b) Encore une revue ?

Au début des années 1950, Recherches et Débats reste une revue très modeste : si elle produit des articles de très haut niveau intellectuel, si les débats qu’elle retranscrit sont également de qualité, elle ne draine pas pour autant un large lectorat. Le nombre de ses abonnés - autour de 400 - est faible et souligne les difficultés d’un Centre à se faire reconnaître et à s’imposer sur la scène intellectuelle 495 . Le succès que remporte la Semaine des intellectuels catholiques incite donc l’équipe à réorganiser la revue.

En 1949, un premier projet avait été établi pour mettre en place une revue plus générale dans le but de :

‘"(…) montrer que les catholiques disposent des mêmes connaissances et moyens techniques que les autres, mais en plus des lumières spirituelles et surnaturelles et par-là, un complément intellectuel infiniment précieux." 496

Trait d’union entre tous les catholiques, la revue devait apporter ‘"un témoignage de vitalité intellectuelle et spirituelle"’ ‘ 497 ’. Les objectifs étaient vastes : évoquer tous les problèmes de la chrétienté, valoriser la diversité des courants que draine l’Église, prendre soin d’entrer en contact avec les autres chrétiens et les non-croyants ! 498 . Stanislas Fumet, ancien directeur de Temps présent,est pressenti pour diriger cette nouvelle revue. L’équipe pense également solliciter Jean-Baptiste Duroselle pour la direction et Robert Barrat pour le secrétariat 499 . Stanislas Fumet avait collaboré au journal dominicain Sept. Lorsque celui-ci avait été supprimé par le Magistère romain, l’expérience avait été prolongée sous le titre de Temps présent. Après l’interruption de la guerre, l’hebdomadaire avait reparu, mais en choisissant une position moins confessionnelle, le journal avait brouillé son image auprès de son lectorat ; les dissensions entre les collaborateurs (du gaulliste Pierre-Henri Simon au progressiste André Mandouze) avaient provoqué la disparition définitive de l’hebdomadaire en 1947 500 . Le projet du "61" n’aboutit pas : Stanislas Fumet a-t-il refusé de se lancer dans l’aventure ? Aucune trace de réponse ne subsiste dans les archives 501 . Recherches et Débats n’est que légèrement modifiée dans sa forme, acquérant un format plus standard. Cette très modeste transformation est insuffisante pour relancer la publication. Mais en soulignant sa volonté de prolonger le travail lancé par Sept, puis par Temps présent le CCIF manifeste son positionnement sur la scène catholique française.

C’est en février 1951 que se met en place un deuxième projet qui propose d’établir des cahiers centrés sur un thème. Un an après, en mai 1952, le projet est concrétisé chez Fayard. La revue conserve son titre Recherches et Débats mais supprime tous les suppléments, sauf ceux de l’UCSF et du groupe "Ethnologie" qui deviennent, l’un et l’autre, des bulletins associés à la nouvelle revue. La section "Ethnologie et chrétienté" était constituée de l’association du Cercle Rerum ecclesiae et du Groupe René Grousset. Ce dernier rassemblait des historiens des religions et des praticiens de sociologie religieuse 502 . Leur bulletin est produit au sein de Recherches et Débats à partir de 1951 et se consacre principalement aux problèmes rencontrés par les missionnaires. Ce n’est qu’en 1961 qu’il est décidé de mettre un terme à cette association ! 503 Quant au bulletin scientifique, il reste le fruit des travaux de l’Union catholique des scientifiques français 504 .

Si le premier cahier n’est pas encore entièrement organisé selon les vœux de l’équipe puisqu’il ne comporte que des conférences faites rue Madame sur le christianisme et les libertés, c’est chose faite dès le second volume. Le théâtre contemporain se propose de "porter témoignage de la vitalité du théâtre français" en développant une réflexion sur la philosophie, l’athéisme, l’artifice, tout en étudiant différentes œuvres dramatiques significatives. Il se clôt sur une chronique consacrée aux robots rédigée par Albert Ducrocq 505 . Les cahiers suivants abordent quelques grands problèmes méthodologiques : Psychologie moderne et réflexion chrétienne, puis Pensée scientifique et foi chrétienne" 506 . Le premier propose un bilan de la psychologie moderne, un débat sur L’Homme révolté d’Albert Camus et quatre chroniques : une littéraire sur Les Saints vont en enfer de Gilbert Cesbron, une deuxième philosophique sur Avicenne, une troisième sur le catholicisme aux États Unis et enfin une quatrième sur un sujet médical.

