L’année 1954 amorce bien une nouvelle étape dans l’engagement des intellectuels catholiques du "61". Elle s’ouvre par un débat sur les Nord-Africains 755 au cours duquel le président de la séance (non identifié) rappelle le devoir de parole de l’intellectuel catholique :
‘"Loin de s’enfermer dans la tour d’ivoire d’une réflexion abstraite, les intellectuels catholiques doivent porter leur attention sur ceux qui sont le plus urgent à résoudre parmi les problèmes de leur temps dans la société à laquelle ils appartiennent. Que dans nos banlieues, dans nos grandes cités, dans nos centres industriels, par milliers, subsistent dans la misère des Nord-Africains, cela devrait nous empêcher de dormir. Les chrétiens trop souvent ne savent pas dans quelles inhumaines conditions ils laissent vivre et mourir un trop grand nombre de leurs concitoyens. Car s’ils ne méritent pas ce titre de concitoyens, les Algériens, que deviennent nos positions en Algérie ?" 756 ’Quelques mois plus tard, c’est l’abbé Berrar qui écrit au cardinal Feltin pour expliquer l’action de Louis Massignon et de Robert Barrat. Peu de temps auparavant, l’un et l’autre avaient participé à une réunion de prière à Notre-Dame de Paris pour la paix en Afrique du Nord. La presse tunisienne en avait profité pour souligner la liaison entre la demande d’armistice, la veillée de prière et l’autorisation accordée par le cardinal. L’abbé Berrar prend alors la défense de Barrat et de Massignon et souligne que leur volonté ne dépassait pas le souci d’une prière 757 . Trois mois plus tard, lors de la Semaine des intellectuels catholiques consacrée à l’homme, François Mauriac s’exclame sans jamais citer l’Algérie :
‘"Les richesses naturelles que les peuples primitifs détenaient à leur insu ont déchaîné et déchaînent encore la convoitise chez les nations chrétiennes qui, pour s’assouvir, a répandu et répand encore beaucoup de sang (tout en s’inquiétant qu’) après dix-neuf siècles de christianisme, le Christ n’appar(aisse) jamais dans le supplicié aux yeux des bourreaux d’aujourd’hui, la Sainte Face ne se révèle jamais dans la figure de cet Arabe sur laquelle le commissaire abat son poing." 758 ’La force du ton et la vigueur de la dénonciation marquent profondément le public : la deuxième grande offensive du CCIF vis-à-vis de la politique coloniale française est-elle amorcée ?
Pendant les trois années suivantes, le problème algérien fait effectivement l’objet d’une attention soutenue : plusieurs débats 759 , un cahier 760 et une réunion privée 761 sont organisés. Lors du premier débat consacré directement à l’Algérie, Robert Barrat, André Fangeat, Joseph Folliet et Robert Schuman s’interrogent sur les causes du malaise algérien et ses solutions. Toutes les hypothèses y sont formulées : de la seule mise en application du statut de 1947 (préconisée par Robert Schuman) à l’hypothèse de la nation algérienne (souhaitée par Robert Barrat) 762 , en passant par le développement économique et la "transcolonisation" proposés par André Fangeat et Joseph Folliet 763 . Barrat et Folliet insistent, en outre, sur les responsabilités françaises dans le conflit et les méfaits de l’armée : le premier souhaite ‘" (…) lever cet affreux rideau de silence (...) devant les tortures (...). On torture en Algérie, on passe les Algériens à tabac dans presque tous les commissariats"’ ‘ 764 ’ ; le second parle de "brimades imposées à la population par des soldats qui perdent le contrôle d’eux-mêmes" 765 . Il y a donc bien dès 1955 une dénonciation des méthodes pratiquées en Algérie et un appel à la réflexion sur le sort du territoire algérien.
Cependant, comme dans le cas marocain, le groupe est divisé. En mai 1956, Henri Bédarida, le président du Centre, signe dans Le Monde, avec d’autres universitaires dont Raymond Aron, un manifeste où il exprime sa solidarité vis-à-vis du gouvernement français 766 . Pourtant un an plus tard le CCIF condamne vigoureusement la torture et s’intègre parfaitement au mouvement protestataire des intellectuels laïcs, puisque c’est effectivement après 1956 que le débat sur l’Algérie se teinte plus idéologiquement et politiquement 767 . En mars 1957, une réunion est consacrée au livre de Pierre-Henri Simon, Contre la torture. Edmond Michelet préside une séance houleuse au cours de laquelle Louis Terrenoire et Michel Massenet s’opposent à Pierre-Henri Simon, Georges Hourdin et Henri-Irénée Marrou 768 . La soirée s’achève dans la violence :
‘"Des manifestants lancent des pétards, insultent les filles du conférencier et crachent sur sa voiture. La police met de l’ordre. Ce soir-là, Edmond Michelet qui préside la séance constate le danger mortel qui menace la France, celui de la guerre civile. Alors il prend la résolution de conjurer cette catastrophe en préparant le retour de De Gaulle." 769 ’Neuf mois plus tard, un débat est organisé autour du livre de Raymond Aron sur La nation algérienne 770 . Maurice Schumann y condamne toute négociation avec le FLN, tandis que Raymond Aron l’encourage 771 .
