c) "Contester et comprendre le marxisme" 801

L’attirance des intellectuels français pour le Parti communiste conduit à penser que le CCIF a fait du communisme un de ses sujets favoris. Il avait d’ailleurs à ses origines manifesté un certain anticommunisme théorique. Il est donc surprenant de constater qu’un seul débat a été organisé sur la bipolarisation mondiale 802 , et seulement quatre sur les expériences communistes à l’étranger : Yougoslavie titiste, URSS 803 et Chine 804 . Quant à la réflexion théorique sur le marxisme, elle est également assez rare puisque c’est seulement dans le numéro 18 de Recherches et Débats, publié en janvier 1952, que les premières pages consacrées à ce sujet sont écrites. L’article, rédigé par l’abbé Vancourt de l’Institut catholique de Lille, souligne les dangers de l’idéologie en présentant une analyse philosophique du concept et de ses limites 805 . Dans le même numéro, Paul Cellier expose "Les fausses libérations" existentialistes et marxistes et l’abbé Brien souligne la nécessité d’établir une culture chrétienne de haute qualité face à un marxisme en expansion 806 . Il faut attendre deux années supplémentaires pour lire un nouvel article sur le sujet : en juillet 1954, le philosophe toulousain Georges Hahn consacre une réflexion sur le marxisme et l’intériorité" 807 . Un changement s’opère en 1955 lorsque le CCIF décide d’organiser, lors de la Semaine sur les civilisations, une séance sur le communisme. Il choisit alors comme titre : "L’Église conteste et comprend le communisme" ! et invite le père Bigo, Georges Hourdin, Jean Marchal et Edmond Michelet. Quelle signification accorder à ce titre surprenant ? Au cœur de la démarche du CCIF, il n’y a aucune complaisance à l’égard du communisme, mais le souci de condamner toute forme d’anticommunisme primaire tout en montrant que la force de l’idéologie répond à une urgence sociale. Cette argumentation ne séduit pas la hiérarchie qui exige le changement de titre : ce sera donc "L’Église comprend et refuse le communisme". L’économiste Jean Marchal présente la conception marxiste de l’homme et du monde, Edmond Michelet témoigne de son voyage d’études en Indochine et en Chine, le père Bigo propose une analyse théorique du marxisme. Quant à Georges Hourdin, il souligne que si le communisme est une idéologie à combattre parce qu’elle est athée et matérialiste, il ne faut pas moins s’interroger sur le bien fondé de son existence et tout particulièrement sur la nécessité d’une justice sociale. L’objectif du Centre est donc de donner aux catholiques les arguments qui leur permettent de ne pas être séduits pas le communisme tout en refusant les arguments conservateurs et traditionnels et en appelant à une justice pour les pauvres. Jean-Baptiste Duroselle dans la séance suivante intitulée "L’Église ne cesse de passer aux barbares" montre que l’Église ne peut regarder la pauvreté avec les yeux de la charité et qu’Elle doit faire le choix de se situer dans le mouvement de l’histoire.

Un an plus tard l’équipe choisira de parler de l’expérience communiste de Mao Zedong en titrant "Chances et risques de l’expérience chinoise" qui lui vaudra incompréhensions et dénonciations 808 . Si l’équipe se situe bien loin des positions progressistes tenues par exemple un temps par la revue Esprit, elle se refuse tout autant à condamner le communisme avec les arguments traditionnels de la droite. Au contraire, elle souhaite comprendre et faire comprendre les aspects positifs de la démarche marxiste. L’Église catholique est certes donc présentée comme un rempart vis-à-vis du communisme dans les pays en voie de décolonisation 809 , mais elle est tout autant invitée à tenir compte des nouvelles conditions sociales.

