b) Un devoir de réserve ?

Après quelques explications, l’archevêque de Paris 733 tout comme la présidence de la République n’inquiètent pas l’équipe du 61" : les arguments fournis ont paru suffisamment clairs :

‘"La réunion (...) ne visait aucun but politique. Elle était une simple réaction de la conscience chrétienne devant des faits et des comportements qui nous paraissent indignes de la tradition humaniste et chrétienne de la France (...). Destiné par vocation à n’étudier les problèmes que sous leur aspect doctrinal le plus dépourvu de rapports avec l’actualité, le CCIF est toutefois décidé, étant donné la gravité de la situation marocaine, à fournir le maximum d’informations pour que la lumière soit faite sur les événements de Casablanca." 734

En revanche, l’attaque du Président du Comité central de la France d’Outre-mer, François Charles-Roux 735 , est beaucoup plus difficile à contrer. Ce dernier a en effet envoyé une lettre dénonçant les activités du groupe à plus de … 900 personnalités ! 736 . André Aumonier, Robert Barrat, Henri Bédarida, Louis Massignon et André de Peretti prennent alors la décision de s’expliquer à une réunion que préside François Charles-Roux. L’incompréhension reste complète : pour les uns, l’intérêt de la France exigeait le silence, pour les autres, se taire desservait l’honneur du pays 737 .

Cette attaque extérieure touche d’autant plus le groupe qu’en son sein règne également la division. Les tensions se manifestent en particulier lors de la réunion du comité directeur du 11 février 1953 où certains représentants des associations (les pharmaciens et les juristes) montrent leur mécontentement. C’est toutefois dans le bureau que la déchirure est consommée puisque l’un des vice-présidents, Roger Millot, décide de donner sa démission. Ce dernier rend publique sa démission en envoyant à une trentaine de personnes dont Jean Le Cour Grandmaison, le président de la Fédération nationale d’Action catholique, Joseph Brandicourt, le directeur du Figaro, Maurice Schumann, Alfred Michelin, le directeur de la Bonne Presse et le général Guillaume, le successeur de Juin à la Résidence une lettre expliquant les raisons de son départ :

‘"A maintes reprises j’avais élevé des doutes sur l’efficacité de certaines actions entreprises sous le couvert du Centre (...) je tenais en particulier à maintenir le Centre dans une stricte neutralité politique et même mieux en dehors de toute prise de position sur un plan politique. Il ne m’appartient pas de traiter le problème au fond (sic) ni de savoir qui a raison : chacun a là-dessus l’opinion qu’il veut. Je suis persuadé, Éminence, que vous me concéderez volontiers qu’il faut une réelle imprudence et une certaine légèreté pour donner aux ennemis de l’Église et de la France des armes aussi précieuses." 738

Tensions et démission manifestent d’abord l’opposition entre deux tendances du CCIF : l’une plutôt intellectuelle, cherche à dialoguer avec les courants de la pensée contemporaine et à répondre chrétiennement aux problèmes, quitte parfois à entrer dans l’arène politique ; la seconde, plus soucieuse d’apostolat et d’attestation catholique, préfère des sujets plus neutres. Ce clivage traverse le Centre depuis ses origines et pose à travers le cas marocain la spécificité du Centre catholique des intellectuels français. Il exige, à travers le cas marocain, de s’interroger sur le problème de la spécificité et de la définition du CCIF : jusqu’où peut-il et doit-il aller dans un engagement temporel ? Qui peut prendre la décision de tels engagements ? Quel est le poids des associations qu’il fédère dans ces questions ?

Robert Barrat ne s’y trompe pas le soir de la démission de Roger Millot il fait lui aussi le point et rédige une lettre à Henri Bédarida sur cette question. Pour lui la réponse est simple : ceux qui, au sein du comité directeur et du bureau ne jouent pas de rôle réflexif, doivent le quitter.

