2. Un espace privilégié de recherches et de rencontres

a) Les colloques fermés

Dans les années 1950 les colloques entre théologiens et philosophes étaient très rares. Il y avait bien eu quelques rencontres telles les journées sacerdotales franco-allemandes organisées à Maria Rosenberg dans le Palatinat qui avaient réuni en septembre 1949 une quarantaine de prêtres allemands et français autour de questions pastorales et théologiques ; ou encore la réunion luxembourgeoise de juillet 1949 rassemblant théologiens allemands, français et belges, sous l’initiative du père Liégé et du directeur du séminaire Saint-Jean de Luxembourg. Mais aucune n’avait donné lieu à un travail commun régulier. Émile Berrar estimait nécessaire de pallier ce vide en faisant du "61" un lieu de rencontres régulières. En 1951 il se lance donc dans l’organisation de colloques privés :

‘" Ces réunions (…) n’aboutissent pas à grande chose mais on y pose des problèmes, et des prêtres et des religieux qui ne se connaissent que par des polémiques des revues en arrivent à s’apprécier et à se mieux comprendre"’ ‘ 520 ’ précise ainsi l’assistant ecclésiastique au père Henry, directeur de La Vie spirituelle.

Le CCIF va donc trois ans de suite réunir une quarantaine d’intellectuels catholiques français et étrangers, laïcs et ecclésiastiques, philosophes et théologiens.

"Foi et phénoménologie" est étudié en janvier 1951, "Historicité et vérité" en 1952, "Le péché originel" en 1953. Une quatrième est prévue pour la Pentecôte 1954 sur "Nature et morale". Pour cette dernière, le CCIF demande l’aide de La Vie spirituelle 521 mais les tensions qui se multiplient en cette année, liées à la crise des prêtres-ouvriers, interrompent le projet. Pendant ces trois années, la plupart de ceux qui comptent sur la scène théologique sont invités 522  : les jésuites Beirnaert, Bouillard, Daniélou, Fessard, Henry, de Lubac 523  , Malevez (de Louvain) 524 , Malmberg (de Maastricht), Marc, Notebaert (de Maastricht), d’Ouince, Pierre 525 , de Rademakker, Rahner 526 , Rouquettte, Russo ; les dominicains : Congar, Chenu, Dubarle, Geiger, 527 Guérard des Lauriers, Labourdette 528 , Liégé, de Menasce, Nicolas 529 , Philippe (du Saulchoir), Serrand 530  ; les abbés Aubert 531 , Brien, Chatillon, Colin, Dondeyne, Duméry, Hadot, Rogues, Vancourt 532 , Verneaux ; le père Bouyer, le chanoine Mouroux 533 , Mgr Jolivet 534 , Mgr Journet de Fribourg (il ne vient pas mais envoie une note de travail en 1951), le père Dabosville, le père François de Sainte-Marie, le père Philippe de la Trinité 535 , le père Gabel 536 , le père Ortigues 537 , le père Panikkar 538 , le père Welte 539 . Les laïcs Blin, Borne, Carroi, de Fabrègues, Gouhier, Hahn, Joulia, Lacombe, Levert, Lewis, Marcel, Mercier, Müller de Fribourg, Poirier, Spire, Taboulot, Wahl et de Waelhens sont également présents.

L’originalité de ces réunions est double. La première consiste à rassembler des hommes issus de pôles de recherche variés : jésuites des Études et de Fourvière, dominicains du Saulchoir, carmes d’Avon, professeurs de l’Institut catholique de Paris ou des Facultés de Louvain, de Fribourg et de Maastricht. La seconde l’est davantage puisque se retrouvent à dialoguer des chercheurs dont les positions théologiques et philosophiques sont parfois très opposées. Se côtoient durant ces week-ends de travail, des thomistes dans la stricte ligne d’un Garrigou-Lagrange comme le père Guérard des Lauriers, des blondéliens comme le père Bouillard ; des thomistes ouverts et dont la pensée est renouvelée par une réflexion sur l’histoire comme la développe le père Rahner et des thomistes plus stricts comme Mgr Journet ou le père de Menasce ; des théologiens sanctionnés comme le père Chenu ou le père Bouillard et des consulteurs du Saint-Office comme le père Philippe de la Trinité ! Les oppositions peuvent ainsi être multipliées. Il y a indubitablement ici une action originale et véritablement vertueuse qui incite les uns et les autres à se reconnaître et à s’accepter en humanisant des relations qui jusqu’alors restaient théoriques et souvent polémiques. L’abbé Duméry résumera l’originalité de la démarche en une phrase : ‘"L’essentiel est qu’ils se voient, non qu’ils s’accordent"’ ‘ 540 ’ ‘.’

