Chapitre 2. L’homme dans sa dimension temporelle et spirituelle

1. Formuler les connaissances sur l’homme : approche méthodologique

a) Chemins de la raison

Si la part consacrée à la philosophie est beaucoup plus faible (20% des articles durant la première période et 5% dans la période suivante), les thèmes traités restent aussi importants. Déterminer la place de la vérité divine dans la réflexion philosophique, explorer le rôle de la raison et de ses limites, questionner l’enjeu de la sécularisation et les relations possibles entre deux rationalités, enfin soulever la fameuse question de la philosophie chrétienne qui avait défrayé la chronique philosophique des années 1930 576 , toutes ces questions vont être au cœur des débats et cahiers organisés sur la philosophie pendant ces années. Ces réflexions principalement d’ordre méthodologique constituent en quelque sorte les prolégomènes d’un dialogue avec les pensées non spiritualistes.

Tableaux des activités (1947-1957)
Thèmes des débats et conférences 1947-1957
Sujets philosophiques 6,1%
Philosophes contemporains 2,9%
Philosophes contemporains chrétiens 2,5%
Philosophes non contemporains 0,4%
Science et philosophie 1,4%
Thèmes de Recherches et Débats 1952-1957 1952-1957
Théologie et philosophie 4 19%
Philosophie 1 5%

Les cahiers illustrent assez bien les choix philosophiques du "61". Un premier cahier paraît en avril 1954 sur Intériorité et vie spirituelle 578 , un second en mars 1955 sur les Philosophies chrétiennes 579 . En 1954, il s’agit de souligner la valeur de l’intériorité et donc de s’opposer à des lignes philosophiques qui la rejettent dans la mythologie. L’exercice se développe contre le marxisme et contre l’existentialisme sartrien. En 1955, les pères Daniélou et Henry, Étienne Borne et Jean Guitton montrent que le thomisme ne saurait être la seule voie d’accès à la connaissance et rappellent l’apport essentiel du kantisme, de l’hégélianisme et du bergsonisme dans la recherche de la vérité. L’abbé Pierre Colin présente la phénoménologie existentielle en comparant l’existentialisme marcellien à l’existentialisme sartrien ; quant à Henri Birault, il expose l’œuvre de Martin Heidegger. Olivier Lacombe est donc le seul auteur à souligner la supériorité de la philosophie thomiste. Mais à la différence du cahier de 1954 où des thomistes convaincus avaient été invités comme le père Paul Philippe, Étienne Gilson, Olivier Lacombe et Aimé Forest (le seul du reste à donner un article), en 1955 un seul thomiste est invité en la personne d’Olivier Lacombe. L’équipe du CCIF a donc fait le choix de se positionner contre une vision strictement thomiste : en titrant au pluriel "philosophies chrétiennes", elle entend explorer la richesse de l’augustinisme et du blondélisme. Dans une conclusion de quelques pages (fait d’ailleurs à signaler, car aucun autre numéro de Recherches et Débats ne comprend de conclusion) l’équipe pose la question du "Pluralisme de droit ou de fait" : il y a plusieurs demeures dans la maison du Père. Le pluralisme pour être authentique doit établir des passerelles communicables : une épreuve digne de la condition pérégrinale de l’homme sur terre selon les mots d’Étienne Borne.

Il aurait été logique de trouver Jean-Paul Sartre, porte-parole de la gauche intellectuelle athée, en bonne place dans les articles et les débats. Paradoxalement, il apparaît plutôt en filigrane : niant la valeur de la transcendance, pape de l’existentialisme athée, il est contesté mais rarement de face et souvent au détour d’une comparaison 580 . La forte présence de Gabriel Marcel apparaît alors emblématique : n’est-il pas la figure de proue de l’existentialisme chrétien, celui qui serait le pendant en surnaturel de la philosophie sartrienne ? Le philosophe de la rue de Tournon est, de fait, le philosophe le plus étudié au "61" 581 et il s’exprime plus de quarante fois en trente ans. L’année 1954 marque d’ailleurs l’apogée de sa présence. Pour ses 65 ans et ses vingt-cinq ans de baptême dans la foi catholique, deux débats lui sont consacrés. C’est entouré de ses disciples et amis, Pierre Colin, Roger Troisfontaine et Jean Wahl que Gabriel Marcel, lui-même, rend compte de sa pensée. Il le fait tout particulièrement lors d’un premier débat consacré à son livre Le déclin de la sagesse en s’interrogeant sur les méfaits de la technique, un thème qui lui est cher 582 . Les travaux universitaires sur l’œuvre marcellienne font également l’objet de commentaires critiques au sein de Recherches et Débats 583  : celle de l’Italien Pietro Prini concernant la méthodologie de l’invérifiable, celle de Roger Troisfontaine sur l’ensemble de sa pensée. Enfin, en 1955, l’abbé Colin montre la différence fondamentale entre une philosophie qui pour affirmer l’homme supprime Dieu (sartrisme), d’une philosophie qui souligne la pleine liberté d’une humanité unie à Dieu. Il y fait apparaître également l’originalité de sa méthode et montre que la phénoménologie chrétienne est une philosophie chrétienne à part entière puis qu’elle permet de réaliser le passage à l’absolu 584 .

