La première affaire débute en octobre 1955 lorsque Jean Guitton, alors maître de conférences à Dijon, est nommé professeur à la Sorbonne. Dès ses premiers cours, plusieurs chahuts étudiants, tout particulièrement orchestrés par les communistes, sont organisés par ceux qui désavouent l’élection à la Sorbonne d’un enseignant rétrogradé dix ans plus tôt dans l’enseignement secondaire pour son engagement pétainiste 790 . Devant la multiplication des chahuts tout au long du premier trimestre universitaire, l’équipe du CCIF décide de faire publier un communiqué dans Le Monde, pour rappeler la probité intellectuelle du philosophe et pour condamner la campagne diffamatoire qu’il subit 791 . Cette initiative prise certainement par le secrétaire général, Étienne Borne, et non présentée à l’assentiment du comité directeur provoque des réactions :
‘"Je n’ai pas beaucoup aimé – précise ainsi Henri-Irénée Marrou à l’abbé Berrar - la prise de position du CCIF en faveur de Guitton : les attaques dont celui-ci est l’objet ne l’atteignent pas en tant qu’il est catholique. Cette affaire est de bien des façons malheureuses, il aurait mieux valu ne pas contribuer à la "confessionnaliser". Je vous donne d’un mot mon avis, en toute franchise ; n’en soyez pas choqué." 792 ’Dans cette affaire, le CCIF choisit finalement de jouer la solidarité à l’égard d’un compagnon philosophique, quitte à se trouver positionner brutalement à droite de l’échiquier politique. Position anticommuniste diront certains pour qui l’affaire est entendue : Étienne Borne n’est-il pas l’intellectuel du MRP ? En outre, le CCIF ne décide-t-il pas de rédiger au même moment un "Manifeste contre la persécution des catholiques chinois" ? Celui-ci est lancé par une lettre circulaire d’Henri Bédarida dans laquelle les exactions commises par les communistes chinois sur les catholiques sont dénoncées :
‘"Notre démarche ne veut donc pas être une simple protestation formelle. Elle peut représenter nous le croyons, un acte de solidarité efficace en faveur de ceux à qui sont déniés, dans les circonstances présentes, les droits de la liberté auxquels les homme du monde entier sont attachés." 793 ’La protestation se met en place peu de temps après l’incarcération de l’évêque de Shanghai, Mgr Kiong, et celle de 30 prêtres et de 900 chrétiens. La lettre, soumise auparavant au nonce Marella, est envoyée le 16 novembre 1955 à plus de cinq cent soixante personnalités françaises 794 . Le CCIF, avec l’appui privé du gaulliste Edmond Michelet pour les contacts politiques, cherche à toucher l’ensemble de l’intelligentsia française :
‘"L’arrestation de Mgr Kiong (…) a péniblement ému les milieux scientifiques, littéraires, artistiques et politiques français. Ils ne peuvent s’empêcher de voir, dans cette mesure qui fait, suite à l’éloignement ou l’emprisonnement de la quasi-totalité de prêtres et évêques catholiques, une tentative d’étouffement de la vue religieuse. (…) Soucieux d’une vraie détente qui répondrait à l’espérance de tous les peuples et attristés par un acte qui en est la contradiction, ils se permettent d’attendre une mesure d’apaisement. Ils se réjouiraient de voir ainsi prouvé, devant l’opinion mondiale, la volonté de paix du gouvernement chinois." 795 ’La cause est donc avec ce manifeste définitivement entendue : Robert Barrat a choisi un rapprochement (relatif et modeste, mais réel) avec les communistes ; son remplacement par Étienne Borne en 1954 conduit à un rééquilibrage à droite.
Il faut pourtant nuancer cette grille d’explication simpliste. Concernant l’affaire Guitton, la prise de position du "61" touche moins l’aspect politique de la question que son aspect personnel. Étienne Borne est un résistant de la première heure, fortement hostile à la politique menée par le gouvernement de Vichy. S’il accepte de défendre Jean Guitton c’est donc pour d’autres raisons. Plusieurs éléments le conduisent à appuyer le philosophe en difficulté : un même itinéraire scolaire (même si Jean Guitton précède de six années Étienne Borne à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm) ; une même sensibilité philosophique : un augustinisme teinté de newmanisme et une incompréhension commune à l’égard du thomisme 796 ; et surtout une fraternité spirituelle vécue autour de Monsieur Portal, l’aumônier du second groupe "tala" qui réunissait Étienne Borne, François Henry, Henri-Irénée Marrou, Jacques Perret et Roger Pons 797 . Cette proximité est confirmée par la présence régulière de Jean Guitton aux activités du "61" dès 1948 : sept débats, trois articles, cinq Semaines. Jean Guitton est, du strict point de vue théologique, bien proche des choix du CCIF : pluralisme philosophique, liberté religieuse, mariologie sans mariolâtrie etc… Cette proximité incite le CCIF à prendre la défense de celui qui a incarné une "autre France", au risque de confessionnaliser un problème qui ne l’était pas.
