Chapitre 3. L’engagement dans le siècle

1. La décolonisation : le cas le plus emblématique de la présence des intellectuels catholiques ?

a) La question marocaine : une affaire de conscience ?

‘"Je considère ce combat politique comme l’honneur de ma vieillesse." 708

Si le CCIF n’a jamais véritablement accepté la définition de l’engagement tel que Jean-Paul Sartre l’avait théorisé dans Qu’est-ce que la littérature ?, il n’entend pas moins en des situations extrêmes se positionner comme intellectuel catholique sur le front politique. C’est pour cette raison qu’il décide de dénoncer, dès 1953, la politique française au Maghreb. Sur la décolonisation et son pendant le nationalisme quinze débats ont été organisés, un cahier a été publié 709 et une Semaine des intellectuels français a été établie 710 . La première réflexion sur les limites de la colonisation se trouve dans le premier cahier de la nouvelle série de Recherches et Débats consacré à la liberté 711 . A l’origine de ce numéro, il y a la volonté d’informer les catholiques de la spécificité et de la richesse des autres religions. Si la plupart des rédacteurs cherchent surtout à souligner les diverses formes que prend le totalitarisme et le rôle que le christianisme peut jouer pour contrer ces États totalitaires, pour d’autres, l’effort de compréhension se transforme en une démonstration des carences et défauts du système colonial puis en une prise de conscience de la légitimité des peuples à demander leur autonomie :

‘"Il est anormal que la cité musulmane, qu’un pays musulman, soit soumis à des chefs civils et politiques infidèles. Cet état violent doit être supprimé dès que cela devient possible. L"effort" unanime du peuple y doit tendre jusqu’au sacrifice de la vie, les armes à la main s’il le faut." 712

Cependant, il faut attendre la répression française à Casablanca au Maroc 713 , de décembre 1952, pour voir le Centre lui-même prendre position sur le phénomène colonial et dénoncer certaines méthodes françaises au Maghreb 714 . Le 1er décembre 1952, le père Peyriguère 715 , un ermite vivant au Maroc, est invité à participer à un débat sur les relations islamo-chrétiennes. Puis une lettre du 10 janvier 1953, repousse la réunion pour le mois de février 716 , à la place est prévue une réunion d’information sur les problèmes d’Afrique du Nord. C’est André de Peretti, un polytechnicien né en Afrique du Nord, revenu d’une mission secrète auprès du Sultan, qui a en effet informé Robert Barrat de la situation explosive du Maroc et a demandé au secrétaire général d’organiser un débat sur cette question 717 . Robert Barrat est depuis longtemps fort soucieux de donner au Centre catholique des intellectuels français une dimension plus temporelle : en 1951 il avait ainsi proposé à l’assentiment de l’assemblée générale du CCIF des conférences d’information générales sur des sujets politiques, suggestion accueillie avec beaucoup de réserves de la part de l’assemblée ! 718 Comme journaliste à Témoignage chrétien, il est parmi les premiers à s’intéresser à ces questions coloniales. Dès 1945, il appuie ainsi l’appel d’évêques indochinois en faveur de l’indépendance de leur pays 719 . Son intérêt pour le sujet perdure les années suivantes à Témoignage chrétien 720 . C’est donc sans grandes difficultés qu’André de Peretti convainc Robert Barrat de faire un débat sur les errements de la politique coloniale française.

Le 12 janvier 1953, Gabriel Marcel, François Mauriac tout auréolé du Nobel de littérature qui vient de lui être attribué, Robert Montagne directeur du Centre des hautes études d’administration musulmane, André de Peretti, le franciscain Abd-El-Jalil et le prieur des Petits Frères de Jésus le père Voillaume tous les deux piliers du dialogue islamo-chrétien et enfin les Chaponay 721 se retrouvent pour la réunion préparatoire. André de Peretti présente la situation marocaine 722  ; Robert Barrat insiste pour que le public parisien soit éclairé sur la réalité de la répression française à Casablanca et sur le réveil politique du Maghreb 723 . La réunion est houleuse : certains hésitent à évoquer des faits aussi brûlants ; d’autres, comme Robert Montagne, préfèrent se désister. François Mauriac, appuyé par Gabriel Marcel, accepte de présider le débat. La lettre qu’envoie Robert Montagne le lendemain à l’abbé Berrar est très explicite sur le fond du débat :

‘"Il est assez apparent qu’en la circonstance, la plupart de vos amis habilement renseignés par les agents de l’Istiqlal sont enclins à ne voir qu’un aspect des choses … Ce dont l’Istiqlal a besoin aujourd’hui, c’est d’une manifestation publique à Paris à laquelle d’ailleurs il enverra ses représentants, qui dans toutes les directions pourront câbler qu’ils ont l’appui des catholiques français." 724

Au sein du CCIF les réticences sont du même ordre : l’ancien secrétaire général du CCIF André Aumonier, le secrétaire des relations internationales Emmanuel de Las Cases 725 et le philosophe Jean Guitton ne souhaitent pas que le problème soit évoqué d’un point de vue politique. Soucieux de maintenir le Centre dans une stricte neutralité, ils estiment téméraire toute évocation des événements de Casablanca :

‘"Mon désir personnel, et je crois bien qu’il est celui du bureau, est de voir le débat avant tout orienté vers un rappel de cette vocation (religieuse), qui permettra de n’envisager les faits et les récents événements (même ceux de Casa) que sous leur aspect le plus dépolitisé. Je tiens absolument à ce que l’aspect politique pur soit banni de ces débats, et je ne vois pas comment nous pourrions y échapper si nous acceptons une relation des événements de Casa." 726

