c) Rassembler l’intelligentsia catholique autrement : la Semaine des intellectuels catholiques

La troisième grande innovation est donc constituée par la tenue, en avril 1948, de la première Semaine des intellectuels catholiques (SIC). Pendant six jours, quarante-cinq intellectuels catholiques, français et étrangers, sont invités pour débattre de la charité du Christ. La création de cette Semaine répondait à l’appel de Jacques Hérissay, président du Syndicat des écrivains catholiques, qui avait demandé dès 1946 318 l’aide du CCIF pour organiser sa traditionnelle rencontre des écrivains. La Semaine des écrivains catholiques avait eu lieu continûment de 1921 à 1929 et avait repris après la guerre en 1946 et 1947. Elle avait été créée sur l’initiative de Gaétan Bernoville qui souhaitait un rassemblement national annuel d’intellectuels catholiques. Elle avait pour vocation de regrouper des personnalités aux opinions divergentes 319  :

‘"S’il est vrai que la faiblesse des catholiques provient de leur désunion politique, intellectuelle, et sociale, s’il est vrai que cette désunion est irrémissible, le problème paraît insoluble à moins d’imaginer une espèce de lieu extrêmement simple, capable de ménager des préférences pointilleuses en même temps qu’il réalisera le maximum d’unité compatible entre elles. Ce moyen, les catholiques des Lettres, vont essayer de les chercher en invitant une fois par an les différents partis catholiques, représentés par leurs intellectuels à échanger leurs points de vue sur les questions qui les intéressent ou que l’actualité leur fait un devoir de résoudre." 320

Constituée dans un esprit de rencontres et d’authentification de la pensée catholique, la Semaine des écrivains catholiques restait largement apologétique et d’esprit défensif :

‘"Laisserons-nous aux institutions syndicalistes, à la CGT et à la F... M.., à la Ligue de Droits de l’Homme, ou aux Compagnons de Barbusse ou à l’Union des Gauches, le privilège de ces assises annuelles où il est procédé au dénombrement des troupes et à l’élaboration d’un programme d’action ?" 321

Si la création de la première Semaine des intellectuels catholiques, en avril 1948, n’est pas dépourvue d’un certain esprit apologétique dans son souci de montrer la vigueur de la pensée catholique, elle se distingue de la Semaine des écrivains catholiques par une absence totale d’agressivité et d’intransigeance. La création de la SIC répond davantage à une dimension d’ouverture et de présence : présence d’intellectuels soucieux de participer à la reconstruction spirituelle et culturelle de la société.

C’est à André Aumonier, le secrétaire général que revient l’idée d’élargir la Semaine des écrivains catholiques à l’ensemble des associations fédérées au Centre 322 . L’enjeu est de montrer la présence des laïcs catholiques au sein de la société française comme au sein de l’Église. Alors que le Centre avait été constitué pour accueillir tous les hommes de bonne volonté, la Semaine se voulait au contraire strictement confessionnelle. C’est d’ailleurs un concours de circonstances qui avait conduit l’équipe à créer cette nouvelle activité. Lorsque Jacques Hérissay avait demandé l’aide du "61" pour organiser la traditionnelle Semaine des écrivains catholiques, l’élargissement à l’ensemble des diplômés catholiques était apparu nécessaire pour apporter la reconnaissance des disciplines dites mineures. Le titre "Semaine des intellectuels catholiques" devient, par la suite, signe d’une unité des intellectuels catholiques dans une diversité d’approche.

Dans un large souci de participer à tous les enjeux de la nouvelle société, la Semaine est organisée autour des questions de paix, de justice, de sens de la vie et d’organisation économique. Paul Claudel et Daniel-Rops 323 sont les deux premiers intervenants de cette Semaine. Dans un esprit de fraternité sont invités le théologien munichois d’origine italienne, Romano Guardini, spécialiste de la liturgie, le romancier catholique anglais, Robert Speaight, représentant l’Association des diplômés anglais, le Catalan, Ramon Sugranyes de Franch, secrétaire de Pax Romana, mais aussi la plupart des organismes catholiques à vocation internationale : le père Jean du Rivau, animateur de la revue Dokumente et premier ecclésiastique français à tenter de renouveler les liens entre Français et Allemands ; l’abbé Roger Sillard, représentant de Pax Christi ; le germaniste Robert d’Harcourt, dont le nom était associé dès l’avant-guerre à la condamnation du nazisme 324 .

