a) La prédominance de "la reine des savoirs"

L’après-guerre voit s’établir ce que certains appellent ‘"le règne de la philosophie"’ ‘ 340 ’ ‘.’ Des courants nés durant l’entre-deux-guerres s’épanouissent tandis que d’autres naissent avec une notoriété des plus saisissantes. Le CCIF prend la mesure de cet apogée philosophique et centre une partie de ses débats et articles sur le sujet 341 .

L’intérêt se focalise sur la phénoménologie et l’existentialisme que ce soit celui de Jean-Paul Sartre 342 , de Maurice Merleau-Ponty 343 , ou de Gabriel Marcel, sur le positivisme 344 ou encore sur le matérialisme historique 345 . Si la phénoménologie est privilégiée, c’est principalement le courant qu’incarne Edmund Husserl et ses disciples comme Max Scheler, qui fait l’objet de nombreux débats. En janvier 1951, le louvaniste Alphonse de Waelhens 346 , commentateur de Husserl et traducteur de Heidegger est invité à une réunion privée par l’équipe du "61". Entouré d’une quarantaine de théologiens et philosophes, le spécialiste belge expose les principaux axes de la pensée husserlienne 347 . Cette étude phénoménologique était essentielle à la compréhension de l’existentialisme, lequel s’appuie sur certaines conceptions husserliennes (intentionnalité de la conscience pour Jean-Paul Sartre, perception pour Maurice Merleau-Ponty). La réunion est de première importance car elle permet de faire connaître un courant philosophique encore peu connu des milieux ecclésiastiques.

L’équipe s’attache également à comprendre la valeur et les limites de l’existentialisme athée. En 1946-1947, sept conférences sont données sur "Les aspects de l’existentialisme" par Maurice de Gandillac, Gilbert Spire, l’abbé Brien, le père Daniélou, le père Dubarle et Jeanne Delhomme 348 . Expliquer, souligner les ambiguïtés d’un courant qui emporte tant d’adhésions n’est pas suffisant, l’équipe donne donc une bonne place à la pensée de Gabriel Marcel qui incarne un autre existentialisme, l’existentialisme chrétien. Le philosophe de la rue de Tournon est sollicité très régulièrement pour se faire l'interprète de son œuvre. En 1950, il publie un article dans Recherches et Débats : le premier d’une longue liste. Il y rappelle ce qui fait la spécificité de son "théâtre de l’âme en exil" en rappelant le lien étroit qui unit son œuvre dramatique à sa réflexion métaphysique. Rares sont les autres philosophes qui bénéficient d’un débat ou d’un article : Soren Kierkegaard, Maurice Merleau-Ponty et Simone Weil sont de ceux-là. Le choix de ces penseurs est révélateur des préoccupations d’une équipe qui entend se situer vis-à-vis de l’existentialisme sous ses différentes formes.

Le CCIF s’intéresse également à "la philosophie des valeurs" de Louis Lavelle qui propose une nouvelle approche de la philosophie morale 349 . Cette œuvre, qui redonne une place essentielle à la liberté du sujet, permet de dépasser une morale traditionnelle : elle constitue ainsi une première phase dans le développement de la philosophie personnaliste et existentialiste qui pose la question de la ‘"morale de situation"’ ‘ 350 ’ ‘.’

Un deuxième angle d’approche privilégie la réflexion sur la nature de l’homme : "Être d’action ou être d’intérieur" 351 . Un des grands débats sur le sujet réunit Raymond Aron, Maurice Blin, Jean Hyppolite, Pierre Joulia et Gabriel Marcel. Les uns et les autres posent le problème de l’humanisme athée et de l’humanisme chrétien en s’interrogeant sur la pérennité de la nature humaine et sur la condition historique de l’homme. L’homme est-il le fruit d’une essence biologique ou davantage le fruit de l’évolution de la culture et de la société ? A travers cette question, c’est l’enjeu de la naissance et de la fin de l’histoire qui est posé et tout autant, une prise de position possible par rapport au marxisme qui tend à mettre un terme à l’histoire 352 .

Le CCIF valorise enfin la méthode philosophique à travers les questions suivantes : quelle est la manière d’accéder au réel ? Quel est le fondement du rationnel ? Quel est l’apport de l’évolution dans l’histoire des idées ? Pour y répondre, l’équipe fait appel à Jean Wahl 353 qui fait l’exposé sur le "Le réel est-il rationnel et le rationnel est-il réel ?" 354 . Quant à Jean Beaufret, Maurice Blin, Étienne Borne, André Metz et Albert Sandoz, ils prolongent l’exposé par un débat sur la validité de l’identification entre "rationnel et mathématique" utilisée par Jean Wahl et sur une définition de la raison. Louis Lavelle est lui aussi invité à s’interroger sur le ‘"sentiment comme voie d’accès au réel"’ ‘ 355 ’ ‘.’ Son exposé est complété par les interventions d’Étienne Borne, Maurice Blin, Mikel Dufrenne 356 , Vladimir Jankélévitch, Gabriel Marcel et Jean Wahl. Chacun affine alors sa propre réflexion sur le sentiment. Pour les uns, il est ambigu (Borne), pour d’autres, il est le moyen d’accéder au réel d’autrui (Jankélévitch). Un autre débat étudie le mythe et son utilité pour la connaissance du réel. Pour en discuter sont invités Paul-Henry Chombart de Lauwe, le père Daniélou et Mircéa Eliade 357 . Une fois encore le sujet est essentiel puisqu’il permet d’interroger le concept du rationalisme, concept si cher à la Sorbonne des années 1920 et 1930 et mis à mal en partie par une nouvelle génération marquée par l’existentialisme.