L’éventail des intervenants sélectionnés pour évoquer ces questions idéologiques est éclairant : parmi les théologiens ce sont les penseurs qui ont fait du marxisme l’objet de leurs recherches : c’est le cas du père Bigo, du père Chambre et surtout du père Fessard. Ce dernier prend vigoureusement position contre le communisme dès la fin de la guerre 810 . Il vient le 15 mars 1948 discuter sur ce sujet avec Maurice Merleau-Ponty et Raymond Aron. Il vient également à la SIC 1951 et y souligne les limites d’un espoir strictement temporel tout en critiquant la position barthienne insuffisamment sévère à l’égard du communisme. Mais l’équipe fait également appel à des hommes plus engagés comme Jacques Madaule qui soutient l’idée d’un compagnonnage avec les communistes et le pratique lui-même alors qu’il est maire d’Issy-les-Moulineaux au début des années 1950 ; ou de Jean-Marie Domenach qui jusqu’en 1949 est proche du communisme puis s’en détache après son voyage en Yougoslavie titiste. Certes le CCIF fait fortement appel à Stanislas Fumet, un anticommuniste de premier ordre, mais lorsqu’il est invité, celui-ci ne l’est jamais pour des questions politiques. Quant à André Malraux et Claude Mauriac (invité une fois pour Claude Mauriac, trois fois pour l’auteur de L’Espoir), ils le sont pour leurs compétences littéraires et non pour leurs positions anticommunistes qu’ils formulent dans L’esprit de la liberté 811 . Le refus du communisme reste certes incontestable de la part de l’équipe du "61"comme le révèle la place accordée à Raymond Aron, le plus fidèle parmi les agnostiques. En 1955, il rend compte de son ouvrage L’opium des intellectuels qui polémique sur l’engagement des intellectuels au service du communisme 812 mais l’équipe du "61" se refuse pour autant à enfermer dans une boite noire l’idéologie de gauche.

Le Centre participe donc à la culture de la guerre froide mais pas de manière unilatérale : il ne subit pas le phénomène de la bipolarisation et se refuse à tout américanisme. Il n’y a même aucune fascination pour le modèle américain qui reste un thème bien étranger à la problématique du Centre (seulement trois débats en ces années sont organisés sur les États-Unis : deux sur la vie religieuse, le dernier sur la formation intellectuelle scientifique 813 ). L’intérêt que porte le "61" à la construction européenne souligne au contraire la volonté de dépasser le clivage est-ouest pour s’intéresser à d’autres projets politiques.

Notes
801.

Titre d’une séance de la SIC 1955.

802.

Le 25 avril 1955 avec Étienne Borne, Jean de Fabrègues, Edmond Michelet et Georges Suffert.

803.

"Trois semaines en Yougoslavie titiste", le 13 mars 1950, avec Jean Baboulène, Jean-Marie Domenach et Henri Quéffelec. "Mon voyage en URSS", conférence de Jacques Madaule, 3 novembre 1952. IL faut y ajouter le bref exposé de Waldemer Gurian à la SIC 1950 sur le marxisme russe, compte-rendu, p. 79-81.

804.

L’un, le 19 février 1951 qui est présenté, là encore, comme une séance d’information avec les pères Maître et Rétif et l’abbé Houang ; le second, le 23 avril 1956 : "Chances et risques de l’expérience chinoise" avec Tibor Mende, l’abbé Sohier, l’abbé Duperray et Edmond Michelet. Aucun de ces débats n’a laissé de traces.

805.

"Notes sur la liberté dans le marxisme" dans RD 18, janvier 1952, p. 34-38.

806.

RD 18, janvier 1952, p. 59-66. Pour l’article de l’abbé Brien : "Aveuglement et clairvoyance aux réalités spirituelles", p. 47-54.

807.

"Marxisme et intériorité", dans RD 7, avril 1954, p. 87-106.

808.

Lettre de récrimination de l’abbé Despont à Henri Bédarida, 11 avril 1956, 2 p., carton 36 n19, AEBO.

809.

RD 15, mai 1956, 184 p.

810.

France, prends garde de perdre ta liberté, publié en 1945.

811.

Cette revue a été fondée en février 1949 par André Malraux. Voir à ce sujet : "Les intellectuels français au temps de la guerre froide : entre communisme et gaullisme ?", de Jean-François Sirinelli, dans Cinquante ans d’une passion française, De Gaulle et les communistes, op. cit., p. 257-268.

812.

Voir Nicolas Rousselier, "Raymond Aron", dans Dictionnaires des intellectuels, op. cit., p. 85-87.

813.

"Le catholicisme aux États-Unis", conférence du père Ong, 12 janvier 1953 ; "Le catholicisme aux États-Unis, au Canada et au Mexique", conférence du père Maydieu, 8 juin 1954 ; "Science et formation intellectuelle aux États-Unis", conférence du père Dubarle, 6 mai 1954.