b) Les mutations sociales

Tableaux des sujets sociaux (1947-1957)
Thèmes des débats et conférences 1947-1957
Phénomènes de société 7,9%
École 1,4%
Médecine 1,8%
Condition féminine 1,1%
Total sujets sociaux 12,2%
Thèmes de Recherches et Débats 1952-1957 1952-1957
Société 5 24%

Le Centre se penche sur les grandes mutations françaises en y consacrant douze débats et trois cahiers 695 . Certains sont axés sur les problèmes sociaux dont souffre la France : alcoolisme, prostitution, délinquance, crise du logement et pauvreté ; d’autres touchent des sujets plus familiaux : adoption, problèmes médicaux… ; d’autres enfin, analysent les mutations sociales : condition féminine, urbanisation… L’équipe fait appel aux acteurs sociaux : avocats comme le bâtonnier Talairach, assistantes sociales comme Michèle Aumont, médecins comme le docteur Le Moal, ou encore hommes politiques comme Pierre Courant, ministre du budget dans le gouvernement Pleven en 1951. Mais l’intérêt de l’équipe sur les problèmes sociaux se focalise principalement pendant l’année 1954-1955 (cinq débats et les trois cahiers) sans doute parce que le rude hiver 1954 souligne la modestie de la législation sociale du gouvernement français que stigmatise l’appel radio de l’abbé Pierre. Par la suite, sujets sociaux et sujets économiques deviennent très rares. Le lectorat boude d’ailleurs ces productions : en 1963, un tiers des cahiers sur la jeunesse et sur la justice est invendu. Le CCIF est apprécié pour sa réflexion culturelle et théologique, lorsqu’il emprunte d’autres chemins, il perd de son originalité et double d’autres revues et centres confessionnels spécialisés en ces questions comme les Semaines sociales, L’Action populaire, ou encore Économie et Humanisme.

Sur l’école en revanche, il garde toute autorité : la plupart de ses fidèles ne sont-ils pas des membres de l’université, soucieux comme catholiques, de trouver une place reconnue au sein de l’université laïque et de répondre aux nouvelles demandes de l’enseignement ? Tout ce qui touche donc aux statuts et aux méthodes pédagogiques (en plein renouvellement en ces années) fait l’objet de débats. La situation des enseignants catholiques dans l’enseignement public provoque encore en ces années 1950 tensions et divisions : en 1949, un article d’André Latreille et de Joseph Vialatoux avait fait grand bruit car ils y défendaient qu’une laïcité bien gérée était un moyen de défendre la liberté de croire 696 . Un an après en 1950, la Paroisse universitaire avait connu des difficultés avec l’archevêché de Bordeaux, lors de ses journées universitaires, pour des propos jugés trop bienveillants à l’égard de l’enseignement laïc 697 . Peu de temps après, le vote des lois scolaires Marie et Barangé, en septembre 1951, établit une allocation trimestrielle versée à chaque enfant fréquentant l’école primaire, qu’il soit à l’école publique ou à l’école privée. C’est dans ce contexte de guerre scolaire que l’équipe organise plusieurs débats sur l’enseignement confessionnel ou public, sur la situation scolaire et ses nécessaires réformes. Proche de la Paroisse universitaire, l’attitude du Centre catholique des intellectuels français paraît évidente : ses membres ne se sont-ils pas toujours battus pour obtenir la reconnaissance de leur double appartenance ? Mais, tous favorables à une laïcité ouverte, ces catholiques se divisent sur la place que la société doit réserver à l’enseignement confessionnel. Si en 1953, l’abbé Garail, invité sur le problème scolaire et ses enjeux, est dénoncé par Mgr Hamoyon lors de la réunion du conseil épiscopal de Paris pour avoir prononcé un ‘"véritable réquisitoire contre l’enseignement libre et la loi Barangé"’ ‘ 698 ’, le CCIF ne conserve pas toujours cette ligne. Le 2 février 1957, Pierre Chouart, André Lichnerowicz, Édouard Lizop, Henri-Irénée Marrou et Paul Vignaux se retrouvent rue Madame pour préparer le débat prévu sur la réforme de l’enseignement. Parmi les invités se trouve donc André Lichnerowicz, membre de l’UCSF, qui a participé sous le gouvernement Mendès France au secrétariat d’État chargé de la Recherche scientifique et du Progrès technique 699 . Il est le principal initiateur des "États généraux de la recherche" qui sont organisés à l’automne 1956, à Caen. Quant à Paul Vignaux, le secrétaire général du SGEN, il a pris position pour le projet mendésiste de réforme de l’enseignement 700 . Lors du dîner préparatoire, le conflit éclate : Édouard Lizop demande que soient évoquées les conséquences de la réforme sur l’enseignement privé, Paul Vignaux refuse que le débat porte sur l’école confessionnelle et décide, si le débat prend cette tournure, de se retirer. Pour ne pas rompre l’équilibre, Édouard Lizop fait de même 701 . La crise est révélatrice des divergences des intellectuels catholiques quant à la question de la laïcité. Paul Vignaux est favorable à une laïcité totale, il souhaite voir s’établir un socialisme démocratique et une déconfessionnalisation de la CFTC 702 . Étienne Borne s’y oppose : il est d’ailleurs engagé dans une démarche politique mais au sein de la minorité du SGEN et au MRP 703 . Après avoir reçu le courrier de Lizop, Étienne Borne lui demande de revenir sur sa décision tout en lui présentant une grille d’explication pour l’affaire du dîner :

