b) L’étau se resserre autour de l’assistant ecclésiastique

L’assistant ecclésiastique va alors focaliser toutes les tensions. C’est en effet Émile Berrar qui a nommé Olivier Lacombe vice-président du CCIF, sans faire appel au comité directeur, seul apte à prendre la décision. Certains ont vu dans cette désignation, le désir de ‘"s’assurer un paratonnerre contre les effets dans l’encyclique Humani generis"’ ‘ 452 ’ ‘.’ Il est vrai que c’est pendant l’été 1950 que le conflit entre certains ecclésiastiques français et la Curie romaine atteint son paroxysme. En nommant, comme vice-président, un thomiste reconnu, disciple très fidèle de Jacques Maritain, l’assistant ecclésiastique a certainement mesuré son geste 453 . Il va d’ailleurs lui-même à Rome en octobre 1950 présenter les objectifs et les méthodes du CCIF. Est-ce sur demande de la Curie romaine ou simplement pour informer les milieux romains ? La question reste posée.

Roger Millot souhaite profiter de la situation délicate d’Émile Berrar pour l’éloigner du Centre. Dans une lettre envoyée en octobre, à Ramon Sugranyes de Franch, il explique qu’il s’agit de :

‘" (…) certaines influences au sein du CCIF dont nous avons peut-être l’occasion unique de nous débarrasser en multipliant certains incidents ou en laissant simplement cours à la sottise de nos contradicteurs." 454

Il intervient auprès de Vittorino Veronese, président de l’Action catholique italienne et président de Pax Romana, un proche du substitut de la Secrétairerie d’État, Giovanni-Battista Montini :

‘"Je ne serais d’ailleurs pas étonné que le voyage de l’abbé Berrar à Rome ait entre autres raisons celle de s’assurer complémentairement contre les conséquences de l’encyclique (…) il serait bon que nos amis soient avertis et que l’abbé BERRAR ne soit pas trop encouragé dans ses essais de dictature cléricale." 455

Il adresse ensuite une note confidentielle à Mgr Courbe, secrétaire général de l’Action catholique française, dans laquelle il présente ses griefs :

‘"L’impression que donne le Centre catholique des intellectuels français du point de vue de Pax Romana est d’être une institution purement académique. Des problèmes, somme toute très importants, pour la pensée catholique y sont discutés. Mais le centre n’essaie même pas d’exercer une influence de caractère apostolique au sein du monde intellectuel et professionnel. On remarque d’une part l’absence presque complète de manifestations religieuses et de rencontres de formation théologiques ou morales du genre récollections, semaines de culture religieuse etc… D’autre part, ses méthodes de travail se bornent trop souvent à une simple discussion ouverte de problèmes purement intellectuels, sans prétendre parvenir à des conclusions ou à des affirmations qui engagent la position religieuse de ses membres.
De ce fait, le CCIF n’apporte que peu de choses aux organisations professionnelles (...) qui en font partie. Et nous en tant que Pax Romana nous risquons de perdre et l’importante collaboration directe de ces derniers et un moyen exceptionnellement important de pénétrer de l’esprit de Pax Romana, c’est-à-dire de l’universalisme chrétien, tous les milieux professionnels français." 456

Les critiques portent donc vigoureusement sur la méthode intellectuelle et les objectifs développés par la petite équipe de la rue Madame. Même si Pax Romana accorde une importance à la recherche intellectuelle, il ne souhaite pas pour autant que la démarche réflexive prenne le pas sur le reste. En tant que section française du Mouvement international des intellectuels catholiques, le Centre se doit, selon lui, de participer à l’effort de représentativité de l’intelligentsia catholique et d’apostolat dans les milieux diplômés.

L’étape suivante est donc claire pour ceux qui partagent ce point de vue : il est nécessaire de trouver un assistant ecclésiastique plus soucieux de se conformer aux directives du MIIC. Cette nouvelle étape est franchie en novembre 1950, lorsque Roger Millot écrit à Mgr Courbe afin de solliciter le changement de l’assistant. Mais la critique est nouvellement formulée : c’est sur l’orthodoxie de l’abbé Berrar qu’elle porte désormais :

‘"En dehors d’une question de simple courtoisie qui résulte de la légèreté avec laquelle on a disposé d’un conseil d’administration sans le prévenir, il y a un problème de fond concernant l’autorité ecclésiastique, susceptible d’assurer au Centre catholique des intellectuels français des conseils sûrs et une orientation conforme aux directives de S.S. le pape Pie XII, notamment à la suite de la lettre qu’il a bien voulu adresser à Pax Romana pour le congrès d’Amsterdam et de l’encyclique, Humani generis parue trois jours après. Monsieur Bédarida et moi-même (…) estimons qu’il est indispensable (pour) les intellectuels catholiques de France de pouvoir compter sur un ecclésiastique absolument sûr et capable de travailler efficacement dans un climat de confiance avec les éléments laïques. Ni pour Monsieur Bédarida, ni pour moi, il ne s’agit d’une question de personne : nous savons reconnaître l’un et l’autre les mérites de l’actuel assistant ecclésiastique du CCIF mais nous ne pouvons pas être sensibles aux remarques qui nous ont été faites par l’organisation centrale de Pax Romana." 457

Si Roger Millot a frappé ainsi, c’est certainement par déception. Les courriers envoyés à l’archevêque de Paris, Maurice Feltin et au secrétaire de l’Action catholique française, Mgr Courbe sont restés sans réponse 458 . Les deux autorités ecclésiastiques françaises considèrent que le travail fait rue Madame est important et ne voient pas l’opportunité d’un changement d’orientation. C’est donc à Rome que Roger Millot entend poser le problème en rencontrant Mgr Montini. Ceux-ci se connaissent bien grâce aux liens noués lorsque le minutante à la Secrétairerie d’État était assistant ecclésiastique national de la FUCI (Federazione universitaria cattolica italiana) et que le second était membre de la FFEC, liens que confirme une lettre de Ramon Sugranyes de Franch à Roger Millot, le 20 octobre 1950 :

‘"Montini m’a dit combien tu étais persona grata au Saint-Siège et combien tu jouissais de sa pleine confiance" 459 . ’

Lors des journées préparatoires du premier Congrès international pour l’apostolat des laïcs tenu à Rome en 1950, Roger Millot avait fait part des inquiétudes de Pax Romana au sujet de certains aumôniers des mouvements nationaux, et tout particulièrement de l’aumônier français. Dans une lettre de janvier 1951, il lui rappelle leur conversation et lui envoie le rapport confidentiel qui avait été adressé à l’épiscopat français.

