b) Centre catholique des intellectuels français ou Centre français des intellectuels catholiques ?

Le changement du terme "universitaire" en celui d’"intellectuel" exprime la volonté d’ouvrir le Centre à tous les travailleurs de l’esprit, comme s’en expliquent les fondateurs :

‘"Il fallait un titre, il fut longuement débattu. On se résigna à prendre celui d’intellectuels qui, si usé et indéterminé qu’il soit, avait le mérite de rappeler une unité de vocation et d’affirmer les responsabilités intellectuelles de la pensée." 129

Les hésitations dans le choix du sigle, après la longue et laborieuse naissance du terme ‘"intellectuel catholique"’ ‘ 130 ’, révèlent la diversité de conception des fondateurs. Pour certains, le terme "intellectuel" est trop marqué par l’affaire Dreyfus et par l’aura que Jean-Paul Sartre vient de lui apporter en soulignant la responsabilité d’engagement nouvellement théorisé dans le premier numéro des Temps modernes 131 . L’intellectuel est alors un homme de gauche 132 . Pour d’autres, au contraire, c’est un terme (et dans ce cas le substantif "intellectuel" est accompagné de son qualificatif "catholique") qui symbolise la réaction et la marginalité d’un catholicisme de l’entre-deux-guerres telle que l’avait incarné la Confédération professionnelle des intellectuels catholiques. En devenant Centre catholique des intellectuels français (et non Centre français des intellectuels catholiques) l’équipe choisit de manifester la couleur confessionnelle, mais dans un esprit d’ouverture et de dialogue puisque c’est l’adjectif "français" qui est utilisé pour caractériser ces intellectuels. D’ailleurs la création du CCIF participe moins du modèle politique de l’engagement tel que Sartre l’a incarné que du modèle pédagogique telle que la revue Économie et Humanisme autour du père Lebret le pratique 133 . Indéniablement, le nouveau titre confirme la volonté des catholiques du "61" de participer pleinement à la vie de leur cité et d’affirmer leur position comme d’autres intellectuels. En ce sens, ils manifestent qu’ils sont à la fois une ‘"sous-catégorie et une espèce rivale des intellectuels"’ ‘ 134 ’ ou, tout au moins, d’une partie d’entre eux. Ils revendiquent également une place beaucoup plus importante que celle que leur avait accordée jusqu’alors le Magistère romain : celle de "théologiens en veston". En 1945 l’intellectuel catholique n’est plus seulement un laïc, philosophe et thomiste. Rome devra désormais compter avec des intellectuels qui se refusent à "faire l’appoint" 135 et qui ambitionnent d’élaborer la pensée catholique.

L’approfondissement doctrinal qui était la pierre angulaire du Centre depuis 1941 devenait une activité parmi d’autres ; les étudiants étaient délaissés ; quant aux universitaires, ils devenaient très minoritaires dans la nouvelle structure. L’héritage du Centre créé par Madeleine Leroy restait cependant vivace.

Notes
129.

Article non daté (mais certainement de 1945) "Exposé sur l’origine du développement des activités du CCIF", p. 1, ARMA.

130.

Voir à ce sujet l’article d’Étienne Fouilloux, ""Intellectuels catholiques" ? Réflexions sur une naissance différée", art.cit., p. 13-24 et celui de Claude Langlois, "La naissance des intellectuels catholiques", art. cit.

131.

Théorisation d’une réalité qui existe depuis plus de dix ans. Voir Jean-François Sirinelli, Histoire culturelle de la France, tome 4, Le temps des masses, le vingtième siècle, sous la direction de Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, Seuil, 1999, p. 214.

132.

Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les intellectuels français, de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, 1986, Armand Colin, coll. "U", p. 147.

133.

"Économie et Humanisme privilégie une forme d’intervention dans les affaires de la cité qui se différencie du modèle sartrien et aronien, refuse les estrades de l’intellectuel engagé et son statut, privilégie la médiation par l’action sociale, l’expertise, la formation". Denis Pelletier, "De l’utopie communautaire au Tiers-mondisme catholique. Le père Lebret et Économie et Humanisme (1941-1966)", dans Cahiers de sociologie économique et culturelle, 17, juin 1992, p. 136.

134.

Jacques Julliard, "Naissance et mort de l’intellectuel catholique", dans Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 13, 1995, p. 5.

135.

Claude Langlois, "La naissance des intellectuels catholiques", art. cit., p. 233.