2. Rassembler tous les intellectuels catholiques : de la province à l’ensemble de la catholicité

a) La mise en place de la Fédération française des diplômés catholiques

La première tâche du nouveau foyer est de pratiquer le regroupement des différentes associations françaises de diplômés. Michel Charpentier prend la direction d’un comité de liaison chargé de procéder au rassemblement. Dès janvier 1946, se placent sous l’égide du Centre : l’Union sociale d’ingénieurs catholiques (USIC), l’Office du Droit, le Centre Laënnec, le Groupe catholique du Palais, le syndicat des écrivains catholiques, l’Union nationale des fonctionnaires catholiques (UNFC), le Groupe catholique des bibliothèques, le Groupe catholique des beaux-arts, l’Association française des pharmaciens catholiques, la Mission universitaire française (MUF) et les Études internationales.

Un accord établi entre le CCIF et chaque groupe prévoit une entraide pour le travail de réflexion et considère le "61" comme le représentant de chacun auprès de Pax Romana à Fribourg 173 . La Paroisse universitaire est également invitée à se placer sous l’égide du Centre. Malgré la demande pressante de Madeleine Leroy, toujours secrétaire générale de la Paroisse, celle-ci s’y refuse. En devenant membre de la fédération, la Paroisse universitaire devenait une "section" alors qu’elle avait été à l’origine du Centre  : les enseignants préfèrent donc ne pas être représentés officiellement parmi les intellectuels catholiques plutôt que de se voir réduits à une branche du CCIF. La secrétaire générale prend acte de la décision (et des tensions qui accompagnent le choix) et donne sa démission du secrétariat de la Paroisse universitaire en avril 1946. Un an après, en juillet 1947, la proposition est pourtant renouvelée … et les mêmes réserves prononcées :

‘"Le CCIF a intérêt à trouver dans la PU les spécialistes dont il a besoin, concours occasionnels sur des problèmes de leur spécialité (…). La PU refuse d’entrer dans le CCIF comme élément constitutif." 174

Les exigences de la Paroisse sont clairement établies : aucun lien institutionnel ne peut exister entre les deux institutions ; le CCIF ne doit pas devenir un organisme religieux (avec messes et retraites), ni établir de groupes en province, ni d’aumôneries locales. Le nouveau Centre doit trouver sa voie en débordant largement le milieu universitaire et en laissant à la Paroisse l’apostolat spirituel parmi les enseignants. Cette nouvelle mise au point souligne combien la naissance du CCIF s’accompagne une fois encore de tensions. C’est seulement progressivement que les liens entre les deux groupes se resserreront.

Un autre foyer est sollicité par l’équipe du "61" pour devenir membre fédéré du CCIF, c’est l’Union catholique des scientifiques français (UCSF), tout nouveau rassemblement de scientifiques catholiques. Pendant la guerre au sein du CUC, des normaliens scientifiques s’étaient retrouvés pour réfléchir aux rapports entre la science et la foi. Le retour à la paix conduit ces jeunes diplômés à approfondir leurs réflexions dans le cadre d’un groupe plus structuré. Mais mal à l’aise avec les philosophes, ils souhaitent se retrouver entre eux pour y réfléchir 175 . A l’origine de leur projet se trouve le refus de tout fidéisme qui sépare radicalement convictions religieuses et activités professionnelles. Le souci de mettre un terme à la coupure entre raison et foi n’était pas nouveau. Dès la fin du XIXè siècle, il y avait eu quelques tentatives pour combler ce fossé avec la création des Congrès scientifiques catholiques autour de Mgr d’Hulst. Ces assemblées avaient cherché à concilier le dépôt de la foi avec l’apport des sciences modernes mais avaient vite été interrompues par Pie X qui craignait une remise en cause de la question biblique 176 . Certes, depuis le début du siècle, les sciences avaient perdu de leur superbe : Sciences et méthodes d’Henri Poincaré ou encore l’œuvre d’Édouard Le Roy avaient remis en question l’intransigeance des sciences 177 . Depuis les années 1920, le discours pontifical s’était assoupli et le pape Pie XI avait quelque peu ouvert les portes en réorganisant, en 1936, l’Académie pontificale des sciences 178 . Certes, il existait bien des groupements de chercheurs catholiques mais ceux-là étaient davantage des lieux de ressourcement spirituel. Il manquait donc toujours un foyer de réflexion. Les anciens "talas" souhaitent donc combler ce vide en mettant en place un organisme capable de témoigner de la compatibilité entre la foi chrétienne et la recherche scientifique. Paul Germain est désigné pour aller exposer aux scientifiques aînés le projet. Il rencontre Louis Leprince-Ringuet alors professeur à Polytechnique et membre de l’Académie des sciences 179 , le jésuite géophysicien Pierre Lejay 180 et Maurice de Broglie, professeur au Collège de France 181 . Le diagnostic prononcé par le jeune scientifique confirme celui du père Lejay qui, revenu en France depuis la mobilisation, souhaite favoriser la création de ponts entre l’Église et la recherche scientifique et mettre ainsi un terme à "l’exil des catholiques" scientifiques 182 . Enthousiaste, le jésuite rédige les statuts de la future union avec Paul Germain et Jean Schiltz. L’Union catholique des scientifiques français est née. Elle se définit comme :

