement que très partiellement le jour : un seul numéro est publié, en septembre 1945, pour présenter le Centre, ses objectifs et ses différents instruments de travail.

Pour étudier les problèmes du monde à la lumière des principes chrétiens, encore fallait-il avoir connaissance des questions du moment. L’équipe décide donc de créer des fiches d’information 106 pour qu’elles se fassent l’écho des principales conférences organisées à Paris par des groupements culturels ou politiques de toutes tendances. Des étudiants assistent aux conférences, les résument et font approuver par les conférenciers la synthèse 107 , puis Madeleine Leroy se charge de les faire publier dans les Fiches d’Information 108 .

Tableau Fiches d’Information (n°3 à 11)
Thèmes Nb. d’articles %
Guerre 6 16,2%
Existentialisme 6 16,2%
Littérature 5 13,5%
Économie 4 10,8%
URSS 4 10,8%
Communisme (hors URSS) 3 8,1%
Monde 3 8,1%
Religion 3 8,1%
Autres courants philosophiques 2 5,4%
Art 1 2,7%
Total 37 100,0%

Les conférences sélectionnées sont révélatrices des centres d’intérêt : un tiers des articles est consacré à l’existentialisme et au communisme (qu’il s’agisse de l’expérience russe ou d’une réflexion plus théorique sur le marxisme) 109 . Les problèmes nés de la guerre et la littérature forment les deux autres axes privilégiés. Le souci de comprendre son temps se manifeste par l’accueil des meilleurs représentants de l’intelligentsia parisienne agnostique : l’épistémologue Gaston Bachelard, l’homme de lettres Albert Camus ou encore les philosophes fondateurs de la revue Les Temps modernes, Maurice Merleau-Ponty et Jean-Paul Sartre 110 . Parmi les chrétiens se trouvent le pasteur et président de la Fédération protestante de France, Marc Boegner, Étienne Gilson ou encore Emmanuel Mounier, le fondateur et directeur de la revue Esprit.

La rapidité avec laquelle le Centre avait mis en place ses nouvelles activités soulignait la volonté de participer à l’élaboration d’un nouveau monde et conduisait également à un redéploiement des charges au sein des groupements confessionnels.

Notes
98.

Idem.

99.

Voir Yves-Marie Hilaire, "La jeunesse dans l’Église : un renouveau spirituel et intellectuel (vers 1938-vers1950", dans Spiritualité, théologie et résistance, op. cit., p. 286 et l’article "Sorbonne" de Jacques Benoist, art. cit.

100.

Travaux et Documents, 1, avril 1945, p. 1.

101.

"Équipes de recherche, comité de liaison", certainement daté de 1945-1946, p. 1-2, carton 22, AICP.

102.

Né en 1909, professeur au Collège de France, il est l’élève puis le collaborateur de Louis de Broglie, tout en suivant parallèlement une réflexion philosophique.

103.

Le père Louis-Bertrand Guérard des Lauriers est né en 1898 ; il est polytechnicien et normalien, professeur de philosophie au Saulchoir où il enseigne l’épistémologie et la philosophie des sciences.

104.

Équipe "Philosophie-sciences", 7 p., carton 53, ARMA.

105.

Toutes ces informations se trouvent dans la brochure Humanisme, p. 7-11, 1945. Toute une page est également consacrée à l’aspect formel du volume. Voir en annexe les brochures de présentation des deux revues.

106.

A ne pas confondre avec les fiches de la Paroisse universitaire qui avaient été créées en 1943 pour diffuser l’enseignement proposé au CUC.

107.

Ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, il est le principal rédacteur des fiches. Témoignage à l’auteur de Jean-Louis Dumas, 29 novembre 1993.

108.

Voir en annexe la photocopie d’une de ces Fiches d’information.

109.

Comptabilisé sur les 9 numéros accessibles (3 à 11). En juillet 1946, elles disparaissent. Lettre de Jean Meyriat au père Brunet de Belgique, 2 décembre 1946, p. 1.

110.

La conférence de Jean-Paul Sartre sur "L’existentialisme est un humanisme" est ainsi résumée, Fiches d’information, VI, p. 11-13.