Profondément marqué par le courant du "décolonialisme humaniste" 772 , le CCIF durant ces quatre années a montré qu’il savait s’engager sur des positions lorsque la conscience catholique l’exigeait. La radicalisation et la politisation de la question algérienne conduiront le Centre à revoir son type d’engagement à l’égard du fait colonial.
RD 11, mai 1955, p. 194-216.
Idem, p. 194.
Abbé Berrar à Mgr Feltin, 3 juin 1954, p. 1. AEBE.
SIC 1954, p. 246.
"L’Algérie", 16 février 1955, Robert Barrat, André Fangeat, Joseph Folliet, Robert Schuman retranscrit dans RD 12, août 1955, p. 174-217. "Pourquoi j’ai écrit Contre la torture", 22 mai 1957, Georges Hourdin, G. Marfel, Henri-Irénée Marrou, Michel Massenet, Edmond Michelet, Pierre-Henri Simon, Louis Terrenoire ; "La tragédie algérienne", 2 décembre 1957, Raymond Aron, Étienne Borne, Edmond Michelet, Maurice Schumann ; "Présence du père de Foucauld", 17 février 1958, Robert Barrat, Louis Massignon, abbé Six ; "L’Algérie", 5 juin 1961, Pierre Bourdieu, Jean Lacouture, Pierre Limagne, Germaine Tillion (débat interdit par les autorités gouvernementales françaises).
Un cahier consacré à la question algérienne avait été prévu en décembre 1960 par le nouveau secrétaire François Bédarida. Il fut finalement annulé.
Lettre d’invitation à une journée d’études organisée en juillet par les chrétiens, 22 mai 1955 : "Les événements qui se déroulent en Algérie (...) apparaissent à tous, malgré l’effort fait par la grande presse pour en réduire l’importance ou en dénaturer la signification, comme d’une extrême gravité. Le vote par le parlement français de la loi instituant "l’état d’urgence" en est une confirmation certaine, en même temps qu’il crée des conditions qui rendent la situation plus dramatique encore (...). Il faut substituer le dialogue à la violence". Document prêté par Étienne Fouilloux.
"Une nation où progressivement et par étapes les musulmans prendraient la place à laquelle ils ont droit", RD 12, août 1955, p. 195.
"Le problème vrai c’est la transcolonisation, c’est de passer d’un état de domination à un état de collaboration", Joseph Folliet, idem, p. 204.
Ibid., p. 189.
Ibid., p. 208.
"Des professeurs de la Sorbonne expriment leur adhésion à la politique gouvernementale", Le Monde, 23 mai 1956, p. 3.
Voir Jean-François SirinelliIntellectuels et passions françaises, op. cit., p. 340.
Ces trois derniers étaient des fidèles du Centre. En mars 1957, Henri-Irénée Marrou s’était rendu avec André Cruiziat, Daniel Parker et Jean Wahl à la présidence de la République pour remettre un lettre ouverte contenant des témoignages sur les méthodes de pacification en Algérie. Voir le compte rendu de TC, 29 mars 1957, p. 8.
Martin Nicoulin, Contre la torture, un printemps de la conscience française", dans Témoin de l’homme, hommage à Pierre-Henri Simon, Editions universitaires, Fribourg, 1994, p. 84-85. Le Monde donne un bon aperçu de la réunion, 24 mai 1957.
Les deux débats consacrés à cette question ne furent pas publiés.
Le Monde, 4 décembre 1957.
"Les valeurs liées à la croyance aux bienfaits du progrès social et technique, aux vertus de l’éducation et donc en la supériorité de la civilisation occidentale, qui avaient servi à justifier la colonisation servent maintenant à plaider la cause d’une émancipation progressive de peuples sous tutelle, la cause de la décolonisation". Sabine Rousseau, p. 78-79.