b) Frères séparés et frères incroyants

Si les protestants et les orthodoxes sont, en termes de pourcentage, modestement présents en ces années 1940, il ne faut pas moins souligner quelques dialogues de haute valeur qui se sont tenus au "61" grâce à la présence de quatre figures importantes du protestantisme et de l’orthodoxie.

Tableau
  Intervenants protestants Nombre d’interventions
Noms Prénoms 1946-1951
1 Westphal Charles 3
2 Goguel François 2
3 Beigbeder Marc 1
4 Bosc Jean 1
5 Nussbaum Jean 1
6 Siegfried André 1

Certes, parmi les six protestants invités la plupart le sont pour leurs compétences de spécialiste et non pour un dialogue œcuménique : c’est le cas du politologue François Goguel ou du géographe et sociologue André Siegfried. D’autres sont pasteurs et viennent dans un souci de dialogue interconfessionnel : c’est le cas de Charles Westphal, vice-président de la Fédération Protestante de France depuis 1947, barthien et œcuméniste convaincu 426 . Les quelques rencontres qui s’organisent avec les orthodoxes soulignent le désir de dépasser l’unionisme qui prévalait encore chez la majeure partie des catholiques 427 .

Tableau
  Intervenants orthodoxes Nb d’interventions
Noms Prénoms 1946-1951
1 Lossky Vladimir 3
2 Evdokimov Paul 2
3 Zander Léon 1

Deux grandes personnalités du monde orthodoxe viennent alors plusieurs fois. Vladimir Lossky intervient à trois débats : le premier sur ‘"La transcendance et la théologie négative"’ ‘ 428 ’, le deuxième sur "Dogme et mystère" et enfin sur "Le mythe". Doyen de l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Denys, Vladimir Lossky cherche à déceler dans les courants de mystiques occidentales ceux qui ont une parenté avec la spiritualité d’Orient, il est également très soucieux de témoigner de l’universalité de l’orthodoxie. Paul Evdokimov confronte son orthodoxie russe à la culture occidentale 429 . Il est invité en 1951 pour débattre avec le père Daniélou et l’abbé Berrar d’eschatologie et d’espérance.

Les débats avaient été constitués pour établir un dialogue entre le catholicisme et la modernité culturelle du moment. Le CCIF cherche donc à inviter ceux qui, en dehors du christianisme, sont les représentants de cette modernité. Peu nombreux, ils sont cependant présents dès les premiers débats ; la SIC leur est en revanche fermée 430 .

Tableau
  Intervenants non croyants Nombre d’interventions
Noms Prénoms 1946-1951
1 Hyppolite Jean 7
2 Wahl Jean 6
3 Aron Raymond 4
4 Beaufret Jean 4
5 Dufrenne Mikel 3
6 Bachelard Gaston 2
7 Merleau-Ponty Maurice 2

Parmi ces agnostiques ou incroyants, cinq sont des collaborateurs réguliers : Raymond Aron, Jean Beaufret, Mikel Dufrenne, Jean Hyppolite et Jean Wahl. Certains sont de mouvance spiritualiste sans être attachés strictement à une confession comme les trois "Jean" ; d’autres sont agnostiques comme Raymond Aron. Ces hommes se sont liés d’amitié durant leur commune scolarité à Ulm (1924 pour Aron, 1925 pour Hyppolite et 1928 pour Beaufret). Durant toute son existence, le CCIF usera de ces solidarités normaliennes, tout particulièrement lorsque le Centre s’ouvrira davantage aux incroyants au milieu des années 1960 431 . L’École normale supérieure de la rue d’Ulm constitue à bien des égards une "matrice" : les amitiés nées durant ces années survivent ainsi aux choix politiques ou culturels divergents 432 . Le CCIF n’est d’ailleurs pas leur seul point d’ancrage : ils ont participé aux Décades de Pontigny 433 et se sont retrouvés aux conférences prononcées par Alexandre Kojève à l’École pratique des Hautes Études 434  ; après la guerre, certains ont poursuivi leur dialogue au Collège philosophique de Jean Wahl 435 puis aux Rencontres de Royaumont.

