b) Entre démocratie chrétienne et mendésisme

La cause là encore paraît entendue : Henri Bédarida et Étienne Borne étant des démocrates-chrétiens convaincus, le CCIF devrait être la caisse de diffusion de cette expression politique qui au fil des ans se déchire. La réalité est plus complexe. Certes, parmi les hommes politiques qui viennent au "61", une bonne place est faite au gaullisme : Edmond Michelet vient plus de six fois au Centre en ces années. Ce proche ami d’Étienne Borne avait d’abord participé à la fondation du MRP puis l’avait quitté pour rejoindre le parti gaulliste. Edmond Michelet est de ceux sur lesquels le CCIF peut compter. D’autres hommes politiques catholiques viennent également mais leur présence est plus discrète : le gaulliste Maurice Schumann (deux interventions), le MRP Robert Schuman (trois interventions). Plus à gauche se trouvent Robert Buron qui quitte le MRP pour le parti radical puis pour le socialisme (deux interventions), Robert Delavignette spécialiste des affaires coloniales et économiques (quatre interventions) 828 , ou encore le protestant socialiste André Philip (deux interventions) 829 .

Le CCIF n’est donc jamais devenu le porte-parole du MRP et ce grâce à la claire dissociation qu’a su faire Étienne Borne de ses deux engagements. Celui-ci, conscient de la défiance de la plupart des intellectuels catholiques de la IVè République pour le MRP, fonde d’ailleurs, en février 1957, France-Forum une revue politique capable d’y pallier 830 .

Le socialisme comme voie politique pour la cité est peu analysé si ce n’est lors du débat important consacré au livre de Jeanne Hersch (Idéologies et réalités) sur la compatibilité du socialisme et de la démocratie avec Étienne Borne, Jean de Fabrègues, Pierre Joulia et André Philip 831 . C’est donc davantage l’expérience mendésiste qui retient l’attention, certainement parce que Pierre Mendès France a su, en quelques mois de gouvernement, mettre en place une nouvelle pratique politique et rallier une partie de l’élite intellectuelle catholique 832 . François Mauriac, Robert Barrat, Robert Buron, Louis Aujoulat ou Eugène Claudius-Petit sont de ceux-là. Le CCIF noue les premiers contacts en 1954 lors de la mise en place du cahier sur la jeunesse. C’est Robert Barrat qui invite Pierre Mendès France à donner un article sur la jeunesse et la nation 833  :

‘"Je n’insiste pas sur l’importance que pourrait avoir pour nous votre collaboration à ce numéro puisque, que vous le vouliez ou non, vous êtes devenu le symbole des espoirs que les jeunes français portent en leur pays"’ ‘ 834 ’ précise ainsi Robert Barrat mais sans succès.

Quelques mois plus tard, le 25 novembre 1954, le Centre organise un débat avec Jean Baboulène, Étienne Borne, Jean-Marie Domenach, Jean de Fabrègues et Georges Hourdin sur "Les catholiques et Pierre Mendès France" 835 . Le débat, s’il n’est pas sans critique, n’est pas pour autant négatif 836 . Le départ de Robert Barrat en ce début d’année 1954 et l’arrivée d’Étienne Borne n’interrompt pas le mouvement de sympathie. Pourtant, à l’extérieur du CCIF, les tensions sont très vives depuis que le MRP a fait tomber le gouvernement Mendès France. Entre François Mauriac et Étienne Borne, c’est l’affrontement 837 . Le différend est né d’un article rédigé en juin 1954 par le journaliste Georges Suffert sur le congrès du MRP 838 . Dans cette affaire pénible, le CCIF subit l’éclatement du groupe catholique sur lequel il s’appuie alors qu’au même moment le Magistère romain durcit ses positions vis-à-vis des prêtres-ouvriers 839 . L’abbé Berrar tente alors de jouer un rôle de modérateur tant auprès de Borne 840 que de Mauriac. Mais le romancier reste très critique et s’en explique :

‘"C’est moi mon Père, qui suis scandalisé - et que vous scandalisez. Je vous ai vu essayer de tordre ces textes affreux de BORNE pour leur faire dire le contraire de ce qu’ils disent et vous voulez me persuader que je porte atteinte à la charité, alors que je n’ai pas attaqué Borne et que j’étais résolu à le ménager, et que je le ménage encore et lui tends la main à la fin de mon article ! C’est lui, je crois l’avoir montré ce matin, qui est l’assaillant et dans la Revue de ces dominicains pour lesquels je me suis battu et compromis, vous en êtes témoins (sic). S’il ne s’agissait que de moi je n’aurais pas répondu : je ne réponds presque jamais aux attaques qui me visent seul et qui sont quotidiennes. Mais ici il s’agit d’un homme C A L O M N I E (sic). Et les amis et les chefs de Borne sont au moment d’abattre M. FR. (sic) avant qu’il ait réglé le sort de la Tunisie et du Maroc - et c’est à mes yeux un immense malheur." 841

La querelle finalement s’apaise peu à peu entre les deux hommes bien que leurs convictions politiques restent autant éloignées l’une de l’autre : François Mauriac accepte de parler à la SIC 1954 puis à celle de 1955. Le courant mendésiste reste présent comme le souligne cette lettre de Lionel Assouad, secrétaire général adjoint du CCIF, à Robert Barrat en 1957 :