‘"Un centre de rencontres et de recherches pour l’étude des problèmes humains posés par les découvertes et les méthodes scientifiques (permettant) d’assurer à la pensée scientifique la place qui lui revient dans la pensée chrétienne (et de) promouvoir une forme d’humanisme scientifique et chrétien et (de) procurer aux scientifiques chrétiens des moyens d’information et d’expression." 183

L’objectif est triple : il s’agit de faire reconnaître l’authenticité d’une vocation de scientifique catholique, de montrer la qualité et la pertinence des méthodes scientifiques trop souvent suspectées par la hiérarchie catholique et enfin de participer à l’élaboration du savoir théologique. C’est un véritable combat que l’UCSF entend mener : sur le plan intérieur, face à une distance que les scientifiques subissent depuis toujours de la part de leur propre milieu spirituel et sur le plan extérieur à l’égard des savants communistes qui, regroupés autour de la revue La Pensée, manifestent un rationalisme triomphant. Si ce second élément ne prime pas, il n’est pas négligé pour autant comme le confirment les premiers textes de l’Union :

‘"(…) il est important que les conférences et les ouvrages d’inspiration rationaliste ou marxiste soient suivis et analysés par des hommes de science catholiques." 184

Tous les secteurs de la recherche scientifique sont invités : mathématiques, biologie, astronomie, mécanique, géologie, physique ou encore chimie.

Peu de temps après, un comité directeur est constitué 185 . Il réunit un président, Louis Leprince-Ringuet, trois vice-présidents Paul Germain qui reçoit également le titre de secrétaire général, Jean Schiltz et Jacques Polonovski ; quant à Robert Lennuier, il est chargé de la publication du bulletin 186 . Les pères Russo et Dubarle deviennent les aumôniers de la nouvelle Union. Le premier, né en 1909, est membre de la Compagnie de Jésus et ancien élève de Polytechnique dont il est l’aumônier depuis 1945, il est spécialiste de l’histoire et la philosophie des sciences. Le second est dominicain, il est né en 1907 et enseigne à l’Institut catholique de Paris comme spécialiste des questions de philosophie des sciences. L’un et l’autre réfléchissent aux rapports entre sciences et foi : le père Russo par une réflexion historique, le père Dubarle par une réflexion plus philosophique. L’équipe comprend également Guy Lefort 187 , Madeleine Leroy, l’abbé René Lavocat 188 , Fernand Mathis 189 , M. Lucas 190 , M. Peretti della Rocca 191 . Très vite, grâce à la diligence et à l’enthousiasme de Louis Leprince-Ringuet, l’Union rassemble autour d’elle des scientifiques catholiques de réputation internationale : quatorze membres de l’Académie des sciences dont l’abbé Henri Breuil 192 , Maurice de Broglie, Édouard Le Roy, Georges Darrieus 193 et quelque 400 autres membres 194 .

La création du CCIF permet à l’UCSF de s’intégrer à une démarche collective en devenant une union autonome mais associée aux travaux du "61" et pouvant à tout moment s’en détacher 195 . Les premiers contacts entre les deux institutions sont loin d’être faciles, il y a même quelques frictions : l’UCSF se plaint de ne pas être informée, de ne pas être écoutée voire même de ne pas être convoquée aux réunions importantes ! 196 Ces difficultés sont le signe des hésitations du CCIF à s’organiser et à prendre en charge les diverses activités dont il s’est chargé. Peu à peu les relations se stabilisent et c’est durablement que les scientifiques collaborent aux activités du foyer de réflexion. Un bulletin de l’Union, dont le père Russo est pendant presque vingt ans le rédacteur principal, paraît à partir de novembre 1947. Il présente un panorama de l’actualité scientifique, dresse des bibliographies et résume des ouvrages scientifiques de haute valeur. Le bulletin de l’Union est rattaché à la revue du CCIF et devient pendant plus de trente ans un outil de travail pour les chercheurs scientifiques isolés et de plus en plus spécialisés 197 .