‘"J’ai personnellement la passion du dialogue (…) Je sais que Vignaux, et c’est hélas, le fond de l’affaire, me soupçonne d’intentions ténébreuses. Il se trouve en effet que je suis amené à être engagé de divers côtés, et je ne pense pas qu’être secrétaire général du CCIF me condamne par ailleurs à une neutralité politique ou syndicale ; je fais au CCIF une abstraction assez rigoureuse de mes options civiques et je pourrais vous en donner des preuves assez fortes. Mais beaucoup ne me croient pas." 704

Ce conflit certes mineur a révélé les divergences quant à la question de la laïcité. Deux ans plus tard, lors de la gestation de la loi Debré 705 , le même scénario se reproduit. Cette fois-ci, le CCIF organise deux réunions privées pour proposer un texte au gouvernement. La première réunion a lieu en avril 1959, la seconde en mai 1959. Mises en place par Étienne Borne et Maurice Blin, député MRP, elles visent à lancer pour juin "les bases d’un compromis modéré qui pourrait être présenté au Premier ministre" 706 . Une vingtaine de personnes, dont l’éventail des positions sur le sujet est représentatif, est invitée : Pierre Ayçoberry du SGEN, Robert Barrat, Charles Blondel des Semaines Sociales, Michel Cépède, le père Dabosville, l’aumônier de la Paroisse universitaire, Roger Dumaine, le président de la Paroisse universitaire, Henri Fréville, le député Michel Habib, Georges Hourdin, Olivier Lacombe, Bernard Lambert du syndicalisme agricole, André Lichnerowicz, Henri-Irénée Marrou, Alfred Michelin, René Rémond, Jean Rivero, l’abbé Templier et Maurice Vaussard 707 . Sans pouvoir savoir ce qu’il advint de ces réunions celles-ci sont le reflet des interrogations des enseignants catholiques du public et de leurs différents degrés d’engagement vis-à-vis de la laïcité. Devant les nouvelles tensions qu’occasionne le sujet, le CCIF choisit de ne pas véritablement s’engager sur la question, préférant des réunions de travail à des débats publics qui souligneraient une fois encore la division des intellectuels catholiques. Leur engagement public va davantage se focaliser sur l’émancipation des peuples colonisés et la pensée marxiste.

Notes
695.

RD 8, La France va-t-elle perdre sa jeunesse ? juillet 1954, 256 p. ; RD 9, Problèmes sociaux : prostitution, alcoolisme et logement, novembre 1954, 222 p. ; RD 13, Justice et procès criminels, octobre 1955, 219 p.

696.

"Christianisme et laïcité" dans Esprit, octobre 1949, p. 520-551. Sur les positions d’André Latreille voir l’article de Bernard Comte, dans André LATREILLE, journée du 16 janvier 1985, Centre régional interuniversitaire d’histoire religieuse, Lyon, 1985, p. 44-51.

697.

"Je me souviens de tel rapport présenté aux Journées Universitaires de Bordeaux en 1950, traitant des "valeurs communes d’une éducation nationale" et qui nous a valu à l’époque quelques ennuis de l’archevêché de Bordeaux. Nous disions que nous autres, catholiques de l’enseignement public, nous avions quelque chose d’important à apporter à l’école publique en donnant à sa nécessaire laïcité la plus ouverte des confirmations. Étienne Borne", "Témoignage", dans Les catholique français et l’héritage de 1789, op. cit, p. 267. Voir sur cette question de la laïcité la thèse inédite de François Boirel : Catholiques en laïcité : l’exemple de la Paroisse universitaire de Pierre Paris à Pierre Dabosville (1929-1963), Université Lumière-Lyon II, 1998, 725 p.

698.

Conseil du 26 mai 1953, "Conseil épiscopal", 1er juillet 1953 au 30 octobre 1956, 4 E R3 XXV, AAP.

699.

Né en 1915, ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (promotion 1933), il mène des recherches mathématiques de premier plan (il reçoit le grand prix des sciences mathématiques de l’Académie des sciences, en 1954).

700.

Voir sur ce sujet "Pierre Mendès France, l’enseignement et la recherche", de Jean-Louis Crémieux-Brilhac", dans Mendès France et le mendésisme, sous la direction de, François Bédarida et Jean-Pierre Rioux, Fayard, 1985, p. 440 et sequentes.

701.

Lettre d’Édouard Lizop à Étienne Borne, 13 février 1957, p. 1, carton 36, dossier 19, AEBO.

702.

"Paul Vignaux", dans Dictionnaire des intellectuels, op. cit., p. 1161-1162. Madeleine Singer, Histoire du SGEN, 1937-1970, le Syndicat général de l’Education nationale, Lille, Presses universitaires de Lille, 1987.

703.

Un an plus tôt, Étienne Borne avait reçu un blâme pour avoir critiqué l’attitude du SGEN. Madeleine Singer, Histoire du SGEN, 1937-1970, le Syndicat général de l’Education Nationale, op. cit. p. 216-217.

704.

Étienne Borne à Édouard Lizop, 15 février 1957, p.1-2, carton 36 n19, AEBO.

705.

La loi Debré est votée en décembre 1959.

706.

Lettre circulaire de Lionel Assouad, minutier alphabétique 1958-1959, ARMA.

707.

Liste des invités, minutier alphabétique 1958-1959, ARMA et carton 8, AICP.