c) Psychologie et psychanalyse : le renouvellement de la théologie morale

Si le CCIF s’intéresse tant à la psychologie et à la psychanalyse, c’est principalement parce que ces deux sciences humaines constituent un enjeu méthodologique de premier plan. En rendre compte c’est souligner le degré de capacité des catholiques à incorporer ces connaissances dans les dogmes et dans les pratiques confessionnelles. Sa compétence manifeste son "aptitude" à la modernité. L’enjeu est aussi moral puisque ces sciences posent la question de la "morale de situation" qui développe l’idée selon laquelle la liberté individuelle se réalise elle-même sans se plier aux normes 608 . Psychanalyse et psychologie vont donc être des thèmes largement privilégiés par le Centre en cette période.

Tableaux des activités consacrées à la psychologie et la psychanalyse
Thèmes des débats et conférences 1947-1957
Psychanalyse 2,5%
Psychologie 1,1%
Thèmes de Recherches et Débats 1952-1957 1952-1957
Psychologie et psychanalyse 2 10%

Le premier cahier Psychologie moderne et réflexion chrétienne est organisée par le père Louis Beirnaert, psychanalyste, (il entre au même moment dans les milieux psychanalytiques animés par Jacques Lacan) qui établit le sommaire et la liste des collaborateurs. Ce numéro rassemble la majeure partie des spécialistes catholiques de la question : André Bergé 609 , Charles Baudoin 610 , Léon Delpech, le chanoine Albert Dondeyne, Charles Durand, Henry Ey 611 , le chanoine Leclercq, Charles Nodet 612 , le chanoine Joseph Nuttin 613 , l’abbé Marc Oraison 614 , le père Edmond Ortigues et le docteur Francis Pasche 615 . Ce bilan montre l’importance de ces secteurs pour la compréhension de l’homme et pour le renouvellement de certaines questions théologiques.

En 1955, un cahier reprend la problématique en s’intéressant à Morale sans péché du docteur Hesnard 616 . Le praticien catholique y soulignait que la morale chrétienne était en grande partie responsable de névroses et de psychopathies. Les spécialistes sont invités à débattre de la question. Parmi eux se trouvent des théologiens de la morale, des cliniciens et enfin des philosophes : Charles Baudoin, le père Beirnaert, Marcel Eck 617 , Pierre Joulia, Jean Lacroix 618 et l’abbé Oraison. Si le docteur Eck formule à l’égard de l’ouvrage quelques objections d’ordre médical, les autres en font une recension positive. Un an plus tard, le livre du docteur Hesnard est mis à l’Index. Le Saint-Office publie une instruction sur "la morale de situation" ; il rappelle l’insuffisance du jugement en conscience et souligne que seules les lois objectives permettent un jugement juste 619 . Cette instruction n’arrête pas l’équipe qui, en novembre 1957, reprend une nouvelle fois le sujet dans un cahier intitulé Problèmes de psychanalyse. Charles-Henri Nodet, l’abbé Marc Oraison et l’abbé Antoine Vergote 620 s’y expriment. Le cahier présente les différentes méthodes psychanalytiques, les différents courants (Freud, Jung, Adler) et enfin les rapports entre la psychanalyse et le sacré. Tous les auteurs insistent sur l’apport de ces sciences pour une meilleure compréhension de l’homme mais cherchent également à en montrer les limites. C’est le cas des deux articles d’Étienne Borne et du père Beirnaert. Dans les années 1960, l’équipe continuera la réflexion en invitant les praticiens Françoise Dolto et Bernard This 621 .

