c) "La littérature du Salut" 661

A la grande différence de la période précédente, la place réservée dans les débats et dans les cahiers aux auteurs incroyants est désormais importante. Elle souligne à la fois la qualité littéraire de cette "littérature du salut" et la valeur des questions qu’elle pose à un monde qui a connu la violence concentrationnaire et atomique. Parmi les auteurs agnostiques, c’est Albert Camus qui est le plus sollicité. S’il est invité à participer aux activités intellectuelles du "61" après 1957, c’est dès les origines que le Centre porte attention à son œuvre. Le 10 avril 1946, une conférence avait été prononcée sur "L’absence et l’absurde chez Albert Camus" par le philosophe Gilbert Spire, puis ce dernier avait rédigé un article sur ‘"La pensée philosophique d’Albert Camus"’ ‘ 662 ’. Le 10 novembre 1952, un débat est consacré à L’homme révolté 663  ; le 21 janvier 1957, le père Barjon, Henri Gouhier, Henri Juin et Gabriel Marcel se réunissent pour sa traduction française Requiem pour une nonne de William Faulkner. En 1957, Albert Camus est invité rue Madame : l’équipe souhaite organiser une réception en l’honneur du Nobel de littérature qui vient de lui être attribué ; il refuse, mais accepte l’idée de participer à un débat sur son œuvre qui reste sans suite 664 . En 1959, l’équipe fait appel à lui pour collaborer à un cahier consacré à la Méditerranée, carrefour des religions, mais sans succès ; elle lui demande également de participer à un débat sur l’adaptation qu’il a faite de l’œuvre Les Possédés de Dostoïevski 665 .

Invité trois fois, Albert Camus n’est jamais venu rue Madame. Il ne faudrait pas y voir de sa part un refus de prêter son nom à une manifestation catholique. Il ne refuse pas toutes les sollicitations : en 1955, il accepte de signer une pétition rédigée par le CCIF qui condamne les pressions du gouvernement chinois sur les catholiques 666 . Cette forte personnalité retient l’attention du groupe pour deux principales raisons : Albert Camus incarne à la fois une forme de modernité culturelle et le frère séparé. Un "Autre", refusant tout dogmatisme, cherchant "une règle de vie adaptée à l’agnosticisme" 667 . Le cheminement d’Albert Camus interroge les chrétiens : dès 1946, dans une conférence faite au couvent dominicain de La Tour-Maubourg, Albert Camus avait invité les chrétiens à le rejoindre pour dénoncer une société qui admettait la réussite à tout prix et pour construire ensemble une morale collective 668 . Sa démarche sans compromission à l’égard du système stalinien (qu’il valorisait dans son Ni victimes, ni bourreaux) et sa rupture avec Les Temps modernes le rapprochent de l’entreprise du CCIF : il incarne ‘"la tradition humaniste la plus exigeante au moment où il était de bon ton de la décrier"’ ‘ 669 ’. C’est sur cette proximité dans l’altérité que le CCIF cherche à bâtir les nouvelles expressions philosophiques. Sa mort brutale en 1960 ne permet pas un dialogue qui aurait pu être fécond comme le souligne l’hommage qui, en février 1960, rend justement compte de ce ‘"janséniste athée"’ ‘ 670 ’ ‘.’

Les autres hommes de lettres incroyants sont moins présents. Certes, tous les "grands" ont bénéficié d’une soirée d’hommage (Antoine de Saint-Exupéry, André Gide 671 , Henry de Montherlant 672 ou encore André Malraux 673 ), mais l’approche y est assez conventionnelle et ne porte finalement que sur des romanciers qui ont marqué plutôt l’entre-deux-guerres. Seul André Gide est l’objet d’une plus grande attention, non pas d’ailleurs pour son œuvre, mais pour sa conduite morale. Un débat organisé à sa mort en 1951 rappelle brièvement les qualités littéraires de l’auteur des Nourritures terrestres et s’attarde sur son "immoralité" et les dégâts causés auprès de la jeunesse 674 . Parmi les débats et articles consacrés à la littérature, celui-ci est le seul qui se situe sur un plan strictement moral et qui devance d’une certaine manière la mise à l’Index de l’œuvre gidienne en 1952 !

