b) Un groupe œcuménique

Pour mener à bien ce nouveau défi, l’équipe fait appel à certains membres de l’équipe d’Istina 548 , les père Dalmais 549 et Le Guillou 550 , pour constituer ensemble un groupe de recherches. En octobre 1952, une première réunion rassemble le père Daniélou, le père Congar et Pierre Pascal 551 chez l’abbé Berrar afin de dresser le plan de travail 552 . Deux axes sont alors retenus : participer à la recherche scientifique sur les pères de l’Église et mettre en place un congrès international de patristique 553 . La petite équipe prend la décision de réunir sept fois par an des patrologues et dresse la liste des potentiels membres : Dom Amand, Cadiou, Pierre Courcelle, spécialiste des études augustiniennes, Oscar Cullmann 554 , le père Dalmais, Pierre Fabre, Robert Flacelière, professeur de littérature grecque, Guillaumont, le père Henry, Henri-Irénée Marrou, le père Mondésert des Sources chrétiennes 555 , Nautin, le normalien Jacques Perret, spécialiste de littérature latine, Jean-Rémy Palanque, professeur d’histoire ancienne à Aix-en-Provence, Pépin, Henri-Charles Puech, professeur d’histoire des religions au Collège de France, Roques, le père Sagnard. Ce sont des anciens "talas" spécialistes de l’antiquité (Marrou, Flacelière, Puech, Perret …) ou des ecclésiastiques patristiciens (Cullmann, Daniélou, Mondésert ...), tous soucieux de dialoguer avec les protestants et orthodoxes.

En novembre 1952, le projet est bien avancé comme l’atteste la lettre de Robert Barrat adressée au père Moubarak, prêtre libanais spécialiste du dialogue avec l’islam et disciple de Louis Massignon :

‘"Nous songeons cette année à faire démarrer un groupe orient chrétien qui comporterait deux sections : l’une consacrée aux études patristiques (…), une seconde consacrée à l’étude des problèmes que pose l’Orient chrétien : liturgie, mentalité etc. … Notre but étant d’une part d’intéresser le public catholique parisien aux chrétiens du Proche-Orient, d’autre part d’aider les représentants de ces Églises à prendre contact avec les intellectuels catholiques, à leur exposer leurs problèmes en toute simplicité et à discuter doctrinalement avec eux." 556

En décembre 1952, une lettre confirme le projet au père Euthyme Mercenier, directeur du didaskale, à Alexandrie 557 . Un mois plus tard, le projet est arrêté en raison de différends entre Istina et le CCIF :

‘"Mon impression est exactement la vôtre - constate Robert Barrat - j’ai voulu laisser faire l’équipe d’Istina pour voir ce qu’elle pouvait réaliser mais je crois qu’il vaudrait mieux abandonner le projet plutôt que de continuer dans ce sens. Nous allons donc reprendre l’étude de notre projet et essayer de la réaliser selon la forme que vous indiquez vous-même." 558

Un groupe "Chrétientés d’Orient et chrétientés d’Occident" organise sa première réunion le 2 mars 1953 mais ne survit pas longtemps 559 . Robert Barrat est happé par une autre aventure, celle de l’émancipation du Maghreb. C’est en effet le 26 janvier, la veille de la lettre écrite au père Dalmais, qu’a lieu la conférence dénonçant la répression française au Maroc qui entraîne le CCIF dans une turbulence toute politique et éloigne le secrétaire général des problèmes œcuméniques. Si une association internationale d’études patristiques a bien été fondée, elle l’a été bien plus tard, en 1965, et sans le CCIF. Si parmi les raisons de l’échec il faut mettre en premier lieu les dissensions entre le père Dumont, le directeur d’Istina, valorisant trop aux yeux du CCIF l’axe orthodoxe, il faut y ajouter l’investissement de l’équipe dans les problèmes de la décolonisation, mais plus encore, les sanctions que subit le père Congar, pilier de l’œcuménisme, dès 1954. Si en 1952, Vraie et fausse réforme dans l’Église paru dans la collection "Unam Sanctam" avait été interdit de toute nouvelle édition et de toute traduction, en 1954 la sanction tombe encore plus durement : le père Congar est assigné au couvent de Cambridge avec une liberté d’écriture largement amoindrie 560 .

Malgré l’échec de ce groupe œcuménique, l’initiative n’en est pas moins intéressante : elle souligne, une fois encore, que l’équipe du "61" se trouve au cœur d’une nébuleuse d’intellectuels catholiques dont le souci premier est le renouveau de la pensée catholique. Le dialogue avec les frères séparés se présente alors comme l’aboutissement logique de leur démarche théologique 561 . La réflexion œcuménique restera un thème privilégié du CCIF mais désormais il se fera la caisse de résonance des recherches menées ailleurs 562 .

Ces quelques expériences, partiellement abouties, sont riches de sens. D’une part, elles sont à l’image d’un catholicisme profondément ouvert qui a recours à l’histoire et aux sources chrétiennes, qui s’intéresse à la philosophie de l’intériorité et qui fait du dialogue avec les frères séparés un élément essentiel de la recherche. D’autre part, la difficulté de leur mise en place souligne les contraintes subies par les tenants de la nouvelle théologie pour diffuser leurs travaux. Faute de pouvoir développer ces espaces de recherche, le Centre catholique des intellectuels français décide de faire des séances des Semaines des intellectuels catholiques le lieu de discussion et la caisse de résonance des recherches théologiques les plus modernes.

Notes
548.

Centre d’études œcuméniques fondé par le père Dumont dont la vocation est d’abord de reconstituer l’unité perdue avec les orthodoxes et qui peu à peu s’ouvre au dialogue avec l’ensemble des chrétiens.

549.

Né en 1914, dominicain, aumônier de la Ligue Missionnaire des Étudiants de France, spécialiste de Maxime le Confesseur et des liturgies d’Orient. Il participe au Cercle saint Jean-Baptiste, cercle fondé par Mère Marie de l’Assomption et le père Daniélou pour œuvrer au renouveau missionnaire. Voir à ce sujet Françoise Jacquin, L’histoire du Cercle saint Jean-Baptiste : l’enseignement du père Daniélou, Beauchesne, 1987, 271 p.

550.

Né en 1920, il s’intéresse à la théologie morale et orientale.

551.

Il a rédigé une thèse sur Avvakum et les débuts du Raskol. La crise religieuse au XVIIè siècle en Russie, en 1938. Voir Étienne Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne du XIXè au XXè siècle, itinéraires européens d’expression française, op. cit, p. 391.

552.

D’après une lettre de Robert Barrat, 22 octobre 1952, p. 1, ARMA.

553.

Robert Barrat à Henri-Irénée Marrou, 22 octobre 1952, ARMA. Malheureusement ces réunions n’ont laissé aucune trace.

554.

Théologien protestant né en 1902, spécialiste du Nouveau Testament.

555.

Né en 1906, secrétaire puis directeur de la collection Sources chrétiennes dont la vocation est de publier des auteurs de l’Église primitive avec un appareil critique important.

556.

Robert Barrat au père Moubarak, 20 novembre 1952, p. 1, ARMA.

557.

Moine d’Amay-Chevetogne avant la guerre qui part ensuite à Alexandrie. Voir Étienne Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit., p. 404-406 et 664.

558.

Robert Barrat au père Dalmais, 27 janvier 1953, p. 1-2, ARMA.

559.

Étienne Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op cit., p. 683.

560.

Étienne Fouilloux, Une Église en quête de liberté, op. cit., p. 297.

561.

Étienne Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne, op. cit. p. 611.

562.

Voir infra.