3. Chrétien dans la cité

a) Le développement économique en question

Confrontant la foi aux grands mouvements de pensée qui se développent, les catholiques sont également soucieux de prendre place au sein de la reconstruction de la société. De ce fait, tous les sujets importants qui touchent la vie des Français sont analysés rue Madame.

Tableaux des activités économiques (1947-1957)
Thèmes des débats et conférences 1947-1957
Économie 2,9%
Thèmes de Recherches et Débats 1952-1957 1952-1957
Économie 1 5%

Les principaux problèmes économiques sont étudiés : situation des salariés (rôle et place des syndicats ou droit de grève), nouvelles conditions de travail (mécanisation ou robotisation), ou encore systèmes de développement économique (marxisme ou libéralisme) 681 .

Pour organiser le premier numéro de Recherches et Débats sur ces problèmes, l’équipe constitue un comité de travail qui rassemble le père Pierre Bigo, nouveau directeur de la revue jésuite L’Action populaire et spécialiste du marxisme, Paul-Henry Chombart de Lauwe, Jacques Dumontier, directeur général adjoint du Plan et Étienne Hirsch, successeur de Jean Monnet. La petite équipe de travail lance les jalons du cahier qui sort en octobre 1953. Le sujet est d’abord introduit par le père Lebret, fondateur d’Économie et Humanisme, qui souligne le devoir des chrétiens d’agir au sein de la société et qui défend l’idée selon laquelle il n’y a pas un seul système social privilégié par l’Église. Puis le cahier porte sur la situation de l’économie française : le secteur primaire est analysé par Pierre Coutin, le secteur tertiaire par Jean Fourastié 682  ; les échanges internationaux par Léon Buquet et la construction européenne par Louis de Mijolla 683 . Quant à Georges Suffert, journaliste à Témoignage chrétien, il analyse les difficultés économiques de la France et propose des remèdes à l’absence de dynamisme de la mentalité française. Le cahier s’intéresse également aux acteurs en présentant un article sur le syndicalisme rédigé par Georges Levard, secrétaire de la CFTC, qui souligne la richesse du syndicalisme chrétien et sa spécificité. Enfin une chronique d’Alfred Frisch porte sur "Marxisme, socialisme et conscience sociale chrétienne", chronique fortement critique à l’égard du progressisme et du marxisme. Le cahier est à l’image de ce que le CCIF souhaite proposer à ses lecteurs : un éventail de thèmes et d’intervenants ; une équipe de travail constituée d’acteurs et de théoriciens ; le refus de présenter une seule ligne idéologique.

Deux ans plus tard, un second cahier publié en janvier 1956 est consacré à la civilisation du travail et à la civilisation du loisir. Jean Baboulène, journaliste à Témoignage chrétien, le père Pierre Badin, E. Delachenal de l’USIC, Joseph Folliet, Alfred Frisch, le père Laurent de la revue de L’Action populaire, André de Peretti, Georges Levard, François Perroux, 684 André Piettre, Henri Quéffelec, le père Maurice de Reboul de la JEC et le père Rideau de l’USIC collaborent à ce cahier 685 . L’angle d’approche est différent puisqu’il traite des rapports de l’homme à la nature en valorisant travail et technique, tout en s’interrogeant sur le concept de désacralisation. La pauvreté est également un thème cher au CCIF comme le montrent les débats consacrés au père de Foucauld, les invitations faites au père Voillaume, fondateur des Petits Frères des pauvres ou encore à l’abbé Pierre, fondateur d’Emmaüs, invité en février 1954, puis à la Semaine 1955. Au cœur de la pauvreté se trouvent non seulement l’enjeu de la christianisation des masses (ouvrières particulièrement) mais aussi la question de l’organisation sociale. A travers ce thème, le CCIF s’interroge sur les voies économiques possibles : libéralisme ou socialisation des moyens de production. Les solutions proposées dépassent alors le cadre strict de l’économie pour se rapprocher de la vision globale de la société : de l’engagement pour l’amélioration du sort des pauvres à la réorganisation de la société, il n’y a qu’un pas que le CCIF franchit, en participant à une réflexion sur l’économie et le politique.

Pour étudier ces problèmes, sont invités avant tout des spécialistes dont les connaissances techniques permettent de cerner l’enjeu des débats ou encore des acteurs du monde économique. Se côtoient donc au Centre des patrons de grandes entreprises comme Marcel Demonque, président des Ciments Lafarge 686 ou Louis Devaux, directeur général de Shell, tous les deux membres du comité des Amis du CCIF ; Henri Rollet, vice-président du patronat chrétien 687  ; économistes comme François Perroux ; hauts fonctionnaires de l’administration comme Gabriel Dessus, chef de service commercial de l’EDF et Ami du CCIF, Guy Houist, président de la Commission du logement, ou encore des membres de la Commission du Plan (Alfred Sauvy 688 , Jean Fourastié, Jacques Dumontier).