Une fois encore l’œuvre littéraire de Jean-Paul Sartre est largement délaissée : un seul débat est organisé. Marc Beigbeder 675 , Maurice Blin et Stanislas Fumet sont invités à commenter l’ouvrage sur Charles Baudelaire. Ils y trouvent des jugements péremptoires sur le poète des Fleurs de mal et sur le genre poétique 676 .

Sur ce versant de la littérature, la récolte est donc moins importante. On note même quelques absences de premier plan, tout particulièrement deux pièces de théâtre qui ont marqué une rupture dans la création dramatique : En attendant Godot de Samuel Beckett montée par Roger Blin en 1953 et La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco, l’"anti-pièce" par excellence. Ces deux œuvres non seulement s’imposent comme œuvres littéraires mais tout autant comme expressions d’un néant qui interroge. Le silence du CCIF à cette nouveauté est inexplicable d’autant que quelques années plus tard, il saura déceler la valeur formelle et existentielle du Nouveau Roman dont il se fera l’écho dans plusieurs débats 677 .

Le Centre se fait happer par l’actualité littéraire et par ses modes : ainsi le surréalisme qui connaît sa consécration, alors que le mouvement en tant que tel a quasiment disparu 678 , fait l’objet d’un débat avec le catholique surréaliste Michel Carrouges 679 . Thierry Maulnier est invité à venir s’expliquer sur sa pièce La Maison de la nuit, qui avait provoqué quelques remous 680 .

Par le nombre de ces débats et cahiers, le CCIF souligne le rôle que joue la littérature française dans le monde culturel occidental. Participant à la fois à l’actualité littéraire, à la connaissance et à la valorisation de certains auteurs, l’équipe du "61" s’intéresse aux auteurs chrétiens qui posent le problème de la foi dans un monde qui change et aux auteurs athées qui manifestent le destin de l’homme isolé. L’importance accordée à la culture ne la conduit pas à rejeter la vie quotidienne, au contraire, elle organise des cahiers et des débats sur les principaux problèmes économiques et sociaux qui marquent ces années. C’est d’ailleurs l’un des phénomènes les plus marquants de cette décennie puisque les articles consacrés aux questions sociales et économiques, tout en conservant une place modeste, sont multipliés par quatre.

Notes
661.

Expression d’André Rousseaux reprise par Charles Moeller, art. cit.

662.

TD 9, mai-juin 1947, p. 33-36.

663.

Avec Étienne Borne, Pierre de Boisdeffre, et le père Dubarle, retranscrit dans RD 3, janvier 1953, p. 215-236.

664.

Lettre d’Albert Camus, novembre 1957, dans "Courrier reçu", ARMA.

665.

Débat du 4 mai 1959, Dominique Arban, Paul Evdokimov et B. de Schloezer.

666.

Voir infra.

667.

François Chavanes, Albert Camus  : "Il faut vivre maintenant", Le Cerf, 1990, p. 11.

668.

Idem, p. 166-167.

669.

Jacques Julliard, "Albert Camus", dans Dictionnaire des intellectuels, op. cit., p. 215.

670.

29 février 1960, père Barjon, Étienne Borne, Robert de Luppé, retranscrit dans RD 31, juin 1960, p. 169-192.

671.

19 novembre 1951, le père Barjon.

672.

29 janvier 1953, Pierre-Henri Simon.

673.

2 février 1953, Pierre de Boisdeffre.

674.

Avec Jacques Madaule, Gabriel Marcel, Hélène Tuzet et André Tubeuf, retranscrit dans RD 14, avril 1951, p. 40-56.

675.

Collaborateur de la revue Esprit, il se rapproche alors des Temps modernes.

676.

RD 13, février 1951, p. 31-58.

677.

Voir infra

678.

Pascal Ory, L’aventure culturelle, op. cit., p. 134-135.

679.

Le débat est le lieu d’une manifestation de surréalistes qui rappellent l’hostilité fondamentale du mouvement au catholicisme.

680.

7 décembre 1953, le père Carré, Stanislas Fumet, Jacques Madaule, François Mauriac et Thierry Maulnier.