3. Le Centre universitaire catholique devient le Centre catholique des intellectuels français : un simple changement d’appellation ?

a) La demande de Pax Romana

Assez vite et malgré un premier élargissement aux juristes, l’équipe avait ressenti l’étroitesse d’une base exclusivement universitaire, elle chercha donc à élargir son soubassement. Deux événements internationaux lui donnent l’occasion de revoir les fondements de son organisation. En avril 1945, se tenait à Fribourg en Suisse le rassemblement de Pax Romana qui regroupait l’ensemble des associations d’étudiants catholiques parmi lesquelles se trouvait la Fédération française des étudiants catholiques (FFEC). Pendant le conflit, Pax Romana avait limité son activité à l’aide aux étudiants en difficulté. Le retour à la paix lui permet de se réorganiser : dès le printemps 1945, il tient un premier rassemblement lors duquel certains membres émettent le vœu de constituer un organisme international regroupant les diplômés universitaires de chaque pays. Depuis la fin du XIXè siècle, il existait en France des associations professionnelles rassemblant par discipline les catholiques (Centre Laënnec pour les médecins ou Union sociale d’ingénieurs catholiques), mais ces associations n’avaient ni regroupement national, ni international. En août 1945, un second rassemblement d’anciens membres de Pax Romana, à Londres, confirme le projet : il ne s’agit pas de créer une association amicale d’anciens étudiants mais, dans un contexte de retour à la paix, d’établir une collaboration de tous les esprits catholiques pour participer à la reconstruction du monde.

En pleine restructuration, le CUC cherche de son côté à élargir son recrutement. Le "61" apparaît comme la matrice possible du rassemblement de diplômés catholiques. La nouvelle association montrerait que la réflexion catholique n’est pas uniquement le fait des traditionnelles humanités, mais qu’elle se trouve également dans d’autres milieux plus scientifiques ou techniques. L’équipe s’interroge néanmoins :

‘"Le CUC peut-il être considéré comme l’embryon de cette fédération ou ne doit-il être considéré que comme le brain trust ?" 119

Jean-Baptiste Duroselle adresse alors à Roger Millot, vice-président de Pax Romana, une lettre lui présentant les atouts d’un regroupement des diplômés autour du CUC. Son destinataire, ingénieur civil des Mines et fondé de pouvoir chez Pechelbronn, avait été avant la guerre, président de la FFEC. En 1939, il avait été élu vice-président de Pax Romana et était également vice-président de l’Union sociale d’ingénieurs catholiques 120  :

‘"Tu joues dans les relations internationales des intellectuels chrétiens un rôle que j’ai pu constater et admirer de visu, il est donc nécessaire que tu prennes la plus large part à l’organisation d’un trait d’union d’un organisme d’union (sic) (j’évite à dessein le mot d’association, la France ne peut avoir d’association Newman) entre les intellectuels français (…). Le problème me paraît être le suivant et je pense que tu es de mon avis, faire collaborer les mouvements les uns avec les autres, sans perdre leur autonomie et leur indépendance absolues (…). Je crois que ce rôle peut être joué par le Centre universitaire catholique (universitaire au sens d’universitas) étant bien entendu que cet organisme encore naissant et qui se cherche, ne demeurera pas ce qu’il est dans son état embryonnaire : une initiative de professeurs et de juristes, mais qu’il deviendra l’œuvre commune de tous les mouvements d’intellectuels catholiques (…). Le CUC ne sera ni un mouvement en quête d’adhérents ni une fédération de mouvements, mais l’œuvre des mouvements qui le dirigeront et en feront ce qu’ils voudront. (…). Mon rôle dans le CUC est humble, celui de négociateur (…). Il me semble que tu pourrais devenir en tant que vice-président de l’USIC, le vice-président du CUC où tu pourrais être chargé
1. de tout ce qui concerne les ingénieurs - tu organiserais selon la meilleure formule leur collaboration à l’œuvre intellectuelle commune.
2. et surtout de toutes les relations internationales, communes à toutes les sections spécialisées." 121

