b) Constituer une paroisse intellectuelle : l’expérience de Saint-Séverin

C’est principalement à l’abbé Daniel Pézeril que revient l’idée d’étendre le rayonnement du CCIF en déplaçant les activités dans un endroit symbolique. Il s’intéresse alors à la paroisse Saint-Séverin située au cœur du Quartier Latin et dont la cure est vacante 308 . Au cœur de cette réflexion, se trouve une interrogation sur l’identité de l’intellectuel catholique perçu d’abord comme un croyant. L’intellectuel doit donc pouvoir trouver un lieu de restructuration spirituelle, puis une fois "restauré", il peut être envoyé en mission parmi le milieu universitaire et étudiant. Saint-Séverin apparaît donc comme l’endroit idéal pour créer cette communauté d’intellectuels catholiques. Pour consolider le projet, l’équipe encourage la création d’une communauté sacerdotale chargée de rendre témoignage et d’évangéliser les intellectuels. La nouvelle paroisse est pensée à la fois comme "espace de récupération spirituelle" et "lieu du savoir" où s’organiseraient débats et conférences. Différentes personnes sont pressenties pour former cette communauté : les abbés Berrar, Brien, Connan 309 , Pézeril et de Vaumas. La fonction d’aumônier général des étudiants que détient l’abbé Berrar se trouve, dans ce nouveau contexte, réaffirmée 310 .

Ce projet comporte de nombreux enjeux : il vise à donner une dimension paroissiale à un groupe de réflexion intellectuelle et envisage le développement de l’apostolat des intellectuels et des étudiants sous la seule autorité diocésaine. Or, jusqu’alors, les étudiants étaient encadrés par différentes congrégations : traditionnellement les jésuites géraient les médecins et les grandes écoles ; les dominicains s’occupaient des juristes. Grâce à ce projet, l’épiscopat pouvait ainsi espérer récupérer les jeunes intellectuels qui se destinaient à la vie ecclésiastique et qui préféraient jusqu’alors la filière des réguliers 311 . Le projet que met en place l’équipe du "61" s’inscrit, en partie, dans le contexte de tensions qui existent pendant cette période entre les dominicains notamment et l’épiscopat 312 .

Le projet conduit également le Centre Richelieu à redéfinir ses objectifs : une partie des activités organisées par l’abbé Charles tels que les cours de formation théologique ou encore la vie spirituelle pouvant être pris en charge par la nouvelle communauté. Le projet concurrence également la Paroisse universitaire en redonnant au CCIF une dimension spirituelle.

Malgré toutes les difficultés et les tensions qu’un tel projet pouvait susciter, l’équipe se lance dans l’aventure à la rentrée universitaire de 1947. La première étape consiste à faire accepter par Rome la transformation du statut de la paroisse Saint-Séverin en demandant la création d’un supérieur canonique et d’un vicaire-curé. Pour ne pas laisser la cure vacante, l’abbé Connan est nommé curé, l’abbé Pézeril, supérieur de la communauté. Ils sont entourés de l’abbé Starcky 313 , l’abbé Massin 314 , l’abbé Berhaut et l’abbé Ponsar 315 . Le curé et les vicaires sont chargés de la paroisse et les aumôniers universitaires, des étudiants ; quant à l’abbé Pézeril, il organise les débats du CCIF au cloître Saint-Séverin aidé d’Odette Laffoucrière. Durant l’année 1948, le projet est précisé : le CCIF devient dans ce nouveau projet une simple pièce dans un ensemble beaucoup plus vaste.

