c) De la synthèse chrétienne à une théologie renouvelée

En avril 1947, le cardinal Suhard fait publier sa lettre de Carême, Essor ou déclin de l’Église, dans laquelle il souligne le rôle que doivent jouer les intellectuels catholiques au sein de l’Église. Il les invite à se rassembler pour approfondir les questions que pose la culture moderne et insiste sur l’importance à accorder à la recherche intellectuelle menée par des laïcs. Cette lettre pastorale légitime de fait l’action du CCIF en reprenant une partie de ses principes : ouverture sur le monde dans une fidélité à l’Église‘, "synthèse catholique qui doit concilier tradition et progrès, transcendance et incarnation"’ ‘ 265 ’ ‘.’ Rien de surprenant puisque l’abbé Berrar et le père d’Ouince en avaient été les principaux "rédacteurs" 266 .

Une autre affaire confirme l’analyse : en novembre 1947, le père Congar se plaint d’être l’objet de certaines rumeurs :

‘"L’abbé Berrar m’a dit (22. XI) que le Cardinal lui avait dit que certains trouvaient qu’il invitait trop, au CCIF, des gens un peu suspects : les pères Daniélou, Fessard, Chenu, Féret et Congar (je n’y parle jamais !!! 267 ) ; Le cardinal a ajouté : je veux bien couvrir certaines choses, mais seulement jusqu’à un certain point …" 268

Un autre document donne une version différente de l’affaire :

‘" (…) celui-ci aurait dit plutôt qu’il était tout prêt à nous défendre, mais qu’il ne le pouvait contre les autorités mêmes de l’Ordre" 269 .’

Le père Chenu dans une autre lettre adressée au père Congar s’explique davantage :

‘"C’est au cours du différend un peu pénible entre l’Archevêché et Saint-Jacques, au sujet du projet de Saint-Séverin. En somme l’archevêché ne voulait pas donner Saint-Séverin (c’est son droit) ; mais, dans l’amertume des conversations, tel mandataire de l’archevêque a couvert ce refus de motifs empruntés fort extrinsèquement à la conjoncture. Aussi, à la question assez dure du P. Prieur : "Pourquoi nous manifestez-vous défiance et opposition ?", on répondit de façon sommaire : Affaire Bruckberger à la Libération, gêne à faire parler les P. P. Congar et Féret au CCIF etc." 270

Peu importe pour l’histoire du CCIF, l’un ou l’autre versant de l’affaire, l’épisode n’en est pas moins emblématique : il souligne que, dès ses origines, le CCIF est perçu comme un espace où dialoguent des théologiens soucieux de renouveler le discours sur la foi par un contact assidu de la modernité. Ce que confirme une correspondance échangée entre le père Féret, un dominicain, enseignant à l’Institut catholique de Paris et l’abbé Berrar :

‘"Sincèrement désireux de ne pas compromettre davantage le CCIF, je m’abstiendrai très volontiers, si vous le désirez, d’y paraître désormais." ’

Cette lettre a été écrite après l’intervention du père Féret au premier débat public instauré par le CCIF, le 25 novembre 1947, sur "Le christianisme, religion historique", qui rassemblait les pères Chenu, Daniélou, Féret, Fessard, le philosophe Jean Hyppolite et l’historien Henri-Irénée Marrou. Peu de temps après, l’abbé Berrar envoie au père Féret une lettre qui rend compte de l’enjeu d’un tel dialogue philosophique :

‘"Il est bon que le père Congar vous ait dit les assauts dont on pourrait être victime. (…) Son Éminence m’avait convoqué non pas pour faire un rappel à l’ordre, mais simplement pour me mettre en garde contre des attaques dont nous avons déjà été victimes. Certains cercles ne nous pardonnent pas des passages qu’ils jugent trop précis de la lettre pastorale …la mise en garde portait donc sur ces attaques et non pas leur contenu. Le Cardinal ne m’a manifesté aucune réserve à votre égard, ou à celle du père Congar ou du père Daniélou. Il m’a simplement demandé de ne pas faire étalage trop provocant de sujets qui sont mal vus de ces cercles dont la spécialité est l’intrigue et la dénonciation. Nous avons donc toute licence de continuer ces rencontres, sur invitation. Et son Éminence comprend très bien que le seul travail possible ne puisse se faire qu’en liaison avec les rares théologiens qui pensent." 271

Toutes ces difficultés proviennent des tensions nées de la Lettre de carême de 1947 dans laquelle l’archevêque de Paris insistait sur l’importance d’une recherche théologique en dialogue avec son temps. Cette lettre provoque une crise entre deux courants théologiques français (les mêmes protagonistes se retrouveront d’ailleurs trois ans plus tard lors de la querelle sur la nouvelle théologie) : ceux qui poursuivent la ligne tracée par les pères de Montcheuil, Teilhard de Chardin, Daniélou, Congar ou Chenu et ceux qui prolongent les travaux des pères Garrigou-Lagrange et Guérard des Lauriers ou (plus marqué) du chanoine Lusseau et dont La pensée catholique ou encore L’homme nouveau sont parfois les caisses de résonance. Dans cette affaire, les Études et le CCIF se trouvent alors en première ligne, car l’une et l’autre travaillent à l’ouverture du catholicisme 272 .