Le manifeste contre la persécution des catholiques chinois est certes plus directement idéologique, mais non autant strictement anticommuniste que ne pourrait le laisser croire une première lecture. Dans le texte rédigé, le CCIF s’abstient bien de condamner d’une manière ou d’une autre le régime communiste : la protestation s’inscrit ‘"dans une suite d’interventions, notamment sur les problèmes d’Afrique du Nord où, sans aucun souci d’opportunisme politique, le CCIF a pris position pour la défense de la justice et des libertés humaines"’ ‘ 798 ’. C’est d’ailleurs l’absence de protestation contre le régime politique chinois qui conduit certains hommes de lettres à refuser de signer le manifeste. C’est le cas d’Henri Bordeaux qui accompagne sa lettre de refus d’un commentaire :
‘"Je ne peux pas signer cette phrase là (il parle de "les intellectuels français (...) ont une particulière sympathie pour la grande nation chinoise à un moment important de son histoire") car précisément le moment important de son histoire est la persécution des catholiques." 799 ’En outre, si parmi les signataires se trouvent quelques conservateurs, d’autres sont loin de se situer à droite de l’échiquier politique comme le montre la liste des principales personnes ayant accepté de donner leur signature : Claude Bourdet, Maurice de Broglie, Albert Camus, René Capitant, Jérôme Carcopino, Maryse Choisy, Georges Duhamel, Robert Flacelière, Henri Frenay, Robert d’Harcourt, Edmond Michelet, Georges Montaron, Jules Romains, Victor-Lucien Tapié, le général Weygand 800 .
Les deux engagements sous le secrétariat d’Étienne Borne ne peuvent donc être assimilés à un positionnement strictement politique : ils sont, comme les précédents, le résultat d’une conscience éveillée. Il n’y a donc pas d’apriorisme anticommuniste sous ce secrétariat, mais une vigilance intellectuelle. La réflexion strictement théorique que mène l’équipe sur le marxisme confirme ce positionnement tout en nuances.
Son Journal de captivité et surtout les conférences faites à l’Oflag IV D lui sont fortement reprochés. Voir pour cette affaire Claude Singer, L’Université libérée, l’Université épurée, (1943-1947), Les Belles Lettres, coll. "Histoire", 1997,p. 346-351.
Voir Le Monde, 17, 23 et 30 novembre, 2 et 7 décembre 1955.
Henri-Irénée Marrou à Étienne Borne, 29 novembre 1955, p. 1, dossier "Persécution chinoise", carton 45 bis ARMA. Voir en annexe la lettre d’Henri-Irénée Marrou à l’abbé Berrar.
Lettre circulaire du 24 novembre 1955, p. 1, carton 45 bis, ARMA.
Abbé Berrar au nonce Marella, 14 décembre 1955, p. 1, minutier 1955-1956, ARMA.
Lettre circulaire, novembre 1955, p. 1. Voir texte intégral dans annexe.
Comme le soulignera bien plus tard Jean Guitton à Étienne Borne dans une lettre datée de 1977 : "Maritain ? Il a été une énigme pour moi. (…) Il n’y a peut être pas d’esprit aussi éloigné du mien", carton 19 n24, AEBO.
Sur le groupe "tala", témoignage du père Michel Join-Lambert à l’auteur.
Idem.
Dossier "Persécution chinoise", carton 45 bis, ARMA.
Parmi les fidèles du Centre ont signé : Luc Estang, Olivier Lacombe, Louis Leprince-Ringuet, Paul-André Lesort, Henri-Irénée Marrou, Louis Massignon, François Mauriac, Marcel Reinhard et Jean Wahl. Parmi ceux qui refusent de signer : Michel Leiris, Jean Lurçat, André Malraux ou encore Paul Ricœur.