b) De quelques paradoxes

‘"Le Centre catholique des intellectuels français est un centre où doivent converger les courants de pensée les plus divers et nous savons bien que notre fidélité personnelle à tel ou tel de ces courants entraîne parfois aussi une difficulté de compréhension entre nous.
Il n’est sans doute pas dans le rôle du Centre d’arriver à définir une doctrine commune sur tel ou tel point particulier qui font l’objet de nos recherches, mais de mettre en relation les points de vue les plus divers qui trouveront dans cette confrontation l’enrichissement de positions complémentaires et de perspectives nouvelles. C’est bien d’ailleurs ce qui constitue autant notre raison d’être que notre faiblesse." 147

C’est par ces mots que l’abbé Berrar et André Aumonier invitent en 1950 les membres du comité directeur à participer à une récollection. Ce sera d’ailleurs la seule retraite spirituelle des animateurs du CCIF. Cette lettre souligne la richesse et les limites du nouveau foyer. Sa richesse se trouve dans la diversité des membres qui constituent l’équipe de direction : une diversité de la formation intellectuelle, de la formation spirituelle et des engagements au sein de la cité. Deux tendances s’opposent : un groupe de philosophes et de théologiens formé par l’abbé Berrar, l’abbé Daniel Pézeril et Odette Laffoucrière et un second davantage constitué de juristes et d’ingénieurs avec André Aumonier, Roger Millot ou encore Michel Charpentier. Les différences sont accentuées par les choix politiques faits pendant la guerre. Parmi les membres du premier comité directeur, trois ont participé à l’administration de Vichy : André Aumonier comme directeur de la Maison de jeunes, Jean Aubonnet comme directeur du bureau des études sous la direction de Louis Garrone 148 et Paul Macé comme chargé du service de la formation des jeunes après le départ de Garrone en janvier 1942 149 . Quant à Robert Barrat, il a participé à l’expérience des chantiers de jeunesse 150 . Ni Jean Aubonnet, ni Paul Macé ne jouent de rôle au "61", l’un et l’autre le quittant rapidement ; en revanche, André Aumonier et Robert Barrat ont la fonction de secrétaires du CCIF. Parmi les résistants connus se trouvent Henri Bédarida, Roger Millot 151 et l’abbé Daniel Pézeril. En ces années fortement marquées par la guerre, l’esprit de réconciliation est parfois bien malmené. Les tensions se manifestent régulièrement et d’autant plus vivement lorsque l’équipe s’intéresse aux événements politiques. Ainsi en 1951, lors d’une séance sur "Les chrétiens ont-ils un espoir temporel ?", Louis Salleron, représentant de la droite maurrassienne la plus stricte, condamne-t-il vigoureusement l’épuration. Son texte est soumis à la "censure" du comité directeur : les avis sont partagés, finalement l’équipe décide de corriger le texte en un sens moins véhément 152 . L’orateur, appuyé par Robert Barrat, exige cependant que sa conférence soit retranscrite intégralement 153 . Rien d’étonnant de la part du secrétaire général adjoint qui avait fustigé en 1947, lui aussi, les excès de l’épuration. Finalement le compte rendu est censuré. L’épisode est emblématique des tensions nées de l’épuration. Si le Centre catholique des intellectuels français souhaite suivre la thématique gaullienne de la "réconciliation nationale", il subit les rebondissements de cette question d’autant plus fortement que la droite catholique est alors largement touchée 154 .

Les animateurs se divisent également sur le rôle que doit avoir le christianisme au sein de la société. Certains se situent dans un courant critiquant les insuffisances de l’Action catholique : ils se rapprochent des positions tenues, pour des raisons différentes d’ailleurs, par des revues comme Esprit, Dieu Vivant ou Jeunesse de l’Église 155  ; d’autres continuent de penser que l’Action catholique a encore des potentialités sans pour autant y adhérer pleinement. D’autres enfin, participent à une vision intransigeante où l’idée d’une restauration chrétienne n’a pas disparu et où l’épisode de Vichy constitue une occasion manquée 156 . Mais la diversité du groupe s’oppose à l’assez grande homogénéité du petit noyau dirigeant les activités intellectuelles (le trio Berrar, Leroy, Laffoucrière ; puis Berrar, Leroy, Barrat). Les deux trios successifs développent une attitude libérale, soucieux d’adapter le système catholique à son environnement et aux valeurs du monde moderne 157 . Ce petit noyau peut compter d’ailleurs sur l’appui de la hiérarchie ecclésiastique et tout particulièrement de l’archevêque de Paris, le cardinal Suhard.

Notes
147.

Lettre circulaire d’Émile Berrar et d’André Aumonier, p. 1. Récollection prévue pour octobre 1950, ARMA.

148.

Voir Bernard Comte, Une utopie combattante, les cadres d’Uriage, op. cit. p. 99.

149.

Idem, p. 394.

150.

Sur les degrés d’appartenance au régime de Vichy et sur le détachement progressif voir Bernard Comte, L’honneur et la conscience. Catholiques français en résistance, 1940-1944, Éditions de l’Atelier, 1998, p. 113 et sequentes.

151.

Roger Millot fait partie du groupe de la "rue de Verneuil" avec le père Riquet et Paul Milliez. Bernard Comte, L’honneur et la conscience, op. cit., p. 134.

152.

Comité directeur 1951, ARMA.

153.

Robert Barrat à Jeanne Ancelet-Hustache : "(…) que l’on donne suite à la requête de SALLERON qui est de rétablir sa phrase sur les iniquités de l’épuration, au moment de la correction des épreuves", 24 juin 1951, p. 1,carton 1, ARMA.

154.

Voir sur cette question Pierre Assouline, L’épuration des intellectuels, Bruxelles, Complexe, 1985.

155.

Ce sont les groupes que nomment Yvon Tranvouez dans Catholiques d’abord, op. cit., p. 128-129.

156.

Idem, p. 126.

157.

Jean-Marie Donegani, La liberté de choisir. Pluralisme religieux et pluralisme politique dans le catholicisme contemporain, Presses de la FNSP, 1993, p. 404.