Certes Simone Weil fait également l’objet de trois débats 585 mais indubitablement c’est Gabriel Marcel qui emporte l’adhésion, peut-être moins strictement pour sa réflexion philosophique que pour sa méthode qui s’appuie sur l’accueil de l’altérité et sur une réflexion toujours à construire dans un refus de tout dogmatisme.

Les années 1940 avaient été marquées profondément par une réflexion philosophique relativement centrée sur les questions méthodologiques et les courants phénoménologiques et existentialistes. La première moitié de la décennie 1950 montre que débats et cahiers restent centrés sur les mêmes questions. Un seul changement de taille est à noter : la part plus importante accordée à l’idéologie marxiste qui trouve écho dans les séances des Semaines 586 .

La philosophie n’était pas le seul secteur à diminuer, d’autres comme l’éducation ou la science étaient touchés. S’il apparaissait logique de voir les problèmes pédagogiques des cours élémentaires disparaître, la nette baisse des articles scientifiques (ils diminuent de moitié et passent à 5%) était plus surprenante. Paradoxalement elle ne conduit pas l’équipe à laisser échapper les grands enjeux scientifiques du moment. Au contraire, en cette décennie, l’équipe tient profondément compte des nouvelles approches méthodologiques ou cognitives et de leurs répercussions sur le dépôt de la foi.

Notes
576.

Voir "Philosophie", dans Catholicisme et "Philosophie et spiritualité", dans Dictionnaire de spiritualité.

577.

Pour les débats et conférences, les périodes 1947-1951 et 1952-1957 ont été regroupées ; l’échantillonnage sur la première période ayant été jugée trop insuffisant. Les exemples analysés ici sont en revanche choisis sur la période 1952-1957.

578.

RD 7, avril 1954, 251 p.

579.

RD 10, mars 1955, 220 p.

580.

Critique de Maurice Blin, RD 17, supplément philosophique, octobre-novembre 1951 p. 39-40 ; critique de Jean Guitton, RD 5, octobre 1953, p. 159 ; critique de l’abbé Colin, RD 10, mars 1955, p. 92 ; critique du père Daniélou, RD 11, mai 1955, p. 100 ... Les exemples peuvent être multipliés !

581.

Le 24 mai 1946, Jeanne Delhomme fait une conférence sur "L’attestation de la liberté créatrice" ; Étienne Borne, l’abbé Colin, le père Troisfontaines et Jean Wahl débattent sur "De l’existence à l’être" le 23 mars 1954 ; "Le déclin de la sagesse", 13 décembre 1954, avec Étienne Borne et Olivier Lacombe, dans RD 11, mai 1955, p. 138-151.

582.

RD 11, mai 1955, p. 138-143.

583.

RD 7, avril 1954, p. 205-207.

584.

RD 10, mars 1955, p. 91-107. Sur Gabriel Marcel voir le colloque organisé à l’Institut de France, le 23 janvier 1999 : "Un intellectuel en son siècle. Gabriel Marcel" (nous nous permettons de renvoyer à notre intervention sur Gabriel Marcel au CCIF : "Une disponibilité intellectuelle en éveil"), à paraître dans le bulletin de l’association Présence de Gabriel Marcel.

585.

Les débats ont laissé de très rares traces : les conférenciers insistent sur la rigueur de sa pensée et s’interrogent sur l’apport de sa réflexion philosophique. "La pesanteur et la grâce est-il un livre chrétien ?", 21 novembre 1949, Luc Estang, Stanislas Fumet, Jacques Madaule, André Rousseaux et Louis Salleron (RD 7). "Derniers écrits", 15 décembre 1952, pères Liégé et Daniélou. L’enracinement, 5 décembre 1960, Olivier Burgelin, Jean Hyppolite, Gabriel Marcel et A. Patri.

586.

Voir infra.