Les principaux ecclésiastiques invités à débattre de ces sujets sont les jésuites Beirnaert, Daniélou, Fessard, Russo et les dominicains Chenu et Dubarle. Parmi les laïcs se trouvent les philosophes Étienne Borne, Jean Hyppolite, Olivier Lacombe et Jean Wahl. Ces derniers sont entourés d’historiens ou d’hommes de lettres qui ne refusent pas de prêter leur concours à la recherche philosophique comme Stanislas Fumet, Jacques Madaule ou Henri-Irénée Marrou. Le CCIF manifeste ainsi une certaine originalité en invitant des personnes de tendances philosophiques et théologiques différentes, dans une recherche commune de nouvelles voies philosophiques à expérimenter. L’ouverture se fait à l’égard des différents courants catholiques, afin que soient exprimés les points de vue eschatologique ou incarné, blondélien ou thomiste (mais dans ce cas, d’un thomisme ouvert et historicisé à l’image de ce que le père Chenu a mis en place alors qu’il était régent du Saulchoir). L’ouverture se fait également à l’égard des non-croyants, principalement philosophes, comme Raymond Aron, Jean Beaufret, Jean Hyppolite ou Jean Wahl. Si la phénoménologie et l’existentialisme se taillent la part du lion, le rationalisme n’est pas pour autant négligé mais il est étudié seulement à travers quelques cas méthodologiques. Paradoxalement le marxisme ne retient pas l’attention. Il trouvera une place importante dans la décennie suivante.

Cette réflexion philosophique est associée à une réflexion plus confessionnelle centrée sur la théologie christologique et le laïcat. Le CCIF devient alors espace de recherches pour des intellectuels soucieux de faire prendre à la théologie un nouvel envol.

Notes
340.

Jean-François Sirinelli, Deux intellectuels dans le siècle : Sartre et Aron, Fayard, 1995, p. 227.

341.

Les pourcentages de la revue sont calculés jusqu’en 1952, date de la disparition de la revue sous cette forme. A partir de novembre 1952, RD est publiée chez Fayard en un seul cahier centré autour d’un thème. Les débats sont calculés de novembre 1947 à juin 1951.

342.

5 avril 1946. 20 novembre 1950 avec Marc Beigbeder, Maurice Blin et Stanislas Fumet, débat retranscrit dans RD 13, février 1951, p. 31-58.

343.

24 novembre 1950, conférence de l’abbé Colin.

344.

24 novembre 1948, Olivier Costa de Beauregard, les pères Dubarle et Russo, retranscrit dans RD 1, novembre-décembre 1948, p. 20-26.

345.

15 mars 1948, Raymond Aron, Jean Beaufret, Maurice Merleau-Ponty, Étienne Borne, Mikel Dufrenne, Gilbert Spire et le père Fessard, polycopié, carton 42 ARMA.

346.

Il donne des cours à la Sorbonne en 1951 sur "Phénoménologie et vérité".

347.

Retranscription en partie dans RD 14, avril 1951, p. 57-69.

348.

Née en 1911, elle souhaite dépasser le bergsonisme en s’inscrivant dans une philosophie de l’existence (elle a participé longtemps aux "Vendredis" de la rue de Tournon).

349.

20 décembre 1948 sur "Le sentiment comme voie d’accès au réel" avec Mikel Dufrenne, Vladimir Jankélévitch et l’abbé Nédoncelle, retranscrit dans RD 2, supplément philosophique, janvier-février 1949, p. 1-20. "Hommage" de Paule Levert retranscrit dans RD 17, octobre-novembre 1951, p. 13-16. "Hommage", 17 décembre 1951 avec Henri Gouhier, Jean Guitton, Paule Levert et le père Marc retranscrit dans RD 18, janvier 1952, p. 3-29.

350.

Voir à ce sujet Gérard Mathon, "Le supplément : relire deux cents volumes" dans Le Supplément, décembre 1997, p. 11.

351.

29 janvier 1951, Étienne Borne, Maurice de Gandillac, Henri Gouhier, Olivier Lacombe, Alphonse de Waelhens, Jean Wahl, retranscrit dans RD 14, avril 1951, p. 57-69.

352.

RD 8, févier-mars 1950, p. 15-34.

353.

Ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (promotion 1907). Philosophe de premier plan qui eut une influence considérable sur plusieurs générations d’étudiants de la Sorbonne où il enseignait. Sur Jean Wahl voir : "Jean Wahl, le malheur de la conscience : de Jean Wahl à Hegel" et "Jean Wahl, de Hegel à Jean Wahl : un philosophe de l’existence", dans De Kojève à Hegel : cent cinquante ans de réception hégélienne en France, Pierre-Jean Labarrière, Albin Michel, 1996, p. 41-49 et 51-59.

354.

Retranscrit dans RD 1, supplément philosophique, novembre-décembre 1948, p. 1-6.

355.

Débat 20 décembre 1948, retranscrit dans RD 2, janvier-février 1949, supplément philosophique, p. 1-20.

356.

Né en 1910, ancien élève de l’École normale supérieure d’Ulm (promotion 1929), il étudie la pensée de Karl Jaspers avec son ami de captivité Paul Ricœur. Il est ensuite nommé professeur de philosophie à Poitiers et développe une réflexion sur l’esthétique.

357.

Né en 1907, d’origine roumaine, c’est un historien des religions. Interventions écrites de Paul Kucharsky et Clémence Ramnoux, dans RD 3, mars-avril 1949, supplément philosophique, p. 1-16.