2. Les Muses au baptistère ?

a) "La littérature du péché et de la grâce" 626

Dans la période précédente, 10% des débats et des articles de la revue avaient été consacrés à la littérature. Deux axes avaient été privilégiés : les genres littéraires (roman, théâtre et poésie) et la littérature catholique. Jean-Louis Barrault était venu apporter son témoignage sur l’auteur et le personnage 627  ; des hommages avaient été rendus à Georges Bernanos, Léon Bloy, Paul Claudel, Graham Greene et François Mauriac. Jacques Madaule avait ainsi étudié Partage de Midi qui, après des années de "clandestinité", bénéficiait d’un succès d’édition grâce à l’interprétation de Jean-Louis Barrault et d’Edwige Feuillère 628 . En revanche, la "littérature du péché" était globalement délaissée : seul Maxime Chastaing avait rédigé un article sur "La mauvaise foi dans le théâtre de Jean Anouilh" 629 . Sur ce dernier point les années 1950 marquent un changement d’orientation :

Tableaux des activités littéraires (1947-1957)
Thèmes des débats et conférences 1947-1957
Littérature 15,1%
Thèmes de Recherches et Débats 1952-1957 1952-1957
Littérature 2 10%

Trente-deux débats sont consacrés au théâtre, au roman et à la poésie qu’il s’agisse des enjeux formels des genres littéraires (9 débats), d’une œuvre (16 débats) ou d’un créateur (7 débats). Deux cahiers sont également publiés : l’un est consacré au théâtre en 1952, le second, quatre ans plus tard, à la poésie. Durant cette deuxième période (1952-1958), l’intérêt pour toutes les formes de littérature s’élargit. Le premier cahier rassemble des réflexions sur le genre théâtral et sur son essence (théâtre et philosophie, théâtre et comédien...) , sur des œuvres significatives : celles de Jean Anouilh, de Georges Bernanos, d’André Gide, d’Henry de Montherlant et enfin d’Armand Salacrou. Le cahier est à l’image de ce genre littéraire qui connaît une véritable apothéose en cette décennie 1950 : décentralisation théâtrale ou encore création du Théâtre national populaire. Le second cahier sur la poésie fait se côtoyer poètes catholiques et poètes incroyants. 75 personnes sont sollicitées, 46 apportent leur contribution : Jean Cocteau, Pierre Emmanuel, Patrice de la Tour du Pin, Jules Supervielle ; des critiques littéraires comme le jésuite Pierre Chaigne ou Gabriel Marcel sont également sollicités. Le cahier présente un éventail représentatif des écoles poétiques françaises et sa qualité est remarquée par le journal Le Monde qui en fait une recension très positive 630 .

Les débats en revanche se focalisent sur la littérature chrétienne. Parmi les auteurs catholiques décédés, sont valorisés : le poète et critique littéraire Charles du Bos 631 , le romancier Léon Bloy 632 et le "poète-moine" Max Jacob 633 . Les écrivains étrangers ne sont pas oubliés : le Russe Dostoïevski fait l’objet de deux débats (l’un sur sa foi, le second sur Les Possédés 634 ) ; quatre débats sont consacrés à l’Anglais Graham Greene : Le Fond du problème 635 , La fin d’une liaison 636 , Living-room 637 . Deux auteurs sont cependant privilégiés : Georges Bernanos et Paul Claudel. L’auteur du Journal d’un curé de campagne est analysé sept fois : trois débats sont consacrés à la personnalité de l’auteur et à ses idées 638 , quatre au Dialogue des carmélites. Paul Claudel reçoit autant de faveur : trois hommages 639 , une étude sur La ville, une autre sur Christophe Colomb 640 et enfin un débat sur la trilogie claudélienne 641 . François Mauriac est moins valorisé puisque seulement deux débats s’intéressent à son œuvre 642 . Ce choix est à l’image de l’actualité littéraire catholique du moment : Paul Claudel et Georges Bernanos acquièrent l’un et l’autre une reconnaissance certes tardive et encore discutée : le premier reste incompris de certains milieux ; quant au deuxième, une bonne partie de la presse catholique le considère encore comme un auteur mineur 643 . Le troisième s’est de lui-même éloigné de la scène littéraire pour entrer en politique.

Tous ces débats sont marqués par un souci principal : faire reconnaître à sa juste valeur la richesse et la densité de ces œuvres encore mal connues du grand public et surtout déconsidérées par la hiérarchie catholique. Pour y parvenir l’équipe fait ainsi appel aux amis des auteurs comme l’abbé Pézeril qui célébra la messe de funérailles de Georges Bernanos ou Gabriel Marcel, ami de Charles du Bos ; elle sollicite également des spécialistes comme Luc Estang, Jacques Madaule ou Roger Pons. Les débats sont aussi l’occasion de manifester sympathie et intérêt à l’égard d’auteurs ou d’œuvres en difficultés. Ainsi Dialogue des carmélites, qui a connu des réactions contradictoires de l’Osservatore romano 644 , fait l’objet de quatre débats qui en montrent la valeur. Les œuvres de Graham Greene et de Julien Green sont également analysées dans ce sens 645 .

