c) L’appui de la hiérarchie

Dès ses origines, le CCIF s’est refusé à être assimilé à un organisme d’Action catholique. Le choix du titre d’assistant ecclésiastique est d’ailleurs symptomatique du lien que l’équipe entend nouer avec la hiérarchie : fidèle à l’autorité ecclésiale, mais sans pour autant lui être unie trop étroitement. Aux origines, l’équipe est cependant soucieuse d’obtenir l’appui des autorités ecclésiales, et en premier lieu, des autorités romaines. L’un des soucis constants de l’abbé Berrar est d’éviter que se creuse un fossé entre les élites intellectuelles laïques et la hiérarchie catholique, phénomène assez courant des années 1940. Il souhaite donc maintenir le lien entre l’Église officielle (hiérarchie, séminaires, instituts catholiques) et les intellectuels. Son premier souci est d’informer l’ambassadeur de France à Rome, le philosophe thomiste Jacques Maritain 158 de l’existence du nouveau foyer. Ce dernier est contacté par un normalien, Yves Lefèvre, résidant à l’École française de Rome 159 qui lui demande de participer au comité d’honneur du CCIF. Le philosophe accepte l’idée d’une présidence d’honneur 160 . Le cardinal Tisserant, conservateur de la Bibliothèque vaticane et membre de l’Académie française est également contacté et accepte de devenir le protecteur du Centre. L’équipe n’attend pas de ce dernier un appui pratique, mais juge important de se mettre sous l’autorité bienveillante de cette personnalité française qui bénéficie d’un certain poids à la Curie 161 . L’abbé Berrar connaît lui-même plusieurs Romains : Mgr Baron, l’ami de Jacques Maritain, recteur de Saint-Louis des Français après le départ de Mgr Flusin ; l’abbé Pierre Veuillot qui, à partir de 1949, occupe un poste de minutante à la section française de la Secrétairerie d’État 162  ; et enfin Mgr Lambruschini, notaire au Saint-Office. Malgré ces quelques appuis, le Centre ne bénéficie pas d’une reconnaissance rapide : si le pape Pie XII accorde sa protection au mouvement Pax Romana 163 en nommant le cardinal Pizzardo, cardinal protecteur du mouvement 164 , c’est seulement en mai 1950, lors de la troisième Semaine des intellectuels catholiques, qu’il fait envoyer un télégramme de bénédiction pour la nouvelle entreprise. L’équipe a donc attendu cinq ans avant d’obtenir la consécration officielle.

Elle trouve, en revanche, auprès de l’archevêque de Paris, le cardinal Suhard un appui bienveillant. Dès la mise en place du CUC, le cardinal Suhard avait suivi avec sympathie le projet de Madeleine Leroy ; il en avait ainsi présidé la séance inaugurale à la rentrée de 1942 165 . L’abbé Berrar jouit de la pleine confiance de l’archevêque de Paris et le tient informé par l’intermédiaire de son ami, l’abbé Bernard Lalande, secrétaire particulier de l’archevêque. Si le cardinal Suhard avait manifesté pendant la guerre un piètre discernement politique et pouvait être défini comme un conservateur 166 , en tant que pasteur il était bien loin d’incarner un quelconque conservatisme, montrant une grande ouverture à l’égard des projets missionnaires les plus divers. Il suit donc avec attention le développement de ce nouveau foyer de réflexion. A la mort de l’archevêque en 1949, le CCIF lui rendra plusieurs hommages en soulignant ses qualités pastorales et spirituelles, se refusant à évoquer les tourments nés de la guerre 167 . Le nouvel archevêque de Paris, Mgr Maurice Feltin 168 , soutiendra tout autant l’équipe, mais son moindre rayonnement et sa moindre influence à Rome ne lui assureront pas toujours un appui suffisant au moment des difficultés.

L’abbé Berrar peut aussi compter de nombreux amis dans les cercles proches de la hiérarchie et dans les milieux intellectuels ecclésiastiques. Il réunit ainsi régulièrement, à son domicile, Joseph Folliet, secrétaire des Semaines sociales 169 , l’abbé Garail, secrétaire du cardinal Saliège de Toulouse 170 , l’abbé Bernard Lalande, Alfred Michelin, directeur de la Bonne Presse, excellent connaisseur des courants romains et le père d’Ouince, directeur des Études 171 , pour débattre de l’actualité religieuse ou laïque 172 . Fort de ces différents appuis et tout particulièrement des amitiés ecclésiastiques d’un petit nombre, l’abbé Berrar et le bureau se lancent dans l’aventure.