Au milieu de l’année 1946, le CCIF a donc regroupé l’ensemble des associations de diplômés catholiques de France. Il participe alors à l’étape suivante qui consiste à mettre en place le rassemblement international des intellectuels catholiques.

Notes
173.

Voir en annexe le projet d’accord entre le CCIF et les associations de diplômés catholiques.

174.

Comité de la Paroisse universitaire, juillet 1947, p. 10. APU.

175.

Les témoignages des scientifiques sont unanimes concernant la perception de "prolétariat intellectuel" pour reprendre une expression utilisée par Paul Germain, en 1973 lors d’un bilan consacré aux origines de l’UCSF, 15 octobre 1973, lettre adressée à René Rémond, p. 1. carton III, "Présidence 1973-1974", ARR.

176.

Voir Francesco Beretta, Monseigneur d’Hulst et la science chrétienne : l’engagement d’un intellectuel, Beauchesne, coll. "Théologie historique", 1996, 512 p. et Georges Minois, L’Église et la science, Fayard, 1991, p. 251-258.

177.

Né en 1870, chrétien et savant, élève et ami de Bergson, il cherche à supprimer tout fidéisme. Son livre Dogme et critique est mis à l’Index. Voir "Édouard Le Roy " dans Catholicisme.

178.

Voir Régis Ladous, Des Nobel au Vatican, la fondation de l’Académie pontificale des sciences, Cerf-histoire, 1994, 221 p.

179.

Voir son propre témoignage sur ce sujet dans Foi de physicien ! Testament d’un scientifique, Fayard, 1996.

180.

Né en 1898, directeur de l’observatoire de Zi-Ka-Wei en Chine pour y faire des travaux sur la variation des longitudes. Il est nommé membre de l’Académie de sciences en 1946.

181.

L’abbé Lavocat insiste davantage sur le rôle de Pierre Lejay : "On peut situer le départ de l’UCSF au jour où le père Lejay a décidé d’agir pour créer cette Union (...). Il faut signaler aussi qu’une enseignante du second degré (…) avait organisé des conférences d’information, d’une part d’étudiants, d’autre part d’enseignants scientifiques, à la libération, tout le monde a voulu se réorganiser". Témoignage recueilli par Michel Denizot et retranscrit dans "L’Union catholique des scientifiques français : recherche sur la recherche pendant quarante ans" dans Bulletin de l’Académie des sciences et lettres de Montpellier, 1991, p. 279.

182.

Allocution du père d’Ouince, prononcée le 18 octobre 1958, p. 2-3, Papiers Pierre Lejay, "Notice nécrologique", 1 b, AFSJ.

183.

Statuts de l’UCSF, 1945, p. 1, carton 56, ARMA. Voir en annexe les statuts de la nouvelle Union.

184.

"L’action de l’Union catholique des scientifiques français", p. 1, ALLR.

185.

D’après "Organisation provisoire de l’UCSF" du comité directeur, 1947 ou 1948, p. 3, ALLR.

186.

Assistant à la faculté des Sciences de Paris.

187.

Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm (promotion1939).

188.

Ancien aumônier d’un groupe d’étudiants scientifiques, assistant au laboratoire de paléontologie.

189.

Ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm.

190.

Assistant à la Faculté des Sciences de Paris.

191.

Ingénieur des Manufactures de l’État.

192.

Ce spécialiste de préhistoire est membre de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres et professeur au Collège de France.

193.

Membre de l’Académie des Sciences, ingénieur en chef à la Compagnie électromécanique.

194.

"L’Union catholique des scientifiques français", 3 p., 1947 ou 1948, ALLP.

195.

Statuts de l’UCSF, article 2, p. 1, carton 56, ARMA.

196.

Griefs qu’adresse Paul Germain à André Aumonier, lettre non datée mais certainement d’octobre 1950, 2 p., ARMA.

197.

Voir sur ce bulletin la première analyse qui en a été faite par Michel Denizot, article cité.