Quant à Jean Guitton, il souhaite que le CCIF conserve une réflexion strictement spéculative :

‘"Les mouvements temporels ne manquent pas pour exprimer nos indignations. Faut-il que le CCIF s’engage dans cette voie ? Je ne le pense pas car cela nuit à son action apostolique, unanime et irremplaçable." 727

Malgré ces hésitations, l’équipe se lance dans l’aventure et organise le débat pour le 26 janvier 1953 728 . Devant plus de cinq cents personnes (750 à 800 selon Robert Barrat) 729 , cinq orateurs condamnent la répression française : Robert Barrat, Pierre Corval ancien rédacteur en chef de L’Aube, François Mauriac, André de Peretti et le père Voillaume. François Mauriac évoque Guernica ; Robert Barrat parle de plusieurs centaines de morts marocains, du silence des autorités françaises et demande une commission d’enquête pour évaluer le nombre réel de victimes. François Mitterrand, ancien ministre, monte à la tribune pour dénoncer la politique française en outre-mer depuis 1945 730 . Le problème de Casablanca est désormais posé. Il l’est d’autant plus que Le Monde et Témoignage chrétien font un large écho à ce qui s’est dit rue Madame 731 . Le 27 janvier 1953, Robert Barrat informe le directeur du grand séminaire de Rabat que la protestation se poursuit :

‘"(…) nous allons continuer notre action en tâchant d’obtenir la constitution d’une commission d’enquête, composée de quelques parlementaires et de journalistes." 732

Le débat organisé par le CCIF contribue effectivement à une relance des négociations avec le Sultan Mohamed V, tout comme il oblige le Résident général du Maroc, le général Guillaume, à s’expliquer sur le nombre exact de victimes. Les réactions ne se font pas attendre : l’équipe doit s’expliquer.

Notes
708.

François Mauriac au cardinal Grente ; citation extraite de l’ouvrage d’Antoine Wenger, Le cardinal Jean Villot 1905-1979, DDB, 1989, p. 29.

709.

Colonisation et conscience chrétienne, RD 6, décembre 1953, 218 p. ; L’armée et la Nation, RD 30, mars 1960, 214 p.

710.

La conscience chrétienne et les nationalismes, avril 1958, 286 p.

711.

Christianisme et liberté, mai 1952, RD 1, 215 p.

712.

Frère Louis Gardet, "L’islam et la liberté", dans RD 1, p. 63.

713.

Voir la description de cette répression dans l’article d’André de Peretti consacré au comité chrétien d’entente France-Islam, "Esquisse d’une étude sur le comité chrétien d’entente France-Islam", dans Bulletin de l’association des Amis de Louis Massignon, 4, juillet 1996, p. 18-19.

714.

Pierre Sorlin, "Le CCIF et la décolonisation : jalons d’histoire", dans RD 54, avril 1966, p.49-56 ; Robert Barrat, Justice pour le Maroc, Le Seuil, 1953, p. 245 et sequentes et témoignage d’André de Peretti à l’auteur (6 janvier 1998).

715.

Il tente une expérience foucauldienne à partir de 1926 en terre islamique.

716.

Cette réunion aura lieu finalement le 14 avril 1953 sous le titre "Colonisation et conscience chrétienne".

717.

André de Peretti, "Esquisse d’une étude sur le comité chrétien d’entente France-Islam", art. cit. p. 18-19.

718.

Assemblée générale, 24 janvier 1951, intervention défavorable de Roger Millot, p. 1, AICP.

719.

"L’Indochine et nous", TC, 21 décembre 1945, repris dans Sabine Rousseau, "L’engagement des chrétiens français contre la guerre d’Indochine et du Vietnam (1945-1975)", thèse inédite, p. 64.

720.

Idem, p. 67 et sequentes.

721.

Le marquis et la marquise de Chaponay et leur fille Henryane vivaient à Rabat. Ils s’intéressaient à l’évolution du protectorat et leur témoignage était considéré comme irrécusable. Témoignage à l’auteur d’André de Peretti.

722.

Voir son témoignage dans "François Mauriac et les problèmes d’Afrique du Nord", dans RD 70, février 1971, p. 172.

723.

Voir à ce sujet Georges Oved, La gauche française et le nationalisme marocain, (1905-1955), tome 2, L’Harmattan, 1984, p. 273.

724.

Robert Montagne à l’abbé Berrar, 13 janvier 1953, archives privées André de Peretti (copie).

725.

Lettre d’Emmanuel de Las Cases à Robert Barrat, 13 janvier 1953, "Pax Romana XI, janvier 1953-juillet 1963", ARM.

726.

Lettre d’André Aumonier à l’abbé Berrar, 19 janvier 1953, p. 1.

727.

Lettre de Jean Guitton, 22 janvier 1953, p. 2, AICP.

728.

La Croix, 27 janvier 1953.

729.

Robert Barrat, Justice pour le Maroc, op. cit., p. 28.

730.

Jean Lacouture, François Mauriac, Le Seuil, 1980, p. 460.

731.

Le Monde, 28 janvier 1953 et Témoignage Chrétien, 30 janvier 1953.

732.

Lettre à l’abbé Delacommune, 27 janvier 1953, p. 2.