‘"Nous avons été quelques-uns à trouver extrêmement désagréable le ton de notre dernière réunion du comité directeur. Si vous le voulez bien nous ferons une petite réunion chez M. Berrar pour revenir sur ces discussions et voir s’il y a encore assez d’unité dans le bureau pour que l’on n’envisage pas de poser la question de sa constitution. Il nous parait assez dommage qu’un plus grand nombre de véritables intellectuels catholiques ne soit pas représenté tant dans le bureau que dans le comité directeur du Centre." 739

Cette division recoupe en outre une opposition plus directement politique. Les membres du CCIF qui refusent de transformer le CCIF en plate-forme d’expression se situent, pour la majeure partie d’entre eux, à droite de l’échiquier politique. De ce point de vue la crise de 1953 durcit le clivage droite-gauche au sein du Centre mais aussi fait réapparaître "l’opposition entre les deux courants de la droite chrétienne-démocrate" 740 . Le président du Syndicat des écrivains catholiques Jacques Hérissay, le directeur du journal conservateur La France catholique Jean de Fabrègues ou Roger Millot revendiquent au nom de la France le silence des intellectuels catholiques afin de ne pas alimenter le trouble des consciences. A l’inverse un Barrat, un Peretti ou un Marrou affirment le devoir de s’exprimer, en s’appuyant sur la grande autorité de droite qu’est François Mauriac 741 . Ils se situent dans le cadre d’un ‘"engagement de principes appliqués" terme forgé par analogie avec les sciences appliquées qui supposent une relation dialectique entre la règle et l’analyse des faits"’ ‘ 742 ’. En outre en agissant ainsi ces derniers portent sur la scène publique un problème jusqu’alors limité au cercle des milieux gouvernementaux et politiques, tout en moralisant le débat colonial.

Pour mettre un terme à ces tensions le bureau décide de ne plus évoquer les événements de Casablanca et c’est individuellement que certains membres du Centre et tout particulièrement Robert Barrat décident de prolonger le combat. En cette année 1953, il publie Justice pour le Maroc 743 que préface François Mauriac pour témoigner de la situation explosive du Maroc. L’engagement auprès des nationalistes marocains puis algériens est radical, il quitte alors le Centre au début de l’année 1954. Beaucoup ont vu dans ce départ une mise à l’écart voulue par le Centre et un désaveu face au choix du 26 janvier 1953. Il faut nuancer cette interprétation. Certes Robert Barrat est bien l’élément moteur de la contestation et il se sent isolé dans sa démarche. Son désir de participer pleinement à l’émancipation des peuples maghrébins ne correspond pas au rôle qui lui est assigné de secrétaire d’un foyer de recherche. Son départ est souhaité par l’équipe mais avant tout voulu par Robert Barrat lui-même qui prend conscience de l’ambiguïté de sa position. L’équipe décide donc de faire appel à Étienne Borne philosophe personnaliste proche du MRP pour le remplacer tout en lui laissant une place au bureau :

‘"J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer : Étienne Borne a accepté le poste de secrétaire général par intérim. Tout s’arrange pour le mieux (...) pour vous, votre place reste toujours ici et la grâce aidant la nature, i.e. la désagrégation de l’organisme de suppléance que vous montez savamment 744 , je suis sûr que vous nous reviendrez." 745

François Mauriac dans une lettre à l’assistant ecclésiastique confirme :

‘"Je ne crois pas possible de pouvoir collaborer cette année à la Semaine : l’atmosphère n’y serait pas et l’absence de Robert la rendrait encore plus pesante. Je n’ignore pas qu’il a lui-même souhaité de s’écarter au moins quelques mois, mais vous savez qu’on donne à son absence des raisons politiques." 746

Robert Barrat continua à être invité à certaines activités du groupe : il vint aux débats organisés par le Centre concernant les sujets qui lui tenaient à cœur mais refusa toute nouvelle participation à partir de 1958 malgré plusieurs sollicitations 747 .

Le CCIF n’entend pas abandonner sa réflexion sur le sujet mais souhaite l’aborder d’un point de vue plus général. Le 14 avril 1953, l’équipe organise un nouveau débat (celui qui devait se tenir le 26 janvier) où Alioune Diop 748 et Louis-Paul Aujoulat 749 évoquent le problème de la conscience chrétienne face à la colonisation. Puis, en décembre 1953 paraît un cahier consacré au même thème. Une dizaine d’auteurs analyse, à travers des situations historiques précises ou de réflexions plus philosophiques, l’attitude que le chrétien doit adopter face à la colonisation. Les points de vue du missionnaire, du théologien, de l’économiste et du psychologue sont présentés. Pour la plupart, la colonisation n’est pas entièrement condamnable mais elle doit évoluer et être une étape dans le processus de rencontre entre les deux communautés 750 .

