Les cours, qui étaient l’activité principale en 1945, avaient été peu à peu délaissés sans pour autant disparaître. Ils avaient été conçus en priorité pour les étudiants parisiens qui progressivement s’étaient rassemblés au sein du Centre Richelieu. Parmi les activités que proposait l’abbé Charles, se trouvait une formation théologique et spirituelle de qualité. En décidant la suppression des cours à l’automne 1947, le CCIF ne fait qu’entériner avec retard sa transformation en centre de recherche pour diplômés 294 . Il se lance alors dans l’organisation de débats en donnant à des spécialistes des moyens de se rencontrer pour discuter de sujets pointus, tout en proposant des débats de haute vulgarisation pour un public plus large. Le 25 novembre 1947, Jean Hyppolite, Henri-Irénée Marrou, et les pères Chenu, Daniélou, Féret et Fessard inaugurent la formule en confrontant leurs opinions sur ‘"Le christianisme, religion historique"’ ‘ 295 ’. Ce débat est le premier d’une très longue liste puisque le CCIF proposera, de novembre à mai, deux à trois débats hebdomadaires, et ce pendant plus de trente ans.
Ces débats vont être essentiels pour le développement du CCIF : ils lui permettent de se faire connaître sur la scène parisienne grâce à un affichage des activités dans la plupart des paroisses de Paris et par une annonce hebdomadaire dans les principaux journaux nationaux 296 . L’invitation de nombreux orateurs (presque 3000 en trente ans ! 297 ) conduit à établir un fichier de conférenciers qui est réutilisé pour des contributions dans la revue. Le CCIF officialise surtout sa démarche intellectuelle : le dialogue avec les autres chrétiens et avec les non-croyants. Il expérimente ainsi ce qui va devenir sa méthode de travail : originale sur le plan catholique puisqu’il est l’un des seuls foyers confessionnels à pratiquer le dialogue de cette manière et tout aussi originale sur la scène profane. Le cas de l’éphémère revue Dieu Vivant cherche elle aussi ce dialogue entre croyants et non-croyants mais elle s’inscrit dans un strict cadre eschatologique qui est assez éloigné de l’esprit du CCIF soucieux davantage d’embrasser l’ensemble des courants catholiques. La revue Esprit, quant à elle, s’inscrit davantage sur le terrain non confessionnel. Si la plupart des animateurs sont catholiques, ils se refusent à faire de leur revue un organe catholique affirmant leur indépendance et leur laïcité 298 . Ils œuvrent d’ailleurs davantage sur le terrain politique et social.
Tous les mercredis, autour d’un repas, le bureau se réunit pour proposer des sujets, établir les axes de travail ou encore dresser la liste des intervenants. Une fois le débat défini, les secrétaires généraux adjoints (d’abord Jean Meyriat puis Odette Laffoucrière et Robert Barrat) envoient des lettres d’invitations. En fonction de la personnalité, l’équipe présente plus ou moins précisément l’enjeu du débat et les attentes :
‘"C’est à Baboulène que nous demanderions de faire un tableau des difficultés actuelles. Il s’interrogerait devant nous sur les devoirs du chrétien, ami de la paix, dans une conjoncture aussi embrouillée que la conjoncture présente. Il contribuerait à donner mauvaise conscience à ses auditeurs, en leur montrant que les choses ne sont pas si simples, que malgré son complexe d’innocence, l’Amérique, a sa part de responsabilité dans les tensions actuelle et ... que faire ? Il conclurait par des interrogations. Le père Fessard rappellera les thèmes essentiels de Pax Nostra (…) il démolira certaines illusions pacifistes, l’objection de conscience, touchera un mot de la guerre juste et finalement (…) esquissera les grandes lignes d’un travail possible : il faut que le catholicisme travaille désormais à un plan collectif, essaie de christianiser les structures, les institutions juridiques …Une bonne partie de ce qui s’est pensé au CCIF est née autour d’une table, car une semaine avant chaque débat et le soir même du débat, l’équipe invitait à dîner les orateurs. Au fil du temps, le "61" devient un espace de sociabilité essentiel du milieu parisien : une sociabilité comparable à la "sociabilité de bistrot" du comité de lecture du Seuil 300 , ouverte et variée, où une très grande partie des intellectuels qui ont joué un rôle dans la pensée française - pas seulement la pensée chrétienne - sont venus. Raymond Aron, l’un des agnostiques les plus sollicités a fait de ces repas une description significative :
‘"J’éprouve, en commençant, un certain embarras, car je ne suis pas d’accord avec Marrou sur un fait historique. Il vous a dit que nous n’étions pas de ceux qui répètent une leçon apprise et que nous allions improviser devant vous un débat. Il a raison, mais, tout de même, nous avons déjeuné ensemble et discuté avec passion des problèmes qui doivent nous occuper ce soir." 301 ’"Discuté avec passion" précise Raymond Aron : c’est peut-être là une des plus belles originalités du CCIF. Pendant plus de trente ans, grâce à ces repas préparatoires, se sont retrouvées des personnes dont les lignes de pensée étaient parfois bien éloignées les unes des autres. Au-delà de la dimension interdisciplinaire assez peu usitée à l’époque, et dont le CCIF a fait l’une de ses spécificités, il s’y trouvait la convivialité et le respect 302 .