La reconstruction économique de la société fait l’objet d’une séance lors de laquelle se retrouvent l’abbé Guérin de la Jeunesse ouvrière chrétienne, le père Desqueyrat de L’Action populaire, le père Kopf d’Économie et Humanisme, l’ingénieur Delachenal, représentant de l’Union sociale d’ingénieurs catholiques et enfin l’historien René Rémond chargé de l’exposé sur la doctrine sociale de l’Église 325 . La séance est présidée par Mgr Blanchet, recteur de l’Institut catholique de Paris. Les problèmes de justice, à un moment d’ailleurs où l’épuration et le problème des prisonniers politiques comme celui des réfugiés sont loin d’être résolus, sont abordés en deux séances : l’une sur les "intellectuels déracinés" avec un exposé de Robert Rochefort et les interventions du père Killian, directeur du bureau pontifical d’émigration à Genève, de Ramon Sugranyes de Franch et du chanoine Rodhain, secrétaire général du Secours catholique, et ce sous la présidence de Léon Noël ambassadeur de France ; la deuxième par les juristes Léon Mazeaud, Jacques Querenet et Étienne de La Pradelle et l’abbé Groués, député 326 . L’Union catholique des scientifiques français organise une séance consacrée aux techniques nouvelles en invitant Maurice de Broglie, Louis Leprince-Ringuet, le père Lejay, le père Dubarle, le docteur Delarue, et l’ingénieur Peretti della Rocca. Le corps, temple de l’esprit, n’est pas oublié avec la séance consacrée à la médecine "aliénation ou libération de l’homme", avec le Professeur Bariéty, les docteurs Royer de Véricourt, Marchand et Milliez et le chanoine Lancrenon 327 . La Semaine se termine par la conférence de Jacques Hérissay, puis de celle de Romano Guardini et d’Étienne Gilson sur la paix.

La présence du nonce Roncalli 328 , du cardinal Suhard et du cardinal Saliège souligne les encouragements de la hiérarchie catholique. A la plus grande surprise des organisateurs, la Semaine connaît un succès considérable, plus de huit mille personnes s’y rendant :

‘"La Semaine partit symboliquement de l’Institut Catholique, passa à la salle de l’Aéro-club, où il fallut refuser journellement 300 personnes pour aboutir à la grande salle de la Mutualité où parlait, pour la première fois à Paris, Romano Guardini, devant une assistance de 2500 personnes." 329

L’affluence donne lieu d’ailleurs à quelques "grands" moments comme le rappelle André Aumonier dans sa postface :

‘"On a vu le premier jour, le Président du Conseil monter sur la tribune d’honneur à la force des poignets et en redescendre avec autant de difficultés, par un escalier dit "escalier des martyrs… " (…). On a vu le duc de Broglie, l’un des plus grands savants de notre époque, impuissant à faire taire un micro (…) on a vu enfin , monter sur un échafaudage de cinq mètres de hauteur et dépourvu d’échelle, un octogénaire auquel la "reconstruction spirituelle de l’Europe" avait donné des ailes." 330

Cette création était fondamentale. Elle officialisait l’existence du groupe en tant que centre d’intellectuels catholiques : non seulement elle manifestait la présence des catholiques dans le monde de la pensée, mais surtout elle soulignait leur capacité d’affirmation. La Semaine permettait également de rendre hommage à ceux qui pendant la guerre avaient été le courage et l’honneur de la conscience catholique. Bon nombre des invités avaient été des résistants de la première heure, tel le docteur Paul Milliez, président de la Conférence Laënnec et ami du père Riquet ou encore le chanoine Lancrenon, professeur à l’Institut catholique de Paris et le cardinal Saliège, archevêque de Toulouse 331 .

Opération symbolique réussie qui montrait une réalisation collective de l’intelligentsia catholique et qui permettait la reconnaissance du champ intellectuel comme avait aimé à le souligner l’abbé Berrar dans son allocution à Notre-Dame pour la clôture de la première Semaine :

‘"Les intellectuels catholiques ont prouvé qu’ils étaient prêts à assumer toutes leurs responsabilités. Jamais laïcs dans l’Église n’avaient tenu assises d’une telle ampleur, où toutes les disciplines conspiraient pour éclairer les aspects multiples du problème de la charité individuelle, sociale, internationale." 332

Rendez-vous fut pris chaque année jusqu’à la disparition du CCIF en 1976 333 .

De fait, l’expérience du CCIF est unique : s’il y a les Semaines sociales qui, chaque année, rassemblent un ou deux milliers de personnes, celles-ci ont pour vocation d’approfondir, par un ensemble d’exposés magistraux, la doctrine sociale de l’Église. Leur objet comme le public qu’elle touche est donc circonscrit. Quant à la Semaine allemande des intellectuels organisée en 1947, elle ne regroupe que des universitaires et étudiants et a d’ailleurs peu d’écho 334 . L’expérience de la Semaine des intellectuels catholiques est donc originale et décisive :

‘"L’étiquette catholique ne fait plus peur et les esprits se tournent volontiers vers tout ce qui est authentique et semble-t-il verra tout ce qui manifeste (…) une certaine force (...) et un esprit d’ouverture sans tentative d’annexion." 335