En 1952, l’équipe a trouvé la formule qui servira de modèle pendant plus de vingt ans : des cahiers centrés sur un thème, des débats et quelques chroniques. Au rythme de quatre numéros par an, l’équipe présente un éventail de regards chrétiens ou non croyants sur les sujets les plus divers : confessionnels, culturels, sociaux … La nouvelle formule permet d’acquérir une certaine notoriété puisque la publication se fait au sein de la maison Fayard grâce à l’appui de l’historien et romancier Daniel-Rops. Cet agrégé d’histoire avait assez vite abandonné l’enseignement pour se consacrer à l’écriture. Il avait débuté sa carrière d’écrivain catholique pendant la guerre en rédigeant une Histoire sainte tirée à plus de 250000 exemplaires et un Jésus en son temps publié chez Fayard qui avait connu un énorme succès. Par la suite, l’auteur avait été sollicité par la maison d’édition pour créer un secteur religieux tout en prenant la direction de la nouvelle revue Ecclesia 507 . Conscient de l’importance d’une revue catholique constituée de laïcs, il appuie alors de toute son autorité la nouvelle formule que le CCIF entend promouvoir.

Le choix convainc le public : dès le premier numéro, 1500 exemplaires sont vendus et, un an après, 1100 abonnés sont comptabilisés 508 . Le tirage est alors établi à 3500 exemplaires, puis deux ans plus tard, à 4000. Certes Recherches et Débats reste modeste comparée à la quasi centenaire revue des Études dont le tirage en 1947 est de 18000 509 ou à Esprit dont le tirage se situe entre 10000 et 13000 exemplaires 510 , mais elle se lance quand même dans l’aventure en entendant jouer un rôle de moyenne revue d’inspiration chrétienne. Les premiers numéros sont rapidement épuisés, les suivants sont vendus à plus de 80% 511 . Grâce à cet instrument, le CCIF assoit son autorité sur la scène parisienne et peut jouer "désormais un rôle essentiel dans la lutte pour la conquête et la conservation du pouvoir symbolique", à côté de la revue amie Esprit et de la concurrente Les Temps modernes 512 . La création de la nouvelle revue s’accompagne d’un troisième projet tout aussi ambitieux.

Notes
495.

Chiffre d’après le compte rendu 1950-1951, ARMA.

496.

"Projet de revue", confidentiel, non daté, mais certainement de 1949 ou 1950, p. 1.

497.

Idem.

498.

Ibid.

499.

Ibid.

500.

Sur Temps présent voir Yvon Tranvouez, "Chrétiens de gauche ou gauche catholique ? A propos de l’hebdomadaire "Temps présent" (1937-1947)", dans Histoire et politique. Mélanges offerts à Edmond Monange, association des amis du Doyen Monange, Brest, 1994, p. 339-352.

501.

Ni dans les Papiers Stanislas Fumet, ni rue Madame.

502.

L’historique de ce groupement se trouve dans le bulletin 13 du supplément ethnologique RD 6, janvier 1954.

503.

Abbé Biard à Henri-Bernard Maître, 9 février 1961, p. 1, ARMA.

504.

Le bulletin de l’UCSF mériterait un travail de grande envergure ; une première étude a été faite par un scientifique Michel Denizot, art. cit.

505.

Le théâtre contemporain, octobre 1952, avec André Alter, Albert Béguin, Jean-Jacques Bernard, Maurice Bruezière, le père Carré, Léon Chancerel, René Clermont, André Franck, Henri Fluchère, Antoine Golea, Henri Gouhier, Rose-Marie Houdous, Georges Lerminier, Gabriel Marcel, le père Mambrino, Jean Mauduit, Roger Richard, José Van den Esch.

506.

Mai 1953, travail produit avec l’UCSF.

507.

Article "Daniel-Rops", dans Catholicisme et dans Dictionnaire des intellectuels, op. cit. et article "Fayard", dans Dictionnaire des intellectuels, op. cit.

508.

Minutier 1951-1952, ARMA.

509.

Lettre du père d’Ouince au père Provincial, 1947, p. 2, dossier "Études. Paris 1945-1947", AFSJ.

510.

Michel Winock, "Esprit". Des intellectuels dans la cité, op. cit, p. 256.

511.

Seuls deux cahiers sont boudés : celui sur la jeunesse (1293 invendus en 1963) et le second consacré à la justice (1163 invendus). D’après la liste établie en 1963, ARMA.

512.

Annie Cohen-Solal à propos de la revue des Temps modernes dans Jean-Paul Sartre , 1905-1980, Gallimard, "Folio Essais", 1985, p. 177-178.