Un an plus tard, à la fin de l’année 1948, le bureau décide de transformer la revue Travaux et Documents en une nouvelle intitulée Recherches et Débats. Cette publication est accompagnée de six suppléments qui correspondent aux différentes sections. Chaque supplément : "philosophique", "sciences de l’homme", "historique", "littéraire", "sciences religieuses", "scientifique" (ce dernier correspond au bulletin de l’UCSF) doit présenter seize pages de compte rendus de débats et de travaux de membres des sections. Comme le révèle le titre, l’esprit a quelque peu changé : l’instrument de travail qui devait regrouper les travaux d’intellectuels catholiques de toute la France et devait présenter les principaux cours donnés par le Centre devient une revue de type produit fini pour public averti et cultivé. L’équipe souhaite désormais présenter les diverses tendances de la pensée catholique et contribuer ainsi à la diffusion d’un humanisme chrétien ouvert aux questions de la modernité. En réalité ce projet ambitieux reste lettre morte, car la nouvelle revue se situe dans la stricte continuité de la précédente. La majeure partie des pages reste consacrée à la retranscription des débats ou présente les derniers échos de la vie internationale catholique 303 . C’est seulement à partir de 1950 que les débats laissent davantage place à des articles spécialement composés par des personnalités catholiques importantes, comme les philosophes Jean Guitton 304 et Gabriel Marcel 305 , ou encore le père Daniélou qui aborde "La mort, condition de la résurrection d’après les Pères de l’Église " 306 et le père Rondet, du scolasticat de Fourvière, qui propose un article sur ‘"La liberté et la grâce selon saint Augustin"’ ‘ 307 ’ ‘. ’
En deux ans l’équipe avait affirmé ses nouveaux choix et trouvé les bonnes formules. À l’occasion de ce redéploiement, le CCIF s’interroge alors sur une délocalisation des débats dans un espace plus visible.
Comité directeur, 16 septembre 1951, p. 6, ARMA.
La transcription est conservée rue Madame, carton 42, ARMA.
L’équipe fait parfois annoncer ses débats dans les amphithéâtres d’agrégatifs ou envoie des invitations privées aux personnes importantes du milieu. Ainsi en 1951 pour la conférence d’Alphonse de Waelhens sur la phénoménologie, le philosophe Maurice Merleau-Ponty est-il invité.
L’ensemble des intellectuels sollicités par le CCIF a été rassemblé par l’auteur dans un tableau. Voir annexe.
Voir le travail de Michel Winock, op. cit. et l’article d’Antoine Prost, "Changer le siècle", dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, septembre 1998, p. 20-22.
Robert Barrat à Joseph Folliet, 20 mars 1951, p. 1, ARMA. Voir un autre exemple en annexe : Robert Barrat à André Latreille, 23 avril 1951.
Rémi Rieffel utilise ce terme pour évoquer les rencontres des membres du comité de lecture du Seuil sous la Vè République, voir La tribu des clercs, op. cit., p. 484.
"L’histoire : connaissance ou mystère ?", dans RD 15, mai 1956, p. 157-176. Avec Jean Hyppolite, Henri-Irénée Marrou et Marcel Reinhard.
Voir en annexe un exemple de débat : "Le sentiment comme voie d’accès au réel", retranscrit dans Recherches et Débats 2, supplément philosophique.
Voir infra.
Réflexions sur la mort, RD 10, juin-juillet 1950, p. 22-23.
Réflexion marcellienne sur "Le théâtre de l’âme en exil", RD 10, juin- juillet 1950, p. 7-14.
Idem, p. 24-31.
RD 9, avril-mai 1950, p. 2-12. Il y souligne l’apport essentiel de la pensée de saint Augustin dans l’histoire de la théologie de la grâce.