Cependant, si en 1947 80% des débats du CCIF ont lieu au cloître Saint-Séverin, seulement 50% s’y déroulent en 1949. En février 1951, la dernière conférence y est prononcée 316 . Cet échec résulte de deux causes : d’une part, l’attente prolongée de l’indult : lorsque Rome accorde la transformation de la cure individuelle en cure collective, l’abbé Connan est invité à se mettre sous l’autorité du supérieur de la communauté, l’abbé Pézeril et la réorganisation ne se fait pas sans tensions. D’autre part, l’incompréhension de plus en plus forte des aumôniers d’étudiants à l’égard du projet :

‘"Le projet n’a pas trouvé grande sympathie près de MM. les aumôniers d’étudiants. Ils l’ont interprété abusivement comme une tentative de mainmise sur leur groupe et y voient la possibilité d’une concurrence, source de conflits. M. l’abbé Charles verrait d’un très mauvais œil un centre intellectuel et spirituel qui se développerait à quelques centaines de mètres du Centre Richelieu en plein développement." 317

Devant une telle levée de boucliers, le CCIF abandonne donc le projet : seuls l’abbé Pézeril et Odette Laffoucrière quittent définitivement le "61" pour Saint-Séverin, le reste de l’équipe se maintenant rue Madame. La nouvelle structure ne tiendra pas longtemps : l’affaire Massin, puis des dissensions entre l’abbé Connan et l’abbé Pézeril se développent rapidement. L’archevêque de Paris, Mgr Feltin accorde sa préférence à l’abbé Connan : l’abbé Pézeril quitte alors Saint-Séverin pour la cure de Saint-François d’Assise en 1952.

L’échec de Saint-Séverin constitue en quelque sorte l’épilogue de la relation du CCIF avec les étudiants. Pour des raisons finalement extérieures au CCIF l’échec permettait aux laïcs de conserver une place dans l’organisation des activités du "61", car cette pastorale de l’intelligence qui avait été conçue par l’abbé Pézeril laissait une part congrue aux laïcs et "cléricalisait" à l’excès le groupe. Dès 1948, l’équipe du "61" avait d’ailleurs été happée par une nouvelle activité, celle d’un rassemblement d’intellectuels catholiques autour de la charité du Christ. Elle délaissait donc Saint-Séverin sans grande amertume.

Notes
308.

L’ordre des dominicains avait souhaité établir son autorité sur cette paroisse dans une perspective missionnaire auprès des étudiants et des universitaires. L’archevêque de Paris s’y refusa. Témoignages de Mgr Berrar et du père Duval, archiviste des frères prêcheurs à l’auteur. L’abbé Pézeril avait également eu connaissance d’une expérience allemande de paroisse universitaire du type de celle qu’il voulait mettre en place à Paris.

309.

L’abbé Francis Connan avait connu l’abbé Pézeril au séminaire des Carmes, ils avaient l’un et l’autre choisi l’Oratoire puis ensemble l’avaient quitté.

310.

L’abbé Berrar organisait mensuellement une réunion comme aumônier diocésain des prêtres du diocèse.

311.

"On peut penser que cette amplification de l’apostolat étudiant sous l’égide diocésaine dirigerait vers nos séminaires un certain nombre de vocations que séduisent actuellement les ordres religieux" dans "Rapport sur la communauté sacerdotale de Saint-Séverin", 9 février 1948, p. 2, dossier Saint-Séverin, AAP.

312.

Étienne Fouilloux, "Recherche théologique et Magistère romain en 1952", dans Recherches de science religieuse, avril-juin 1983, tome 71, p. 281.

313.

L’abbé Jean Starcky est un spécialiste des Manuscrits de la Mer morte et enseigne l’araméen à l’École des langues orientales’.

314.

L’abbé Massin quittera en 1950 l’Église catholique dans des conditions difficiles. Voir son ouvrage Le Gué du Jabok, Stock, 1980, 550 p.

315.

"Rapport sur la communauté sacerdotale de Saint-Séverin", 27 octobre 1947, p. 1, dossier Saint-Séverin, AAP.

316.

Les séances de travail se firent toujours rue Madame même pendant cette période.

317.

Lettre (non datée) de l’abbé Berrar au cardinal Suhard, p. 1, dossier Saint-Séverin, AAP.