3. Rester un laboratoire de recherche : au-delà de l’horizon existentialiste

a) Une démarche apologétique ?

Si l’équipe du "61" est convaincue de la nécessité de participer à l’élaboration d’une pensée chrétienne, des hésitations persistent quant à la manière de la concevoir et de la présenter. A ses origines, le Centre manifeste un certain esprit apologétique et défensif comme le souligne la brochure de présentation adressée à l’archevêque de Paris en 1946 :

‘"En face des grands courants de la pensée contemporaine et en particulier du matérialisme marxiste, la pensée chrétienne a besoin de s’affirmer en un langage moderne et de se faire concrète. Encore faut-il pour cela qu’il existe effectivement entre tous les intellectuels catholiques un échange substantiel de pensée, de culture, de travaux." 215

Les premières années voient donc le CCIF s’inscrire dans un mouvement intransigeant où l’ennemi est déterminé. Évoquant les chrétiens progressistes, lors d’une réunion des Amis du CCIF à l’archevêché de Paris, Étienne Gilson déclare ainsi : ‘"Ils ont séduit quelques esprits ; il ne faut pas que cette gangrène gagne du terrain, là encore nous devons donner le ton"’ ‘ 216 ’ ‘.’ Si le parti communiste n’est pas le ‘"parti des intellectuels"’ ‘ 217 ’, il n’en reste pas moins qu’en ces années d’après-guerre, il jouit d’une position influente sur la scène française : du point de vue strictement politique par sa participation au gouvernement jusqu’en 1947, et du point de vue culturel. Le "Parti des fusillés" séduit les étudiants 218 et trouve un large écho auprès de nombreux catholiques comme ceux de la revue Jeunesse de l’Église ou ceux de la revue Esprit qui elle aussi, quoique de manière différente, ne conçoit pas un avenir sans un travail commun avec les communistes 219 . Le CCIF conscient de l’attirance des catholiques vers ce parti propose une alternative :

‘"(…) prouver que l’intelligence n’est pas seulement à l’extrême-gauche et donner à cette pensée, une fois dégagée, les moyens de diffusion indispensable." 220

L’équipe entend construire un humanisme chrétien permettant de donner réponse à toutes les questions en habillant ‘"la pensée catholique d’un costume moderne"’ ‘ 221 ’. Le CCIF se conçoit donc d’abord, comme le diffuseur d’une culture de résistance face au marxisme. L’idée de rivaliser avec les universités d’État est en outre inscrite au programme dès les origines puisque comme le souligne lui-même Jean-Baptiste Duroselle à Roger Millot :

‘"Cela aurait une grande importance sur le plan national qu’il existe une centrale intellectuelle catholique apte à rivaliser, et même à dépasser largement l’Université nouvelle." 222

Pour établir cette pensée catholique cohérente, les animateurs multiplient les équipes de recherche censées constituer la fameuse synthèse.

Notes
215.

Henri Bédarida au père Vieillard, secrétaire de l’archevêque de Paris, 20 février 1946, p. 1, carton 28, AICP.

216.

Conférence du 17 février 1949, p. 2, ARMA.

217.

Depuis les travaux de Jeannine Verdès-Leroux, Le réveil des somnambules, le parti communiste. les intellectuels et la culture (1956-1985), Fayard- Minuit, 1987, 491 p.

218.

Voir Jean-François Sirinelli, "Les Normaliens de la rue d’Ulm après 1945 : une génération communiste ?", dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, 4, octobre-décembre 1986, p. 569-588.

219.

Voir Michel Winock, "Esprit", des intellectuels dans la cité, 1930-1950, op. cit..

220.

Comité directeur, 13 février 1946, p. 1, carton 36, ARMA.

221.

Texte sans titre, non daté mais certainement de 1946, p. 1, ARMA.

222.

Jean-Baptiste Duroselle à Roger Millot, 8 septembre 1945, p. 3, "Pax Romana X", ARM.