b) Christianisme incarné et humanisme chrétien

Le CCIF ne s’intéresse que très rarement aux sujets d’actualité religieuse ou théologique (il prendra cependant le temps de consacrer un débat à la Vierge Marie lors de la définition du dogme de l’Assomption en 1950) 358 . De la même manière, il ne manifeste aucun intérêt pour les pratiques confessionnelles : il consacre en ces quatre ans une seule conférence à "la prière dans la vie", conférence donnée par le père Voillaume, le prieur fondateur des Petits frères de Jésus 359 . Son énergie se focalise sur les sujets spéculatifs comme le débat sur la transcendance et la théologie négative (débat au cours duquel Olivier Lacombe explique la pensée hindouiste), l’existentialisme de Heidegger et celui de Jean-Paul Sartre où l’orthodoxe Vladimir Lossky, doyen de l’institut orthodoxe de Saint-Denys depuis 1945, distingue transcendance philosophique et transcendance biblique 360 . Il s’intéresse également aux questions de dogme et de mystère. Dans ce cadre, il s’agit moins de s’interroger sur la méthode théologique et la valeur des formules dogmatiques que de souligner le danger de certaines formules et de rappeler les limites d’une certaine prédication et de certains enseignements théologiques 361 . Les pères Daniélou, Dhont, Guérard des Lauriers et de Menasce 362 , l’abbé Verneaux, Étienne Borne, Henri Burgelin, Olivier Lacombe, Vladimir Lossky s’interrogent tour à tour. Pour les uns, la connaissance de Dieu peut se faire par le concept thomiste d’analogie (position des dominicains Menasce et Guérard des Lauriers) ; pour d’autres, il est au contraire impossible d’utiliser ce concept puisqu’il y a une ‘"disproportion entre le mystère de Dieu et l’esprit humain"’ ‘ 363 ’ ‘’(position barthienne de Burgelin) ; pour d’autres enfin, c’est la voie médiane qu’il convient de choisir : l’intelligence humaine peut connaître le mystère mais ‘"cette intelligence est surélevée par la grâce"’ ‘ 364 ’ (position de Borne et de Lossky) 365 .

La plupart des débats et des articles se focalisent cependant sur la théologie christocentrique, la théologie du laïcat et, enfin, sur celle de l’histoire et des réalités terrestres. Il s’agit de prendre en compte l’histoire dans la constitution du christianisme, de souligner l’influence des événements dans l’élaboration d’un discours théologique 366 et de s’interroger sur les nouvelles méthodes de lecture de la Bible 367  ; de souligner le lien entre la foi et le monde 368 , de se centrer sur la personne du Christ incarné et de rappeler le rôle des chrétiens dans la construction divine 369 . C’est dans ce cadre, que se trouve valorisée l’autonomie de la conscience. Plusieurs débats sont consacrés à ce sujet d’un point de vue théologique : c’est le cas du débat du 3 décembre 1951 qui réunit le père Congar, le père Dubarle et Jean Guitton ; c’est le cas également du débat sur "Ordre temporel et vérité religieuse" organisé après les différends exprimés lors des Conversations de San Sebastian sur le statut de la liberté religieuse. Au cours de ce débat où sont invités les pères Bouillard et Congar, Louis Massignon 370 , l’abbé Richard et le protestant Nussbaum 371 , les orateurs (et principalement le dominicain Congar) montrent l’importance d’une certaine autonomie de la conscience. Ce thème est également étudié à travers des exemples historiques : en 1949 sur "Le rapport Église et État : le cas du concordat", sujet repris en 1950 par le Lyonnais, André Latreille 372 qui souligne la capacité de Napoléon à imposer un système de transition assez adapté à la situation de la France du XIXè siècle. Cette réflexion historique permet ensuite à l’historien lyonnais de dégager les nouvelles orientations à prendre dans le domaine spirituel et temporel et à distinguer ce qui est du domaine de César, de celui de Pierre 373 . Prolongeant le thème, le CCIF accorde une place importante à la liberté de recherche des laïcs et à la grandeur du laïcat, grâce à des débats sur ‘"Le rôle des laïcs dans l’Église à l’époque de la réforme grégorienne"’ ‘ 374 ’ ou encore sur ‘"L’Église et l’affaire de l’Action française"’ ‘ 375 ’ ‘.’