La fin des années 1940 sont des années expérimentales où prévalent empirisme et pragmatisme : années exaltantes où l’équipe cherche les moyens de participer à l’élaboration d’un monde nouveau en se lançant dans un double projet : celui de rassembler tous les intellectuels catholiques et celui de continuer la recherche au sein des équipes de travail.

Notes
158.

Nommé le 21 février 1945, il le reste jusqu’en juin 1948.

159.

Yves Lefèvre à André Aumonier, 30 mars 1946, 2 p., carton 46, ARMA.

160.

Cette présidence n’est finalement pas créée.

161.

D’après une fiche rédigée par l’abbé Berrar qui avait établi une liste des personnalités romaines susceptibles d’être intéressées par le CCIF. Sont nommés "Montini, Lefèvre-Ozanam, Tisserand, Maritain, Thary", Note non datée mais de 1946 ou 1947. Chaque personne nommée a reçu la visite de l’assistant ecclésiastique lequel a remis une brochure du Centre et quelques numéros de Travaux et Documents. 2 p. carton 46, ARMA. Voir en annexe la photocopie.

162.

Ancien élève du Séminaire Saint-Sulpice, professeur de philosophie au petit séminaire de Conflans (1942-1949), docteur en théologie et diplômé de l’EPHE, l’abbé Veuillot est envoyé par le nonce Roncalli à Rome. Voir Marc Minier, L’épiscopat français du ralliement à Vatican II, Padoue, 1982, p. 206-207.

163.

Philippe Chenaux fait d’ailleurs remarquer que Pie XII "s’était contenté de nommer un cardinal protecteur en la personne de Mgr Giuseppe Pizzardo, une personnalité conservatrice liée au "Parti romain", Une Europe vaticane ? Entre le plan Marschall et les Traités de Rome, Bruxelles, Éditions Ciaco, 1990, p. 73.

164.

Lettre de remerciement de l’abbé Berrar et d’Henri Bédarida au cardinal Pizzardo, non datée, carton 28, AICP.

165.

Voir le témoignage d’Henri Bédarida, RD, 4-5, mai-août 1949, p. 2.

166.

Bien que souhaitant la libération de la France et ayant en horreur le nazisme, le cardinal Suhard accorde une confiance totale au Maréchal Pétain et condamne toute rébellion contre l’ordre établi. Cette attitude lui sera reprochée après la guerre. Voir Bernard ComteL’honneur et la conscience. Catholiques français en résistance, 1940-1944, op. cit., p. 130-131. Sur le cardinal voir la mise au point de Jean Vinatier, Le cardinal Suhard, l’évêque du renouveau missionnaire, 1874-1949, Le Centurion, 1989, 447 p. et l’article d’Émile Poulat, "L’élan spirituel et apostolique du catholicisme français au lendemain de la guerre", dans Églises et chrétiens dans la IIè guerre mondiale, op. cit., p. 542 et sequentes.

167.

Deux hommages lui sont rendus  : l’un d’Henri Bédarida et le second de l’abbé Berrar. Quelques textes du cardinal sont reproduits au sein de Recherches et Débats : ses discours lors des Semaines des intellectuels catholiques de 1948 et 1949, lors du pèlerinage de Chartres de 1946, et enfin sa réflexion pascale de 1949. RD 3, supplément sciences religieuses, mars-avril 1949, p. 1-24.

168.

Né en 1883, archevêque de Bordeaux de 1935 à 1949, il est ensuite nommé archevêque de Paris, mais ne reçoit le titre de cardinal-prêtre que quatre ans plus tard.

169.

Ce lyonnais est également co-fondateur de La Vie catholique illustrée et collabore à Témoignage chrétien.

170.

Né en 1870, archevêque de Toulouse en 1929, le cardinal Saliège avait été l’un des rares prélats pendant la guerre à dénoncer vigoureusement la politique raciale du gouvernement de Vichy.

171.

Né en 1893, professeur de théologie dogmatique à l’ICP puis directeur des Études à partir de 1935. Il ouvre la revue à des collaborateurs laïcs, oriente la revue dans un sens d’ouverture à la modernité.

172.

Lettre de Mgr Berrar à l’auteur, 25 octobre 1998, p. 1-2.