L’équipe pioche donc dans différents milieux sans vraiment en favoriser un : jésuites de L’Action populaire, membres d’Économie et Humanisme. Si Joseph Folliet de la Chronique sociale est un partenaire privilégié du CCIF, il ne vient pas spécialement parler des questions économiques ; quant au président des Semaines sociales, Charles Flory, il vient seulement deux fois 689 . Les interprètes des thèses du catholicisme social restent donc minoritaires. Le courant Reconstruction, courant minoritaire de la CFTC qui a opté pour une large laïcité et que dirige Paul Vignaux 690 n’est pas davantage invité. L’équipe lui préfère le secrétaire général de la CFTC, Georges Levard 691  ; quant aux progressistes, ils sont absents. Certes le père Henri Desroches vient une fois (au débat important sur "Les problèmes humains du machinisme" qui rassemble le docteur Barthe, Émile Coornaert 692 , Georges Friedmann, Jacques Madaule et le père de Roux 693 ), mais il est alors l’animateur d’Économie et Humanisme et n’a pas encore fait paraître son ouvrage Signification du marxisme qui provoquera sa rupture avec le père Lebret et l’ordre dominicain 694 . L’éventail invité dans sa diversité souligne ainsi l’absence d’une voie sociale unique pour les chrétiens.

Le Centre manifeste le même type d’intérêt pour les questions qui touchent à la vie en société soulignant ainsi le devoir d’engagement du chrétien dans la cité dans laquelle il vit. Cette insertion dans le lit du temporel s’accomplit plus précisément auprès de ceux qui souffrent.

Notes
681.

RD 5, Problèmes de l’économie française, octobre 1953, 223 p. ; RD 14, Civilisation du travail ? Civilisation du loisir ?, janvier 1956, 192 p. ; Automation et avenir humain, RD 20, septembre 1957, 194 p. Voir sur cette question le compte rendu du colloque de l’Association française d’histoire religieuse contemporaine : Les chrétiens et l’économie, Le Centurion, 1991, 248 p. et tout particulièrement l’article d’Émile Poulat : l’Église doit-elle aussi s’occuper d’économie ? Un problème majeur pour les catholiques et les historiens", p. 13-26.

682.

Né en 1907, économiste qui joue un rôle de premier plan au Commissariat général au Plan avec Alfred Sauvy et Jacques Dumontier.

683.

Industriel, il est un des Amis fidèles du CCIF et participe généreusement à la vie financière du Centre.

684.

Né en 1903, il est professeur d’économie à la Sorbonne depuis 1935. Pendant la guerre il collabore à la fondation d’Économie et Humanisme, puis fonde ensuite l’institut supérieur d’économie appliquée où se diffuse la pensée keynesienne. Il participe également à la revue Esprit.

685.

RD 14, janvier 1956, 192 p.

686.

Né en 1900, ingénieur civil de la Métallurgie et des Mines il est administrateur des Charbonnages de France. Il incarne un nouveau paternalisme, celui du consensus et de l’ouverture au management moderne. Voir à ce sujet Léon Dubois, "Les Lafarge, du paternalisme théocratique au paternalisme de combat", dans Cent ans de catholicisme social à Lyon et en Rhône-Alpes, actes du colloque de Lyon, 18-19 janvier 1991, Editions Ouvrières, coll. "Églises/Sociétés", 1992, p. 258.

687.

Henri Rollet est né en 1917, il dirige une entreprise familiale de machines et mène une thèse sur "L’action sociale des catholiques en France", puis rédige un ouvrage sur Albert de Mun. Il devient le président national de la Fédération nationale d’Action catholique en 1954.

688.

Polytechnicien, directeur de l’INED depuis 1945, il vient le 20 février 1950 discuter des problèmes démographiques, sa spécialité, et le 25 janvier 1954, présenter la situation des Nord-Africains.

689.

Charles Flory est né en 1890, professeur de Droit, gendre de Maurice Blondel, président de l’ACJF avant la guerre, il participe à la création du MRP. Il vient le 20 novembre 1945 pour une conférence sur "Les responsabilités actuelles des catholiques sur le plan social" et lors du colloque fermé sur l’Europe en 1954.

690.

Né en 1904, spécialiste du scotisme il mène parallèlement à sa carrière d’universitaire un combat syndical au sein du SGEN dont il est le secrétaire général

691.

Né en 1912, dessinateur industriel puis secrétaire général de la CFTC à partir de 1953.

692.

Émile Coornaert est né en 1886, professeur au Collège de France, spécialiste de l’histoire économique et tout particulièrement l’histoire du travail.

693.

2 décembre 1947, retranscription des exposés de Roux et de Barthe.

694.

Denis Pelletier, "Économie et Humanisme", de l’Utopie communautaire au combat pour le tiers-monde, 1941-1966, Le Cerf, 1996, p. 243 et sequentes.