La lettre convainc : à la rentrée universitaire d’octobre 1945 Roger Millot est nommé vice-président du CUC 122 et Michel Charpentier, un avocat alors président de la FFEC, est intégré au bureau. Le Centre en profite pour réorganiser son comité directeur : l’abbé Berrar et Madeleine Leroy demandent à Jean-Baptiste Duroselle de prendre en charge le secrétariat ; il refuse tout en continuant de travailler pour le Centre - il rédige ainsi la majeure partie des textes qui organisent le nouveau fonctionnement 123 . L’abbé Berrar fait alors appel à unancien élève de l’Institut d’études politiques de Paris, André Aumonier, et lui propose de devenir l’administrateur du Centre : André Aumonier est nommé secrétaire général du Centre en septembre 1945 124 .

Dans cette réorganisation prend également place un Comité des Amis institué en novembre 1945. L’ambassadeur, M. de Laboulaye, est nommé président de l’association des Amis dont l’objectif est de parrainer et d’aider financièrement le nouveau foyer. Parmi les premiers souscripteurs se trouvent des hommes d’affaires comme le banquier Étienne Dupont ou l’industriel Louis de Mijolla, des prêtres comme l’abbé Henri Duméry 125 , Germaine Péguy, la fille de Charles Péguy et amie de Madeleine Leroy et des enseignants comme Louis Garrone 126 ou encore Roger Pons pour ne citer que quelques noms connus 127 .

Ce nouveau cadre établi, le CUC accepte de devenir le coordonnateur des divers mouvements de diplômés catholiques français tout en rappelant sa vocation initiale :

‘"Le Centre a un rôle spécifiquement intellectuel, il est un témoignage d’intellectuels et ne doit pas tomber dans la vulgarisation." 128

Le 12 décembre 1945 "institutionnalise" la nouvelle orientation : le Centre universitaire catholique disparaît pour donner naissance au Centre catholique des intellectuels français.

Notes
119.

Comité directeur, 15 octobre 1945, p. 4, carton 36, ARMA.

120.

Voir la thèse que lui a consacrée sa fille, Marie-Hélène Olivier, Roger Millot et les classes moyennes, Dijon, 1995, et tout particulièrement la page 20 du tome 1 et les pages 546-547 du tome 2. Tous mes remerciements vont à Madame Olivier qui m’a largement ouvert les papiers de son père, Roger Millot.

121.

Jean-Baptiste Duroselle à Roger Millot, 8 septembre 1945, 6 p., "Pax Romana X, CCIF 1945-décembre 1948", ARM.

122.

Les deux autres vice-présidents étaient Gabriel Le Bras (né en 1891, professeur de droit canonique à la Faculté de droit et de sociologie religieuse à l’EPHE) et Madeleine Leroy.

123.

Ces différents documents sont appelés les "duroselle". Témoignage de Mgr Berrar à l’auteur.

124.

Voir son autobiographie, Un corsaire de l’Église, Fayard, 1996, p. 53-64.

125.

Né en 1920, l’abbé Duméry, disciple de Maurice Blondel, connaîtra durant la décennie 1950 un procès retentissant avec le Saint-Office à propos de l’analyse qu’il fait des structures projectives de la foi.

126.

Agrégé de philosophie, directeur de la Formation des Jeunes du Secrétariat à la Jeunesse sous le gouvernement de Vichy, nommé directeur de l’École des Roches après la guerre, il succède à son beau-père Georges Bertier. Voir sur ce point Michel Bergès, Vichy contre Mounier , les non-conformistes face aux années 1940, Economica, 1997, p. 100-101.

127.

Carton 33, AICP.

128.

Comité directeur, 15 octobre 1945, p. 2, carton 36, ARMA. Voir en annexe les statuts du Centre catholique des intellectuels français.