‘"J’ai mis l’autre jour un mot à Viansson-Ponté pour qu’il annonce la Semaine dans l’Express, ce qui a d’ailleurs été fait. Pourriez-vous lui demander s’il ne pourrait à l’instar des autres grands journaux faire passer chaque jour un compte rendu ? La chose nous serait utile mais il est possible aussi qu’elle ne desserve pas Mendès France vis-à-vis des électeurs catholiques." 842

Fidèle à sa vocation de dialogue, le CCIF ne cessera pas d’inviter des personnalités proches du mendésisme comme Georges Suffert (qui vient en cette période plus de six fois) ou Eugène Claudius-Petit, ancien UDSR. La nomination d’Étienne Borne comme secrétaire général du CCIF n’a donc pas arrêté l’intérêt porté à ce nouveau courant politique. Le cahier "Politique et Religion, publié en 1959, le confirme. Un an après le numéro d’Esprit sur la même question, le CCIF se place dans une logique d’appréciation du pluralisme politique ; il tente de dépasser tout esprit de polémique pour inviter des politologues et des témoins à exposer les différents courants et à établir des chemins transversaux. L’éventail est large : des tenants de la droite conservatrice aux progressistes en passant par ceux qui constituent le noyau de la nouvelle gauche : Jean de Fabrègues, Jacques Mallet, Pierre Ayçoberry ou Jacques Chatagner 843 . L’équipe réussit, une fois encore, à rassembler autour d’elle des personnes aux cheminements divers comme le souligne la Revue française de science politique 844 .

L’engagement des intellectuels catholiques du "61" a donc été un engagement théorique et pratique. Certes, ils ont rarement choisi de participer à des manifestes, mais l’ont fait lorsque l’actualité l’exigeait. Quant à la réflexion théorique sur la vie politique, elle s’est faite avec le souci permanent de donner la parole à des chrétiens qui suivaient des chemins politiques divers soulignant ainsi que c’est dans le dialogue et l’échange que pouvaient se dégager de nouvelles voies. Si durant ces années 1952-1957, le CCIF s’investit davantage dans les questions temporelles et dans une vulgarisation des grandes questions culturelles, il n’en a pas oublié sa vocation première fondée sur la mise en place d’une foi vivante interrogée par les questions des incroyants et par les nouvelles approches scientifiques. Cette ouverture à l’altérité conduit le Magistère romain à s’inquiéter de certaines initiatives du Centre, et ce, dès 1952.

Notes
828.

Émile Poulat situe Robert Delavignette entre les démocrates-chrétiens et les progressistes dans cette terre socialiste et chrétienne, voir Une Église ébranlée. Changement, conflit et continuité de Pie XII à Jean-Paul II, Tournai, Casterman, "Religion et sociétés", 1980, p. 76.

829.

André Philip est né en 1902, il adhère à la SFIO en 1920, en est exclu en 1958.

830.

Parmi les faiblesses du MRP, Jean-Marie Mayeur note l’absence d’un foyer de réflexion et de recherche intellectuelle. Voir à ce sujet Des Partis catholiques à la démocratie chrétienne, A. Colin, coll. "U", 1980, p. 170. Voir également l’article "France-Forum" de Denis Pelletier dans Dictionnaire des intellectuels, op. cit., p. 510-511.

831.

15 janvier 1957, débat publié dans RD 20, septembre 1957, p. 167-194.

832.

Les intellectuels mendésistes sont issus de la génération née vers 1935 précise François Bédarida dans son article "Un homme, un style", dans Mendès France et le mendésisme, op. cit., p. 18.

833.

La France va-t-elle perdre sa jeunesse, RD 8, juillet 1954. La lettre de Robert Barrat date du 9 janvier 1954. Quelques mois plus tard, les responsables de mouvements de jeunesse en appellent directement à Mendès France dans une lettre publiée dans L’Express, le 3 octobre 1954, dans laquelle ils demandent une politique de la jeunesse. Voir à ce sujet Étienne Fouilloux, "Les catholiques mendésistes, 1953-1956", dans Mendès France et le mendésisme, op. cit, p. 73.

834.

Idem, p. 77.

835.

Esprit en octobre 1954 titre "Mendès, les catholiques et la politique", article de Jean-Marie Domenach.

836.

Étienne Fouilloux, "Les catholiques mendésistes", art. cit., p. 76-77.

837.

Voir l’article de Danielle Zéraffa, "Le mouvement républicain populaire et le gouvernement de Mendès France : une occasion manquée", dans Mendès France et le mendésisme, op. cit., p. 121-137.

838.

Le jeune journaliste dénonçait le conservatisme de certains membres du MRP et concluait sur un congrès décevant.

839.

Voir infra.

840.

Confirmation dans la lettre de Georges Suffert du 15 juin 1954, 2 p., carton 12 n31, AEBO.

841.

Lettre envoyée à l’abbé Berrar non datée mais certainement de juillet 1954, 1 p. AEBE.

842.

10 novembre 1957, p. 1, ARMA.

843.

Les autres intervenants sont Étienne Borne, Jean Conilh, Marie-Louise Ciamin, Bernard Formery, Lucien Guissard, l’abbé Mossan, Marcel Prélot et Daniel Villey.

844.

Revue française de science politique, mars 1960 : "(…) intéressantes précisions sur la notion de pluralisme".