3. Les autres engagements dans la cité

a) Au-delà de la guerre froide : l’Europe ?

Alors que l’Allemagne était encore en ces années 1940 une "res nullius" 814 , la première Semaine des intellectuels catholiques avait invité au rapprochement franco-allemand. Le père Jean du Rivau, Romano Guardini, Robert d’Harcourt, le cardinal Saliège avaient appelé à la reconstruction spirituelle de l’Europe et à une fraternisation avec le peuple allemand. Le thème reste par la suite privilégié avec quatre débats, un colloque et un cahier. L’importance que l’équipe donne à cette question est d’autant plus remarquable que celle-ci constitue dans l’opinion française un thème marginal entre 1944 et 1966 815 . A l’inverse de la société française, le CCIF entend donc suivre pas à pas la construction européenne : projet de la CED et son échec en 1954, Euratom et marché commun en 1957. Entre ces deux dates se multiplient les réflexions du CCIF … et les interventions pontificales sur le sujet 816 .

Un colloque privé sur "L’idée européenne", réunit le 23 février 1954, Charles Blondel, l’abbé Colin, Maurice de Gandillac, le père Le Blond, Gabriel Marcel, Mollat, G. Morisot, Roger Pons, B. Roussel, Clémence Ramnoux, Henri Rollet, Jean Wahl 817 . Rien ne transparaît de cet échange de vu, mais nul doute que ce soit sur l’initiative de Borne que cette réunion s’organise au moment où la crise de la CED est à son paroxysme (le projet est rejeté en août 1954). Un an après, un débat présente l’ouvrage de l’économiste François Perroux, L’Europe sans rivages en la présence de l’auteur, de Maurice Byé et d’Émile Coornaert 818 . Six mois après la parution de ce livre qui avait été surtout utilisé par les adversaires de la CED, le CCIF souhaite donner la parole à celui qui a incarné le refus de la Communauté européenne des Six 819 . Il est confronté à la réaction de Maurice Byé, favorable à cette construction.

La seconde vague de réflexions se met en place au moment où sont signés les traités de Rome et d’EURATOM dont l’entrée en vigueur se fait en janvier 1958. Un débat est organisé sur la question du droit social en Europe 820 et surtout un cahier est prévu pour juin 1957. Il est finalement publié avec six mois de retard. Il rassemble des spécialistes économiques comme François Perroux ; des politiques comme les MRP Robert Schuman, Léo Hamon et Jacques Mallet ; des intellectuels comme l’historien lyonnais Joseph Hours, auteur du fameux article de 1950 sur une "Europe vaticane" 821 ou le Suisse Denis de Rougemont, directeur du Centre européen de la culture depuis sa fondation ; des fonctionnaires qui travaillent pour la CECA comme Jacques Rabier, principal organisateur du cahier 822 ou Pierre Uri 823 . La diversité des rédacteurs rend compte de l’objectif du CCIF : proposer des regards différents sur la construction européenne, en présentant les différents axes de construction (CECA, Euratom, culture), en distinguant les arguments en faveur et en défaveur de la construction. L’ensemble est complété par un solide sondage d’opinions d’Alain Girard sur l’Union de l’Europe et de deux plaidoyers, l’un de Robert Schuman, européaniste convaincu et d’un second de Léo Hamon, hostile au projet européen et exclu du MRP en septembre 1954 pour cette position 824 . Même si le dossier laisse à chaque lecteur le mot de la fin (le secrétaire général, Étienne Borne s’est interdit d’écrire dans ce numéro 825 ) l’ensemble penche pour une construction européenne dynamique.

L’équipe du "61" se trouve donc au cœur d’une nébuleuse catholique spécifique puisque l’Europe en ces années intéresse trois secteurs de l’opinion catholique : le MRP, les mouvements de jeunesse et le courant composite qui gravite autour de ‘"la tradition du rapprochement franco-allemand"’ ‘ 826 ’. Dans ce dernier courant, ce sont à la fois les héritiers de Marc Sangnier et les organisateurs du Bureau international de liaison et de documentation fondé par le père du Rivau qui sont présents. Il paraît donc naturel que le Centre donne une telleimportance à la construction européenne : tous ces courants sont proches des animateurs  : le MRP via Étienne Borne, l’héritage Marc Sangnier et le Sillon via Henri Bédarida et enfin la revue Dokumente que l’équipe reçoit depuis sa fondation. Comme Raymond Aron, les intellectuels du CCIF ont été, pour reprendre l’expression aronienne, les grognards du mouvement européen, commençant‘" (…) au lendemain de la guerre, à travailler d’abord pour le rapprochement de la France et de l’Allemagne, ensuite pour l’unité de l’Europe."’ ‘ 827

Si l’Europe reste plutôt un thème privilégié par la droite et le centre droit, si la "vieille maison", en constant déclin dans la décennie 1950, n’intéresse pas l’équipe du "61", elle ne dédaigne pas pour autant toutes les expériences politiques de gauche. C’est ainsi que le mendésisme trouve une certaine place dans ses débats.

Notes
814.

"En avril 1948, l’Allemagne est "encore une "res nullius" aux mains des quatre puissances. Et le vrai tournant de la politique allemande ne sera annoncé que deux mois plus tard, le 7 juin 1948 : c’est alors l’annonce du projet anglo-américain de convocation d’une Assemblée constituante élue dans les trois zones d’occupation occidentale, projet qui rompt avec la politique de guerre pour conduire à la naissance de la RFA", Odile Rudelle dans "Le rôle du retour du général de Gaulle", dans Le MRP et la construction européenne, sous la direction de Serge Berstein, Jean-Marie Mayeur et Pierre Milza, Complexe, coll. "Questions au XXè Siècle", 1993, p. 296.

815.

Yvon Tranvouez, "Europe, chrétienté et catholiques français. Débats en marge du MRP", dans Le MRP et la construction européenne, op. cit, p. 88.

816.

Voir l’article "Europe" d’Andrea Riccardi, Dictionnaire de la papauté, op. cit.

817.

La liste est loin d’être complète mais n’a pu être entièrement dressée. Le minutier 1954 a en grande partie disparu.

818.

Ouvrage paru en mai 1954 aux PUF, débat le 24 janvier 1955, RD 11, mai 1955, p. 152-172.

819.

Pour cet événement voir Le MRP et la construction européenne, op. cit..

820.

"Est-il trop tard pour faire l’Europe ?" 29 janvier 1957, Robert Schuman et J. Désy, RD 22, 20 mars 1957.

821.

Article paru dans La Vie intellectuelle en octobre 1950, voir Yvon Tranvouez, art. cit., p. 91 et sequentes.

822.

Il est directeur du service d’information à Bruxelles.

823.

Il appartient à la Haute autorité de la CECA.

824.

Ce texte est en fait la lettre que Léon Hamon envoya à Étienne Borne en réponse à la demande de participation au cahier.

825.

"Quant à ce dernier (il s’agit de Borne), dont on connaît les convictions européennes, souvent exprimées ailleurs, il s’est volontairement abstenu comme Secrétaire Général du CCIF d’intervenir dans ce cahier", "Positions" dans RD 22, p. 219.

826.

Yvon Tranvouez, art. cit., p. 90. Sur cette question des intellectuels touchés par "l’aventure européenne" voir l’article de Robert Frank, "L’aventure européenne", dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, septembre 1998, p. 89 et sequentes.

827.

Citation de Raymond Aron reprise par Robert Frank, dans "L’aventure européenne", art. cit., p. 96.