Les grande plumes catholiques sont donc rarement absentes de ce tableau de la littérature. Il manque cependant à l’appel le poète Charles Péguy pourtant présent dans la première revue du Centre 646 et la poétesse Marie-Noël qui refuse que son œuvre soit lue dans une réunion publique du "61". Malgré ces deux absents notables, le CCIF reste le porte-parole de ces catholiques qui ont eu le souci d’inscrire dans leurs œuvres la passion de Dieu pour les hommes et qui n’ont pas emprunté les chemins classiques d’un Henry Bordeaux ou d’un René Bazin. Aucun des ces écrivains catholiques n’a fait l’objet d’un débat même si la pression se fait sentir. Jacques Hérissay le président du Syndicat des écrivains catholiques, puis son successeur, Daniel-Rops, deux hommes profondément classiques et qui pouvaient se prévaloir l’un d’avoir donné "sa" Semaine des écrivains catholiques au CCIF, le second d’avoir appuyé de toute son autorité l’accueil par la maison Fayard de la collection Recherches et Débats, entendaient donner voix à ceux qui incarnaient la "bonne littérature" catholique. La littérature comme au bon temps de l’abbé Calvet, théoricien de la critique littéraire et de ses devoirs envers la morale 647 ou encore du père de Parvillez, un des critiques littéraires attitrés des Études dont l’ouvrage La Plume au service de Dieu publié en 1957 dans la collection "Je sais-Je crois" 648 soulignait les exigences chrétiennes (bien conventionnelles) en matière d’art. Ces sollicitations sont vaines : l’équipe entend au contraire, valoriser la littérature moderne et l’associe d’ailleurs à une réflexion plus globale sur l’art sacré.

Notes
626.

D’après la typologie présentée par Charles Moeller dans "Le Théologien devant l’évolution de la littérature au XXè siècle", dans Bilan de la théologie au XXè siècle, op. cit., tome 1, p. 107 et sequentes.

627.

RD 4-5, mai-août 1949, p. 23-27.

628.

RD 1, supplément historique et littéraire, novembre-décembre 1949, p. 3-5.

629.

RD 2, supplément historique et littéraire, janvier-février 1949, p. 8-16.

630.

Le Monde, 28 septembre 1956.

631.

27 mars 1950, André Maurois, Jacques Madaule, Gabriel Marcel et le père Carré, débat retranscrit dans RD 10 supplément littéraire et historique, juin-juillet 1950 p. 1-16.

632.

22 février 1954, conférence de Stanislas Fumet.

633.

26 mars 1954, abbé Garnier, A. Capri, A. Salmon, Stanislas Fumet, P. Bertin et R. Manuel, retranscrit dans RD 9, novembre 1954,p. 185-222.

634.

5 avril 1954 avec Pierre Pascal, Dominique Arban et Jacques Madaule ; Les Possédés 4 mai 1959, Dominique Arban, Paul Evdokimov et B. de Schloezer.

635.

16 janvier 1950, avec Jacques Madaule, Stanislas Fumet, le père Beirnaert et Jouve retranscrit dans RD 8, supplément littéraire, février-mars 1950, p. 1-13.

636.

Date du débat inconnu, avec le père Beirnaert, Jacques Madaule et Paul Rostenne, débat retranscrit dans RD 1, mai 1952, p. 167-189.

637.

21 janvier 1955, avec Lionel Assouad, l’abbé Berrar, Luc Estang, Jacques Madaule, Jean Mauduit et Roger Pons, retranscrit dans RD 11, mai 1955, p. 107-137. Un dernier est consacré au péché et à la grâce dans son œuvre : le 1er mars 1954, avec V. de Pange et le père Chaigne.

638.

Le 4 mai 1953, Roger Pons fait une conférence. Le 4 février 1957, un débat est organisé autour du livre du père Urs von Balthasar avec Luc Estang, Maurice de Gandillac, l’abbé Pézeril et Georges Suffert. Roger Pons et le père Carré présentent Dialogue des carmélites et Marcelle Tassencourt lit de larges extraits de la pièce ; 6 décembre 1954, "Dialogue des carmélites et l’histoire" avec le père Bruno, Stanislas Fumet, Jacques Madaule et Roger Pons ; 12 février 1958, un débat est consacré à la mise en musique du Dialogue des carmélites avec le compositeur Francis Poulenc, R. Maunel, Mmes Duval, Berthon et Charley.

639.

9 mars 1953, conférence de Stanislas Fumet ; 30 mars 1955 avec Albert Béguin, Luc Estang, Stanislas Fumet, Jean Guitton, Jacques Madaule, Mmes Bell, Falcon, Bertin, Yonnel ; 24 février 1958, Mme Paul Claudel, Jacques Madaule, Stanislas Fumet, M.-J. Durry avec des textes dits par Mme Perrin et R. Karl.

640.

Partage de Midi, 1er février 1951, avec P. et G. Assy et Roger Pons. Christophe Colomb, 11 janvier 1954. La ville, 26 janvier 1956 avec Alain Cuny, Jacques Madaule, Étienne Borne, Stanislas Fumet, débat retranscrit dans RD 15, mai 1956, p. 177-184.

641.

"La trilogie dans l’œuvre de Paul Claudel", 19 janvier 1959.

642.

L’Agneau, 22 février 1954, l’hommage, le 30 avril 1954.

643.

Lors du décès de Georges Bernanos la revue Études fait appel à l’abbé Daniel Pézeril, ami et confident du romancier, pour une chronique. Elle lui demande un article bref, l’auteur étant mineur ! Témoignage de Mgr Pézeril.

644.

Étienne Fouilloux, Histoire du christianisme, op. cit., p. 145.

645.

RD 13, supplément littéraire, février 1951, p. 20-21. Sur l’absence de Julien Green à la SIC 1956 voir infra.

646.

Largement cité dans la revue Travaux et Documents. Un projet de cahier vit le jour au début des années 1970, mais il n’aboutit pas faute de rédacteurs.

647.

Jean Calvet, D’une critique catholique, Spes, 1927, 273 p.

648.

Alphonse de Parvillez, La plume au service de Dieu, Fayard, "Je sais-Je crois", 1957, 122 p.