Avec dix débats et deux cahiers consacrés à la psychologie et à la psychanalyse, le CCIF a permis au public parisien de mieux connaître ces courants. Il participe ainsi à l’élimination d’une partie des réserves catholiques à l’égard de la psychanalyse. Alors que Rome s’inquiète de la montée de la "morale de situation", le CCIF fait au contraire appel à ceux qui en incarnent, versant catholique, une théorisation. La liste des collaborateurs fidèles souligne une fois encore l’ouverture du CCIF à l’égard de la modernité. Le père Beirnaert est le spécialiste le plus fidèle. Il est d’ailleurs, depuis l’origine du Centre, l’un des principaux théologiens de service que l’équipe sollicite. L’abbé Oraison, qui connaît des difficultés avec la hiérarchie tout au long de son activité pastorale, est lui aussi un collaborateur régulier 622 . L’équipe est également proche du chanoine Jacques Leclercq qui poursuit dans la Revue nouvelle un dialogue avec la modernité 623 . Le louvaniste loge d’ailleurs, lors de ses séjours parisiens, à la Maison diocésaine des étudiants. Quant au père Plé, spécialiste de théologie morale et directeur de La Vie spirituelle, il est certes moins présent mais son influence est importante. A l’inverse, le père Tesson, moraliste dans la ligne la plus traditionnelle est invité une seule fois. Considéré comme l’œil de Rome aux Études, l’équipe du "61" ne lui accorde pas sa confiance. L’ouverture à l’égard de spécialistes incroyants sur ces questions reste en revanche très modeste. Jacques Lacan est cependant invité trois fois. Sa présence au "61" se fait bien avant son expulsion de l’Association psychanalytique internationale et la fondation de son école en 1964 qui lui donne une autorité et une notoriété sans précédent. Il vient présenter en 1956 un "Bilan du freudisme", puis au colloque consacré au symbole 624 , mais ne donne aucun article malgré les sollicitations de l’équipe. Sa modeste présence est principalement due aux liens d’amitié qui l’unissent au père Beirnaert et à Henry Ey, deux piliers du CCIF.

Miroir de la vie, la création artistique intéresse au plus haut point l’Église. Celle-ci a toujours entretenu avec la culture une relation privilégiée lui apportant pendant des siècles une orientation et un style. Tout au long du XXè siècle, l’Église a dû faire le deuil de sa primauté sur la culture 625 , mais elle reste très soucieuse de se mettre à l’écoute des réalités culturelles de son temps. Comme lors de la première décennie, le CCIF s’intéresse aux phénomènes littéraires en y consacrant le même pourcentage d’articles. Il se fait alors le porte-voix des héros littéraires qui comblent les univers de péché et de salut et ce d’autant plus aisément que la décennie 1950 marque l’influence maximale de la littérature française sur le monde comme le confirme alors le nombre de prix Nobel attribués aux hommes de lettres français : André Gide, François Mauriac, Albert Camus ou encore Saint-John Perse.

Notes
608.

Voir à ce sujet l’article de Gérard Mathon déjà cité, p. 11.

609.

Né en 1902, médecin et directeur du centre de psychopédagogie de l’Académie de Paris depuis 1948 ; spécialiste de psychologie enfantine.

610.

Docteur suisse, spécialiste de psychologie.

611.

Médecin-chef de l’hôpital psychiatrique de Bonneval.

612.

Né en 1907, médecin-chef des hôpitaux psychiatriques, collaborateur du Supplément de La Vie spirituelle et des Études carmélitaines, il s’intéresse tout particulièrement à la psychologie analytique freudienne.

613.

Spécialiste de théologie morale, il enseigne à Louvain.

614.

Marc Oraison est né en 1914. Chirurgien, il entre au séminaire puis s’intéresse à la psychanalyse. Il soutient en 1953 une thèse sur Vie chrétienne et problèmes de sexualité qui est condamnée par le Saint-Office en 1953.

615.

Né en 1910, chef de laboratoire de psychothérapie à la Faculté de Paris.

616.

RD 11, mai 1955, 216 p. Ce numéro n’a pas été comptabilisé en psychologie mais en théologie et philosophie.

617.

Né en 1907, neuropsychiatre.

618.

Philosophe lyonnais, professeur de Première supérieure au lycée lyonnais du Parc. Grand ami d’Emmanuel Mounier il participe à l’aventure d’Esprit et collabore également aux Semaines sociales et tient la critique philosophique au journal Le Monde.

619.

Texte du Saint-Office dans Gérard Mathon, "Relire deux cents volumes", art. cit. p. 11-12.

620.

Né en 1921 en Belgique, théologien et philosophe il entreprend une réflexion sur la psychanalyse dont il devient un des meilleurs spécialistes.

621.

Née en 1908, Françoise Dolto a inventé la psychanalyse d’enfants et a contribué à élaborer un dialogue entre psychanalyse et religion.

622.

Voir Tête dure, autobiographie, Le Seuil, 1969, 220 p.

623.

L’enseignement de la morale chrétienne du chanoine Leclercq est condamné en 1956.

624.

Ses interventions n’ont laissé aucune trace.

625.

Michel Crépu souligne la rupture au début de ce siècle : "(…) formidable guerre de religion inconsciente, livrée à cor et à cri sur le cadavre tour à tour honni et invoqué du judéo-christianisme", dans "La moelle et les nerfs", dans Esprit, avril-mai 1986, p. 214.