Si les déterminations apologétiques avaient marqué les orientations des premiers comités directeurs, le CCIF dans sa pratique s’est donc toujours situé, dès ses origines, loin de toute vision intransigeante 273 . Son souci correspond davantage à une vision intégraliste selon laquelle le catholicisme doit ‘"répondre à la totalité des questions humaines"’ ‘ 274 ’, mais dans une conception ouverte qui ne refuse pas certains éléments du monde moderne. Si les tentatives pour organiser une pensée catholique cohérente face à la pensée marxiste restent réelles, celles-ci, très vite, se constituent dans un esprit de dialogue avec les non-catholiques. C’est en 1949 que le comité directeur formalise cette orientation en soulignant les ambiguïtés de la synthèse catholique et en insistant sur la valeur du dialogue : dialogue entre catholiques de tendances différentes 275 , dialogue entre chrétiens et, enfin, dialogue entre croyants et non-croyants. Les croyants doivent travailler au contact de ceux qui cherchent ‘"pour retrouver les valeurs communes entre croyants et incroyants"’ ‘ 276 ’. Comme le rappelle Pierre Joulia, un membre fidèle de la section de théologie :

‘"Dans nos réunions se rencontrent des croyants et des incroyants, des chrétiens de diverses familles, et aussi des catholiques et des théologiens de philosophie et de traditions doctrinales différentes en se souvenant qu’il y a beaucoup de demeures dans la maison du Père." 277

Cependant, malgré l’indéniable nouveauté et la valeur de ces travaux, le CCIF est confronté à des difficultés : les équipes de recherche rassemblent rarement plus d’une vingtaine de personnes et le recrutement reste universitaire et ecclésiastique. Les sections accomplissent un travail trop modeste qui se résume la plupart du temps en l’organisation de conférences suivies parfois d’un débat. Seuls les travaux de la section théologique sont complets et fournis. Cependant l’importance accordée à cette section par la petite équipe des animateurs mécontente les autres sections qui se trouvent délaissées : ‘"(…)  on a discuté un plan merveilleux sans doute pour les philosophes et les théologiens mais les autres sections ? Que feront-elles ?"’, demande ainsi Paul Germain, le secrétaire de l’UCSF, à André Aumonier 278 .

De la même manière, la revue n’obtient pas le succès escompté : Travaux et Documents avait pour objectif d’être la caisse de résonance des recherches entreprises par les intellectuels de Paris et de province, elle n’est que le reflet de ce qui se vit rue Madame et tout particulièrement des cours donnés et du travail des équipes de recherche. D’avril 1945, date de sa création, à juin 1947, mois de sa disparition, neuf numéros sont offerts au public.

La revue consacre plus du tiers (37%) de ses articles à la réflexion théologique et philosophique reprenant les cours donnés au Centre : ceux du père de Montcheuil 279 , ceux de l’abbé André Brien 280 , ceux de l’abbé Eugène Joly, polytechnicien et aumônier de la Cité universitaire depuis 1945  281 ou encore ceux du jésuite André Desqueyrat, professeur à l’Institut catholique de Paris, spécialiste des questions sociales et membre de l’Action populaire 282 . Quelques articles de fond sont rédigés par l’abbé Brien sur l’existentialisme chez Soren Kierkegaard et chez Jean-Paul Sartre 283 ou encore sur Max Scheler 284 . Paradoxalement, l’éducation est le deuxième secteur privilégié avec 18% des articles, signe de l’importance des enseignants au sein du CCIF et tout particulièrement des instituteurs. Les sujets présentés s’organisent selon deux axes : une réflexion sur la formation pédagogique et sur les réformes de l’enseignement 285 , une deuxième plus pratique sur l’éducation où se trouvent des exemples de cours d’instruction primaire, telles ces ‘"Leçons de morale et de français à l’école primaire, expérience d’une classe de village" !’ ‘ 286 ’ Les sciences occupent également une bonne place (11%) : les sujets sont proposés par le Groupe catholique des travailleurs de laboratoire et par l’UCSF. Ils sont centrés sur les questions de l’origine de la vie et de l’évolutionnisme 287 , sur le temps 288 ou encore sur des travaux scientifiques estimés importants 289 . Une part non négligeable est consacrée à la vie internationale, signe tangible de la mise en place progressive d’un mouvement fédérateur. Chaque numéro propose une page à méditer : saint Matthieu, saint Augustin, saint Jean de la Croix, saint Bernard côtoient quatre grands contemporains : Georges Bernanos, Paul Claudel, Jacques Maritain et Charles Péguy 290 .