La valeur et la diversité des invités se conjuguent avec la qualité des sujets choisis. En 1951, les journées sont consacrées à la phénoménologie. Les conférenciers s’appuient sur les œuvres de Martin Heidegger, Edmund Husserl et du protestant Paul Ricœur 541 pour réfléchir à une nouvelle approche de la foi afin de souligner la richesse et la valeur d’un dialogue entre la philosophie contemporaine et la théologie. "Historicité et vérité" présente trois axes successifs : la place de la vérité dans une philosophie de l’historicité, la place de l’historicité dans une métaphysique de la vérité et le rapport entre dogme et histoire. La discussion est introduite par les exposés du père Welte, du chanoine Dondeyne, du père Geiger et du père Guérard des Lauriers. Ce sont donc les questions qui sont au cœur de tant de malentendus depuis la crise moderniste, à savoir la part de l’histoire dans la définition du dogme, qui sont dans ce cadre étudiées 542 . La troisième rencontre qui est consacrée au péché originel s’interroge à la fois sur le monogénisme ou polygénisme et sur le degré de véracité scientifique du texte biblique. Le père Bouyer présente un exposé sur la Bible, le jésuite Henry sur les documents ecclésiastiques consacrés au sujet et le père Labourdette sur les enjeux théologiques de la question. Ce thème conduit au cœur des apports et limites des recherches paléontologiques et ethnologiques religieuses. Le dernier colloque sur "Nature et morale" est tout aussi ambitieux. C’est d’ailleurs un des sujets privilégiés du CCIF, car ce concept est l’enjeu de discussions qui touchent à la définition de l’homme et à ses conséquences pratiques sur la morale. Quelque temps auparavant, l’équipe avait réuni sur cette même question le dominicain Henry, Étienne Borne, le protestant Henri Burgelin, l’abbé Colin, le père Daniélou, le père Dubarle, le père Fessard et enfin Olivier Lacombe pour un débat. Puis le père Thomas Philippe avait été sollicité pour un exposé 543 . Le thème est donc bien préparé et pourtant la rencontre échoue. L’échec de la quatrième rencontre est révélateur, en ces années, de la difficulté de réunir des personnes dont les conceptions sont différentes, autour de sujets à risques et dans un contexte de plus en plus difficile. Ces réunions se focalisent en effet sur les sujets les plus en pointe de la recherche théologique : apport de la recherche historique dans la formulation de la foi, redéfinition de certains points importants comme le péché originel ou la nature. A peine un an après l’encyclique Humani generis, l’équipe du "61" persiste et signe : il faut trouver des endroits pour que la recherche théologique se développe, pour que les intellectuels catholiques se retrouvent et discutent à bâtons rompus. Le premier colloque fait l’objet d’une publication spéciale de Recherches et Débats : publication de la conférence de l’abbé Vancourt, de celle du chanoine Dondeyne et du compte-rendu de la discussion 544 . Les autres colloques ne bénéficient d’aucune livraison de Recherches et Débats. L’absence est révélatrice : la liberté de recherche des théologiens et philosophes depuis Humani generis ne doit pas dépasser les stricts cercles des spécialistes. L’absence de traces écrites est également significative des limites du travail du Centre : rassembleur, aiguillon, éveilleur, il ne peut ensuite construire une synthèse qui exige temps, compétence et autorité théologique. Aucun membre de l’équipe ne détient une telle capacité.

Ces réunions ont certainement eu un rôle important mais qui reste difficile à préciser. On peut se demander si dans ces colloques de la rue Madame ne se trouve pas la généalogie partielle des rencontres secrètes organisées par l’ambassadeur de France à Rome, Wladimir d’Ormesson, entre des Romains et des représentants de l’intelligentsia catholique durant l’été 1952 et 1953. Celles-ci devaient permettre d’échanger sur les sciences modernes, les courants philosophiques contemporains et les méthodes d’apostolat. Du côté français, c’est Henri Bédarida qui est alors chargé de réunir les intellectuels catholiques français 545 . Est-ce l’universitaire italianiste, bon connaisseur du milieu romain qui est ici sollicité ? Ou n’est-ce pas plutôt le président du CCIF ? Une première réunion a lieu du 28 juillet au 2 août 1952. Les trois axes de discussion se forment autour des sciences modernes et du dogme, des grands courants philosophiques contemporains et des méthodes d’apostolat. La seconde a lieu à la même date, l’année suivante, sur les questions de l’apostolat des laïcs, les enseignements de la sociologie religieuse et le sens de l’histoire. Certes les Romains ne sont pas présents au réunions du "61", si ce n’est à travers la personnalité du père Philippe de la Trinité. Mais l’objectif reste le même : se connaître, pour mieux dialoguer. Même si ces réunions soulignent encore davantage le fossé qui sépare les connaissances romaines de celles des Français, elles ne s’en situent pas moins dans la ligne des précédentes organisées au "61".