Parmi ces incroyants une place spécifique est à donner à Raymond Aron, car à la différence des trois "Jean", Raymond Aron reste fidèle au Centre jusqu’au début des années 1970. Cet agnostique, ami d’Olivier Lacombe - ils ont préparé ensemble le concours d’Ulm – et également l’ami du philosophe Étienne Borne qui en 1954 deviendra le secrétaire général du CCIF après la démission de Robert Barrat. Raymond Aron trouvera toujours auprès de l’équipe du "61" un accueil chaleureux, alors que sa position anticommuniste lui vaut d’une bonne partie de l’intelligentsia, et tout particulièrement de son camarade Jean-Paul Sartre, les sarcasmes les plus vifs 436 . Il vient quatre fois dans cette période, principalement pour développer les analyses qu’il avait présentées dans sa remarquable thèse Introduction à la philosophie de l’histoire. Par la suite, il est davantage sollicité pour ses analyses politiques.

L’ouverture à l’égard des incroyants reste donc modeste. A quelques mètres du CCIF, se trouve Saint-Germain-des-Près et ce que certains appellent la "Sorbonne sartrienne" : les rapports de celle-ci avec le "61" sont rares. Maurice Merleau-Ponty, co-fondateur des Temps modernes vient cependant deux fois rue Madame.

D’autres intellectuels non croyants qui jouent un rôle important sur la scène parisienne ne viennent pas non plus tels les fondateurs de la revue Critique, Georges Bataille, Maurice Blanchot ou Pierre Prévost. S’ils condamnent l’engagement tel que le conçoit Jean-Paul Sartre, ils ne participent pas pour autant à l’aventure du "61". Certains de leurs collaborateurs le font cependant comme Jean Wahl ou encore, plus modestement, Vladimir Jankélévitch.

Notes
426.

Il participe à partir de leur création aux rencontres œcuméniques organisées par le père Villain à Paris à la fin des années 1940.

427.

Pendant longtemps les catholiques cherchèrent davantage à faire réintégrer les orthodoxes dans la confession romaine qu’à véritablement entretenir un dialogue avec aux.

428.

22 novembre 1948.

429.

Voir l’ouvrage d’Olivier Clément : Orient-Occident, deux passeurs : Vladimir Lossky et Paul Evdokimov, Labor et Fides, coll. "Perspective orthodoxe", Genève, 1985, 210 p.

430.

Il est bien sûr hors de question de sonder les âmes et les esprits sur le degré de foi ou d’incroyance des personnes invitées rue Madame. Ce qui a donc été établi comme "non-croyants" ce sont les intellectuels qui ont rejeté dans leurs écrits toute croyance (cas de Jean-Paul Sartre ou d’Albert Camus) ou ceux dont les écrits n’ont jamais reflété une quelconque référence à un monothéisme structuré (cas du philosophe d’origine juive Vladimir Jankélévitch ou de Claude Lévi-Strauss) enfin ceux qui ont largement choisi le marxisme comme Salut (qu’ils en soient revenus ou pas : cas d’un Edgar Morin ou d’un Jean Cassou).

431.

Voir infra.

432.

Rémi Rieffel mentionne pour la Vè République "le milieu de serre intellectuelle" que constitue Ulm et qui transcende les clivages idéologiques ou les aléas de la conjoncture. La tribu des clercs, op. cit, p. 223.

433.

Voir sur ce point la thèse inédite de François Chaubet : Paul Desjardins et les Décades de Pontigny, Lille III, 1997, 707 p.

434.

Ce cours est commencé en 1933 et se poursuit jusqu’en 1939. Alexandre Kojève fait une lecture commentée de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel qu’il enrichit par ses lectures de Marx, Husserl et Heidegger. Voir sur ce sujet Gaston Fessard, Le mystère de la Société, recherches sur le sens de l’histoire, texte établi et annoté par Michel Sales, avec la collaboration de Txomin Castillo, 1997, Bruxelles, "Culture et vérité", p. 41.

435.

Le Collège philosophique de Jean Wahl fait d’ailleurs l’objet d’une note de deux pages dans un numéro de TD 8, février-mars 1947, p. 40-42.

436.

Raymond Aron rappellera à la fin des années 1950 à l’abbé Biard qu’il avait trouvé au sein du "61" un lieu de rencontres amicales et de respect de l’altérité. Témoignage de l’abbé Biard à l’auteur.