La multiplicité des auteurs (43 auteurs dont 75% ne participent qu’une fois) et leur anonymat dans la plupart des cas, montrent le caractère hétérogène et modeste de la revue. En 1946, il semble que seulement 147 personnes soient abonnées à la revue et 204 aux Fiches d’information 291 . La maigreur du lectorat rend la situation financière fortement instable. La revue montre les nombreuses limites de la transformation du Centre universitaire catholique en Centre catholique des intellectuels français. Alors que depuis 1944, l’équipe de direction avait souhaité se séparer de la Paroisse universitaire une part encore importante est donnée à l’enseignement et tout spécialement à la branche primaire. Dès 1947, des difficultés financières 292 obligent le comité de rédaction à revoir le principe de la revue et ce malgré le projet de remaniement de janvier 1947 que Pierre Goursat est chargé de réaliser. Ce projet est finalement abandonné avant même d’être appliqué et, en mai 1947, certains membres de l’équipe proposent de saborder la revue. Le projet est mis à exécution un an plus tard en décembre 1948 293 . Cet échec manifeste les difficultés du Centre à se faire connaître et reconnaître : en 1947, le CCIF n’a pas trouvé une position stable et influente sur la scène parisienne.

Il lui faut donc renouveler (une fois encore !) les activités et les outils. En trois ans, le CCIF trouvera de nouvelles formules de travail qui lui apporteront (enfin) la reconnaissance et la notoriété pour plus de trente ans.

Notes
265.

Emmanuel Suhard, Essor ou déclin de l’Église, lettre pastorale, carême 1947, Paris, Livre de Vie, 1962, p. 151-152. Voir les explications d’Adrien Dansette sur cette lettre pastorale, Destin du catholicisme français( 1926-1956), Flammarion, 1957, p. 135.

266.

"Il me tarde à vous dire ma profonde gratitude (…). Il en est un surtout sur lequel se reporte spécialement ma pensée : je veux dire la part que vous avez prise ces derniers temps à la composition de ma "Pastorale de Carême" grâce à une précieuse documentation et les conseils que vous avez donnés", Emmanuel Suhard, 21 avril 1947, p. 1, AEBE.

267.

Le père Congar a cependant donné plusieurs cours en 1945-1946, sur "Le Corps mystique" en co-enseignement avec le père Jean Daniélou.

268.

Note manuscrite, novembre 1947, Papiers Congar, ADF.

269.

Lettre du père Féret au Provincial, le père Avril, 27 novembre 1947, copie, ADF.

270.

Père Chenu au père Congar, 4 décembre 1947, Papiers Congar, ADF.

271.

Abbé Berrar au père Féret, 8 décembre 1947, p.1-2, Papiers Féret, ADF.

272.

Le père d’Ouince d’ailleurs se plaint lors de son compte rendu aux pères provinciaux des attaques que subissent les Études. 25 mai 1947, p. 2, "Études, Paris 1945-1947", AFSJ.

273.

Selon Jean-Marie Donegani : l’intransigeantisme "désigne l’attitude de refus total que la pensée catholique a exprimé envers les principes et les valeurs au fondement du monde moderne" dans La liberté de choisir. Pluralisme religieux et pluralisme politique dans le catholicisme contemporain, op. cit., p. 173.

274.

Idem.

275.

Comité directeur, 25 juin 1949, p. 1, ARMA.

276.

Comité directeur, 30 juillet 1949, p. 4, ARMA.

277.

Pierre Joulia, RD 1, novembre-décembre 1948, p. 2

278.

Paul Germain à André Aumonier, 1950, p. 2.

279.

Quatre textes posthumes sont publiés et un témoignage.

280.

Cours sur la liberté et le dogme.

281.

Voir l’ouvrage de Solange de Baecque V atican II, une espérance neuve : un précurseur et témoin le Père Joly, Le Cerf, 1996, 334 p.

282.

Cours sur la doctrine sociale de l’Église.

283.

TD 9, mai-juin 1947, p. 21-32.

284.

L. P. (non identifié), "Valeur et liberté chez Max Scheler" dans TD 8, février-mars 1947, p. 29-37.

285.

Ainsi l’article de Micheline Lechat, "A propos des sixièmes nouvelles" dans TD 4, décembre 1945, p. 1-6.

286.

TD 1, avril 1945 ; TD 2, mai 1945 et TD 3, juillet 1945.

287.

Henriette Alimen critique un ouvrage sur l’évolution régressive. TD 3, juillet 1945, p. 1-6.

288.

Louis Lavelle, "Conscience du temps" dans TD 7, octobre 1946, p. 41-51. Paul Chauchard, "Aspects physiologiques du temps" dans TD 8, février-mars 1947, p. 43-54. Le père Réginald Omez, "Le temps au point de vue métaphysique et théologique", TD 9, mai-juin 1947, p. 51-56.

289.

Travaux de Daujat sur l’intelligibilité en physique par exemple dont le compte rendu est fait par le père Russo dans TD 9, mai-juin 1947, p. 63-64.

290.

Paul Claudel et Charles Péguy sont cités deux fois, les deux autres une seule fois.

291.

Certains d’ailleurs s’étaient abonnés à ces fiches en croyant qu’elles étaient produites par la Paroisse universitaire !

292.

Passif de 270.000 francs en mai 1947, comité de rédaction, 8 mai 1947, p. 1, carton 13 (III), AICP.

293.

Rapport moral du secrétaire général à l’assemblée générale, 1947, p. 1.