L’après-guerre a vu fleurir une multiplicité de projets œcuméniques comme la création en septembre 1951 à Oxford d’un congrès international d’études patristiques par la petite équipe constituée des pères Daniélou et Sagnard et des révérends Cross et Mac Laughlin 546 , ou encore le groupe de recherche théologique organisé autour du père Villain depuis 1948 à Paris et qui réunit des théologiens catholiques et réformés. Conscient de ce "premier printemps" 547 , le CCIF se lance lui aussi dans un projet patristique et œcuménique et prend acte des nouvelles tendances qui se dessinent.

Notes
520.

Abbé Berrar au père dominicain Henry, 18 janvier 1954, p. 1, minutier 1953-1954, ARMA.

521.

Lettre de l’abbé Berrar au père Henry, 18 janvier 1954, p. 1, ARMA.

522.

La liste qui suit présente les invités des trois colloques. Une soixantaine de personnes fut sollicitée, une quarantaine se réunit rue Madame.

523.

"J’aurais été heureux d’y participer. Maintenant la situation est vraiment trop confuse en ce qui me concerne" écrit-il à l’abbé Berrar, 23 décembre 1950, p. 1. Il vient en 1953 pour le colloque sur le péché originel.

524.

Né en 1900, un des meilleurs représentants de la théologie transcendantale soucieux de relire la doctrine traditionnelle aux nouveaux courants de pensée.

525.

Aumônier du groupe Laënnec.

526.

Né en 1904, il enseigne la théologie à Innsbruck. Il met à profit ses connaissances kantiennes et heidegeriennes pour établir un chemin théologique nouveau et original.

527.

Louis-Bertrand Geiger est dominicain, il défend une ligne thomiste classique.

528.

Né en 1908, il est l’ami de Jacques Maritain et développe une pensée thomiste classique.

529.

Dominicain de la province de Toulouse, il avait été en 1946 à l’origine, avec les pères Labourdette et Bruckberger, d’une querelle sur la nouvelle théologie. M. Labourdette, M.-J. Nicolas, J. Bruckberger et varii auctores, Dialogue théologique, pièces du débat entre "La Revue Thomiste" d’une part et les R.R. P.P. de Lubac , Daniélou , Bouillard , Fessard , von Balthasar, SJ, d’autre part, Les Arcades, 1947, 151 p.

530.

De La Vie spirituelle.

531.

Roger Aubert est né en 1914, historien de l’Église (il enseigne à l’Université de Louvain), il s’intéresse tout particulièrement à l’histoire contemporaine et donne à cette matière une autorité scientifique.

532.

Professeur de philosophie à la Faculté de théologie de Lille.

533.

Né en 1901, théologien influencé par Maurice Blondel, il tente de définir une phénoménologie de la foi.

534.

Enseignant à l’Institut catholique de Lyon.

535.

Carme et membre de la communauté d’Avon, consulteur du Saint-Office.

536.

Assomptionniste, directeur du journal La Croix.

537.

Professeur à l’Institut supérieur de philosophie de Louvain.

538.

Né en 1918, théologien espagnol au carrefour des cultures et des religions.

539.

Né en 1906, excellent connaisseur de la phénoménologie husserlienne et heidegerienne, il cherche à établir des ponts entre le message de la foi et ces nouvelles formulations philosophiques.

540.

Abbé Duméry à l’abbé Berrar, 23 décembre 1950, p. 1, "dossier journées 20-20 janvier 1951", AEBE.

541.

Né en 1913, professeur à l’Université de Strasbourg, influencé par Gabriel Marcel, Edmund Husserl et Karl Jaspers.

542.

Liste des invités et exposés des quatre conférenciers, carton CUC-CCIF, "CCIF 1948-1975", APC.

543.

RD 13, supplément théologique, février 1951, p. 1-8.

544.

"Foi théologale et phénoménologie", brochure spéciale du supplément théologique et philosophique, septembre 1951, 40 p.

545.

Voir à ce sujet François Bédarida, "Les intellectuels français et le Vatican en 1952-1953, un épisode inédit", dans Mélanges André Latreille, Lyon, 1972, p. 243-253. Les Français sont l’abbé Bonnet, l’abbé Chavasse, Étienne Borne, le père Dubarle, Joseph Folliet, Jean Guitton, Robert d’Harcourt, André Latreille, Alfred Michelin, Henri Bédarida, le père d’Ouince, André Lichnerowicz et le père Rouquette.

546.

Étienne Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne du XIXè au XXè siècle, itinéraires européens d’expression française, op. cit,. p. 885.

547.

Étienne Fouilloux titre ainsi l’après-guerre dans Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 523.