Sous ce nouvel angle d’approche, l’Indochine ne retient pas directement l’attention du groupe 751  : un seul débat est organisé 752 et ce, après les accords de Genève de juillet 1954. Cependant Henri Bédarida, président du CCIF, a signé avec d’autres catholiques lyonnais dont Joseph Folliet, André Latreille, Joseph Vialatoux un manifeste. Ce texte est important puisqu’il présente une nouvelle approche du militantisme chrétien : plaidant pour une autonomie de pensée des laïcs, réexaminant le rapport d’autorité entre Église enseignante et Église enseignée 753 et qui vaut à ses auteurs une large publicité : ‘"Les militants engagés de longue date contre la guerre d’Indochine s’approprient cette prise de parole qui vient cautionner leur combat"’ ‘ 754 ’ ‘.’

Notes
733.

Lettre d’Henri Bédarida à Mgr Feltin, archevêque de Paris et vicaire aux Armées, 13 février 1953.

734.

Lettre au Président de la République, 20 février 1953, p. 2-3.

735.

Ancien ambassadeur au Vatican et membre de l’Académie française. Lettre au CCIF, 7 avril 1953, 8 p.

736.

Justice pour le Maroc, op. cit., p. 96-97.

737.

Le seul écho de cette réunion se trouve dans l’ouvrage de Robert Barrat, Justice pour le Maroc, op. cit.

738.

Lettre à Mgr Feltin, archevêque de Paris, 13 février 1953, 3 p., "Pax Romana XI, janvier 1953-juillet 1963", ARM.

739.

Robert Barrat à Henri Bédarida, 13 février 1953, p. 1.

740.

Marc Michel, "La colonisation", dans Histoire des Droites en France, sous la direction de Jean-François Sirinelli, tome 3, Sensibilités, Gallimard, 1992, p. 153.

741.

Idem.

742.

Sabine Rousseau, op. cit., p. 243.

743.

Le Seuil, 1953, 284 p.

744.

Robert Barrat est devenu le secrétaire de l’abbé Pierre. Mauriac lui-même ne voulait pas que Barrat quitte le CCIF. Lettre de François Mauriac à l’abbé Berrar : "(…) il ne faut absolument pas que Robert s’écarte du centre. Je lui ai toujours parlé en ce sens. (…) J’ai bien réfléchi à son cas : il faut que sa position catholique ne soit que l’épanouissement de son apostolat", 12 octobre 1954, p. 1-2, AEBE.

745.

Abbé Berrar à Robert Barrat, 25 mars 1954, p. 1, AEBE.

746.

François Mauriac à l’abbé Berrar, 6 octobre 1954, p. 1, AEBE. Le 12 juin François Mauriac reviendra sur sa décision et participera à la Semaine des intellectuels catholiques de 1954.

747.

Débat du 16 février 1955 retranscrit dans RD 12, août 1955, p. 174-217. Débat du 17 février 1958. Invitations pour participer au colloque du 5 et 6 mai 1966 et pour le cahier consacré aux vingt ans du CCIF.

748.

Né en 1910 au Sénégal, professeur de lettres à Henri-IV. Il fonde Présence africaine avec d’autres intellectuels africains et antillais. Voir infra.

749.

Né en 1910, ancien député du Cameroun et secrétaire d’État à la France d’outre-mer. Il est directeur de la fondation médicale Ad Lucem.

750.

Voir à ce sujet la description de Pierre Sorlin, "Le CCIF et la décolonisation", art. cit., p. 54-55.

751.

Phénomène d’ailleurs assez général aux intellectuels comme le rappelle Jean-François Sirinelli dans Intellectuels et passions françaises, manifestes et pétitions au XXè siècle, Gallimard, 1996, p. 318.

752.

"Où va l’Indochine ?", 20 janvier 1955, avec le père Naïdenoff ; on peut ajouter le débat consacré à la politique de Pierre Mendès France (25 novembre 1954). Voir à ce sujet Étienne Fouilloux, "Les catholiques mendésistes, 1953-1956", dans Pierre Mendès France et le mendésisme, op. cit., p. 71-83.

753.

Sabine Rousseau, op. cit., p. 227-256.

754.

Sabine Rousseau, op. cit., p. 248.