Le 26 avril 1948, un débat avait rassemblé Étienne Borne, Gabriel Marcel, Louis Massignon, les pères Montuclard 376 , Rideau 377 et Russo autour de la question de la valeur du monde pour le chrétien. Ce débat illustre un des principes fondamentaux du CCIF, celui de l’incarnation. Bien avant que le concile Vatican II n’en fasse le discours officiel de l’Église, le CCIF expérimente une "Église au service du monde" selon l’expression conciliaire ; il invite à un dépassement de l’attitude de ghetto ou de chrétienté qui avait prévalu antérieurement pour une ‘"attitude de service par rapport aux réalités terrestres et humaines telles qu’elles sont vécues dans la culture actuelle"’ ‘ 378 ’ ‘.’ Ce sont ces thèmes, qui sont au cœur du renouveau théologique entrepris pendant l’entre-deux-guerres et dont les résultats se multiplient depuis l’après-guerre, que la petite équipe du CCIF entend faire connaître et faire comprendre. Les animateurs du CCIF se trouvent dans le sillage que trace le père Dominique Dubarle, l’assistant ecclésiastique de l’UCSF, dans un ouvrage important intitulé : Optimisme devant ce monde (publié en 1949) dans lequel il soulignait la nécessité de faire évoluer les positions chrétiennes à l’égard du monde profane. Ils s’appuient également sur la réflexion du père Congar exprimée dans un article important publié en 1951 dans Recherches et Débats sur ‘"Le Royaume, l’Église et le monde"’ ‘ 379 ’, dans lequel l’auteur insiste sur l’écoute à porter au monde 380 . Certes, les représentants d’une théologie plus eschatologique sont également présents, principalement en la personne du père Jean Daniélou, l’un des plus fidèles collaborateurs du Centre ou encore de Louis Massignon 381 , mais ce courant, malgré la présence forte de quelques personnalités de premier plan, reste minoritaire tout au moins dans la définition des questions.

Nul mieux que les Semaines n’incarnent cet esprit soucieux de mettre en rapport le catholicisme avec la modernité, un catholicisme non craintif qui voit dans la lecture des événements du monde une richesse et une espérance.

Notes
358.

7 mai 1951 et "La Sainte Vierge a-t-elle été enterrée à Ephèse ?" 26 novembre 1951 conférence de Louis Massignon.

359.

15octobre 1951, conférence du père Roger Voillaume.

360.

Intervention retranscrite dans RD 1, novembre-décembre 1948, p. 3-13.

361.

Introduction au débat du 12 décembre 1948, novembre 48-février 49, RD 1-2, supplément sciences religieuses, p. 1-16.

362.

Juif converti, spécialiste de l’Irak ancien. Ami de Jacques Maritain, il enseigne à l’EPHE puis à l’Université de Fribourg.

363.

Idem, p. 15

364.

Ibid., p. 15.

365.

Le père Daniélou évoque ce débat dans une lettre adressée au père de Lubac, fin décembre 1948. Voir Bulletin des amis du cardinal Daniélou, décembre 1999, n°25, p. 1-6.

366.

"Théologie et histoire", 19 avril 1948 avec Romano Guardini.

367.

"Exégèse littérale ou théologie biblique ?", 6 février 1950, avec le père Auvray, le père Daniélou, le père Dubarle et l’abbé Starcky, retranscrit dans RD 8, février-mars 1950, p. 1-20 (exemplaire unique)

368.

"Le christianisme, religion historique", 25 novembre 1947, Jean Hyppolite, Henri-Irénée Marrou et les pères Chenu, Daniélou, Féret et Fessard, polycopié, carton 37, ARMA.

369.

"Dieu a besoin des hommes", 15 février 1951, Jacques Madaule, Henri Quéffelec, Bost, Chartier, les pères Beirnaert et Liégé et le pasteur Westphal, 2900 personnes !! retranscrit dans RD 14, avril 1951, p. 1-19.

370.

Professeur au Collège de France, spécialiste de la mystique musulmane, ami de Charles de Foucauld, il ne cesse de travailler avec quelques disciples au dialogue islamo-chrétien.

371.

RD 10, supplément sciences religieuses, juin-juillet 1950, p. 1-16.

372.

Né en 1901, professeur d’histoire à l’Université de Lyon. Membre de la commission générale des Semaines sociales et dirigeant de la Paroisse universitaire.

373.

Débat du 30 janvier 1950, RD 9, avril-mai 1950, p. 15-24. Conférence d’André Latreille et réactions du père de Bertier, de Jean-Baptiste Duroselle et de Jean-Rémy Palanque, retranscrit dans RD 9 supplément historique, avril-mai 1950, 8 p.

374.

18 mars 1949, conférence d’Augustin Fliche.

375.

16 février 1951, conférence d’André Latreille suivie d’un débat.

376.

Né en 1904, il fonde Jeunesse de L’Église et engage un compagnonnage avec les communistes qui lui vaut d’être sanctionné par l’Église en 1953. Il demandera peu de temps après son retour à l’état laïc.

377.

Né en 1899, il fait une thèse sur Bergson puis devient aumônier d’étudiants (Sainte-Geneviève de Versailles). Il entame en cette année 1948 une expérience de prêtre-ouvrier.

378.

"Monde" dans Catholicisme, p. 558.

379.

"Royaume, Église et monde", dans RD 15-16, juillet 1951, p. 2-42.

380.

"Monde", dans Catholicisme, bibliographie p. 557.

381.

"Espérance et eschatologie", 26 février 1951, père Daniélou, abbé Berrar, Paul Edvokimov, conférence dactylographiée, carton 37, ARMA, "Optimisme et espérance", 18 décembre 1950.