‘"Je vous prie donc Excellence de trouver sous ce pli copie de cette note dont l’importance ne vous échappera certainement pas : il s’agit de la responsabilité de PAX ROMANA dans son ensemble vis-à-vis des mouvements nationaux et de l’application des directives pontificales données soit à PAX ROMANA dans la lettre au Congrès d’Amsterdam, soit à l’ensemble des fidèles dans l’encyclique Humani generis." 460

Une partie de la hiérarchie romaine est donc informée des problèmes et des tensions : déviance par rapport aux objectifs de Pax Romana, soupçons quant à l’orthodoxie de son assistant ecclésiastique. En janvier 1951, lors de la réunion annuelle de l’assemblée générale du CCIF, les deux courants s’opposent vigoureusement 461 . Paradoxalement les premières mesures prises sont plutôt favorables à ceux qui soutiennent la ligne intellectuelle et le comité directeur est recomposé, car jugé inefficace :

‘"(…) les réunions sont trop formelles, les membres du comité directeur ne sont pas représentatifs de la vie et des préoccupations du centre." 462

Le nombre de ses membres passe de trente à trente-neuf car ‘"le CCIF doit (sic) adapter ses cadres juridiques aux besoins de son existence"’ ‘ 463 ’ ‘.’ Désormais, il s’agit d’associer aux décisions qui engagent la vie du Centre, des ‘"personnalités ayant valeur intellectuelle : le comité doit devenir aussi le comité d’études du centre"’ ‘ 464 ’. Il s’agit donc de faire participer activement des intellectuels à l’administration, en rééquilibrant le comité 465 . Certes les représentants des différentes associations professionnelles que fédère le Centre restent, mais s’y ajoutent neuf écrivains, philosophes ou historiens : Albert Béguin, Étienne Borne, Daniel-Rops, Luc Estang, Stanislas Fumet, Jean Guitton, Jacques Madaule et Gabriel Marcel 466 .

Les tenants de la ligne Pax Romana poursuivent leur combat : en juin 1951 la crise est à son paroxysme lors de la réunion du bureau, lorsque Roger Millot émet des réserves publiques sur l’orthodoxie doctrinale de l’abbé Berrar alors en voyage en province 467 .

Notes
452.

Roger Millot à Vittorino Veronese, 25 octobre 1950, p. 1, "Pax Romana XI, CCIF 1949-1952", ARM.

453.

Émile Berrar n’a jamais confirmé cette hypothèse.

454.

Roger Millot à Sugranyes de Franch, 25 octobre 1950, p. 1, "Pax Romana XI, CCIF, 1949-1952", ARM.

455.

Roger Millot à Vittorino Veronese, idem.

456.

Note confidentielle adressée par Roger Millot à Mgr Courbe, rédigée par un membre de Fribourg, sur la demande de Roger Millot, 30 novembre 1950, p. 1, "Pax Romana", ARM.

457.

Roger Millot à Mgr Courbe, 30 novembre 1950, 2 p., ARM.

458.

Roger Millot s’en plaint à un ami, Mgr Lebrun, évêque d’Autun, 29 novembre 1950, 1 p. ARM.

459.

Roger Millot est élu président de la FFEC en 1935, deux ans après que Giovanni-Battista Montini eut décidé de se retirer de la FUCI en raison de critiques émanant de jésuites conservateurs. Voir l’article "Paul VI" de Roger Aubert dans Catholicisme.

460.

Roger Millot à Mgr Montini, p. 1, Pax Romana IX, MIIC 3, 3 janvier 1950-1951, ARM.

461.

Compte rendu de l’assemblée générale, 24 janvier 1951, AICP.

462.

Assemblée générale, 24 janvier 1951, p. 3, AICP.

463.

Assemblée générale, 6 mai 1951, p. 1, AICP.

464.

Bureau, 1er février 1951, p. 1, AICP.

465.

Le comité directeur était constitué auparavant de : Henri Bédarida, Madeleine Leroy, Roger Millot, Olivier Lacombe, Émile Berrar, André Aumonier, Jeanne Ancelet-Hustache, Paul Macé, Delarue, Louis Leprince-Ringuet, Léon Mazeaud, Michel Polonovski, Étienne Dupont, Michel Charpentier, Mgr Beaupin, Jean-Baptiste Duroselle, Étienne Gilson, Pierre Goursat, Jacques Hérissay, Odette Laffoucrière, Viet, Jean Aubonnet, Rosace, Querenet. Treize membres, sur les vingt-quatre que comptait le comité, étaient des représentants des différentes associations.

466.

Liste établie lors de la réunion du bureau 1er février 1951, confirmée lors de la réunion de l’assemblée générale, le 6 mars 1951, AICP.

467.

Émile Berrar à Roger Millot, Pax Romana IX, 3, 3 janvier 1950-1951. Et Roger Millot à Émile Berrar, 28 juin 1951, 2 p, ARM.