Le CCIF incarne désormais cette visibilité catholique soucieuse de manifester originalité et spécificité. A partir de 1949, chaque Semaine fait l’objet d’une page quotidienne dans les principaux journaux nationaux qui rendent compte, par de larges extraits, des interventions des orateurs. C’est le cas du Monde, de Témoignage chrétien, du Figaro ou encore de L’Aube, mais aussi de journaux très éloignés du catholicisme comme L’Humanité. Si la SIC constitue assurément une opération symbolique, il ne faut pas la réduire à cette seule dimension 336 . La Semaine des intellectuels catholiques permet ainsi au théologien Romano Guardini de s’exprimer : première grande manifestation publique où depuis la guerre la parole est donnée en France à un Allemand. Le discours tenu sur la nécessaire reconstruction spirituelle de l’Europe et l’utile resserrement des liens avec l’Allemagne est bien loin d’être neutre. Quant à l’exposé de René Rémond sur l’inexistence de la doctrine sociale de l’Église, il fait l’objet de vives réactions. L’historien ne rappelle-t-il pas au grand dam des autorités romaines que :

‘"L’expression "doctrine sociale de l’Église" n’est pas heureuse ; prêtant à confusion, elle fait équivoque (…). Si donc, quand on parle de doctrine, on pense à un ensemble de réformes d’un ordre aussi concret, en ce sens, il n’existe pas de doctrine sociale de l’Église. Je sais bien qu’on a déclaré dans Paris, on l’a même affiché sur les murs, que les catholiques avaient un plan. Pour mon compte, j’estime qu’il n’y a pas de plan et qu’à le répéter, on prête aux pires confusions." 337

Dès 1948, les orateurs de la Semaine des intellectuels catholiques sont loin de présenter un discours classique et traditionnel 338 .

Il fallut finalement plus de trois ans au Centre catholique des intellectuels français pour réussir à définir ses objectifs et ses instruments de travail. Grâce à une nouvelle revue, aux débats et à la Semaine des intellectuels catholiques, l’équipe se lance dans cet apprentissage du dialogue et ce jusqu’en 1951 où ses choix seront contestés.

Notes
318.

Lettre de Jacques Hérissay au CCIF, 26 février 1946, 3 pages. En juin 1946, la Semaine des écrivains catholiques avait eu comme thème : "La pensée catholique et la crise de civilisation", voir le résumé de Martial Tricaud dans TD, octobre 1946, p. 83-86. En avril 1947, les journées s’étaient intéressées à "La pensée catholique et la vie internationale".

319.

Voir "Semaine des écrivains catholique", dans Catholicisme et l’article de Véronique Chavagnac, "Les écrivains catholiques et l’esprit des années 20", dans Esprit des années 20, op. cit., p. 31-49. Thèse en cours d’Hervé Serry sur le renouveau de la littérature catholique et la Semaine des écrivains catholiques.

320.

René Johannet, "La Semaine des écrivains catholiques", dans La Documentation catholique, 7 mai 1921, n107, col. 491.

321.

Idem, col. 492.

322.

Voir son autobiographie, Un corsaire de l’Église, op. cit., p. 59-61.

323.

Agrégé d’histoire, il devient après la guerre l’écrivain catholique par excellence rédigeant des ouvrages sur la vie de l’Église ou sur Jésus. Il est également responsable chez Fayard du secteur religieux. Voir infra.

324.

A cette séance consacrée à la reconstruction spirituelle de l’Europe étaient également invités des Français : l’historien Jacques Madaule, Jeanne Ancelet-Hustache, traductrice de Romano Guardini, Henri Bédarida. Pour Robert d’Harcourt, voir Bernard Comte, L’honneur et la conscience, op. cit., p. 193-195.

325.

Né en 1918, ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, il est ancien secrétaire général de la JEC, vice-président de l’ACJF et enseigne à la Sorbonne.

326.

Plus connu sous le nom de l’abbé Pierre, il est député de Nancy.

327.

Curé de Saint-Germain-des-Près, il passe deux ans en prison pendant la guerre pour faits de résistance. Voir Bernard Comte, L’honneur et la conscience, op. cit, p. 133.

328.

Voir une photo du nonce Roncalli en annexe.

329.

Émile Berrar, "Les origines du CCIF", dans RD 54, avril 1966, p. 21 et le témoignage d’André Aumonier, Un corsaire de l’Église, op. cit., p. 60-61.

330.

SIC 1948, André Aumonier, p. 231.

331.

Bernard Comte, L’honneur et la conscience, op. cit., p. 134 et sequentes.

332.

Allocution de l’abbé Berrar, 18 avril 1948, AEBE.

333.

La Semaine de 1964 fut repoussée à l’année suivante en raison d’un différend avec l’épiscopat français sur l’invitation de l’intellectuel communiste Roger Garaudy. Voir infra.

334.

Organisée par la Katholischer Akademikerverband. Aucune trace de cette Semaine en France si ce n’est dans un compte rendu du Centre.

335.

Abbé Berrar à Stanislas Fumet, p. 1, "Dossier CCIF", Papiers Fumet, BN.

336.

A la différence de Rémi Rieffel qui, dans La tribu des clercs, y voit (il traite des années 1960) surtout la notoriété et la visibilité qu’en tirent les intellectuels catholiques et qui récuse l’idée de "percées scientifiques véritables", p. 71.

337.

SIC 1948, p. 148.

338.

Pour l’analyse des contributions, voir infra.